Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, les autorités russes infligent aux prisonnier.es de guerre ukrainien·nes et aux captifs civil·es des traitements inhumains allant jusqu’à des actes de torture en détention. S’affranchissant des lois internationales, elles commettent des exactions qui s’apparentent à des crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Enquête.
Le nombre exact de prisonnier·es reste inconnu, mais il est probable que des milliers d'Ukrainien·nes, militaires et civil·es, soient actuellement retenus en captivité en Russie et en Ukraine occupée.
Pendant ce temps, des dizaines de milliers d’autres sont portés disparus, leurs familles laissées dans l’angoisse et le silence.
Notre rapport ‘Un silence assourdissant : Des Ukrainiens détenus au secret, disparus de force et torturés dans les geôles russes’Un silence assourdissant : Des Ukrainiens détenus au secret, disparus de force et torturés dans les geôles russes’ révèle le quotidien de ces prisonnier·es : conditions de détention inhumaines, actes de torture, privation de soins médicaux.
Une stratégie de la terreur perpétrée en toute impunité.
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Comment avons-nous enquêté ?
Cette enquête se concentre sur les violations des droits humains à l’encontre des prisonnier·es de guerre ukrainien·nes, mais inclut également les civil·es et les personnes disparues.
Pour la mener à bien, nous avons consulté des expert·es, des ONG et des publications officielles.
Entre janvier et novembre 2024, nous avons également interrogé 104 personnes en Ukraine :
Cinq anciens prisonniers de guerre ukrainiens,
Les membres des familles de 38 prisonniers de guerre,
Les membres des familles de 23 Ukrainiens « portés disparus dans des circonstances spéciales »,
28 civil·es anciennement détenus et leurs familles,
10 prisonniers de guerre russes actuellement détenus en Ukraine.
Un recours systématique à la torture et autres mauvais traitements
Dès leur arrivée en prison, le cauchemar commence pour les prisonnier·es de guerre ukrainienn·es.
Des cellules sans eau courante, infestées de souris, dans lesquelles les prisonniers dorment à même le sol. À ces conditions de détention déplorables s’ajoutent des actes de torture systématiques.
Battu·es dans les espaces de détention : le quotidien des prisonnier·es de guerre
Soumis à des chocs électriques, à des brûlures ou à des violences sexuelles, les prisonnier·es sont totalement à la merci de leurs geôliers russes.
À Olenivka, ils ont battu les garçons devant nous, les ont forcés à s'asseoir sur une bouteille. Ils les ont tourmentés d'une manière que nous pouvions tous voir et entendre.
Olesia Melnychenko, ancienne prisonnière de guerre
Selon les témoignages recueillis, les tortures sont commises ouvertement et en toute impunité par de hauts responsables ou d’autres employés du centre de détention.
Les gardes qui refusent d’y participer sont remplacés.

Dmytro Kyhym, un prisonnier de guerre de retour au pays, a déclaré à Amnesty International que les prisonniers de guerre et les détenus civils étaient régulièrement battus. Il évoque le cas d'un civil battu à mort par ses geôliers. © Oleksandr Khomenko/Amnesty International
Privé·es de soins médicaux malgré de graves blessures
D’une violence inouïe, ces tortures ont entraînées la mort de plusieurs détenu·es, faute d’avoir reçu les soins médicaux adéquats.
Ils ont commencé à me torturer tout de suite. Ils m'ont frappé à coups de pistolets paralysants, ces matraques spéciales, c'était très douloureux. J'ai vu que des gars commençaient à mourir après ça. Leur cœur ne le supportait plus.
Volodymyr Shevchenko, un ancien prisonnier de guerre qui a passé plus de deux ans en captivité en Russie.
Sollicitant des soins médicaux, certains détenu·es se sont vu infliger des chocs électriques par le docteur en charge de les soigner.
Cette absence d'assistance médicale, constatée par la Commission internationale indépendante d'enquête sur l'Ukraine (IICIU), est systématique.
Même les conflits sont régis par des lois : le droit de la guerre
Les Convention de Genève fixent des normes minimales pour assurer la protection des personnes détenues dans le cadre d’un conflit et prévenir les crimes de guerre.
Elles imposent aux autorités de garantir :
✅ La correspondance entre les détenus et leurs familles
✅ L'accès des organisations humanitaires aux centres de détention
✅ Le rapatriement des prisonnier·es de guerre gravement malades et blessés.
Selon notre rapport, les autorités russes violent ces normes minimales :
❌ 56% des détenu·es interrogé·es ont déclaré n’avoir eu aucun contact avec leurs proches pendant leur détention
❌ L’accès aux centres de détention a été systématiquement refusé aux organisations humanitaires
❌ Plusieurs anciens détenu·es gravement blessé·es n’ont reçu aucun soin médical, d’autres une simple solution antiseptique
Disparitions forcées : les familles condamnées à rester dans l’ignorance
Où sont leurs proches disparus ? Sont-ils encore en vie ou mort en détention ?
Des dizaines de milliers d'Ukrainien·nes sont considérés comme « disparus dans des circonstances spéciales » par les autorités ukrainiennes.
Pendant des mois voire des années, des milliers de familles restent dans l’angoisse, sans nouvelle de leurs proches disparus.
Une stratégie bien connue des autorités russes.
Depuis longtemps, elles utilisent les arrestations arbitraires, la torture et les disparitions forcées comme outils d’intimidation contre la population civile dans les régions qu'elle contrôle. Depuis le début de l’invasion en 2022, le nombre de ces disparitions, considérées comme des crimes contre l’humanité, a considérablement augmenté.

Olesia Bezruk, photographiée ici chez elle, est l'une des rares familles de prisonniers de guerre à avoir reçu une lettre. L'un de ses fils a été fait prisonnier et l'autre est porté disparu, présumé mort. Elle a expliqué à Amnesty International à quel point les lettres de son fils étaient importantes pour elle, les décrivant comme de « petits musées de la mémoire ». © Oleksandr Khomenko/Amnesty International
Détenu·es dans des lieux secrets
Dans de nombreux cas, les familles ignorent où leurs proches sont détenus. Scrutant les vidéos postées par les soldats russes sur Telegram ou dans les médias, leur seul espoir repose souvent sur les témoignages d’anciens co-détenus.
Nous vivons avec l'espoir d'un ‘et si...’. Nous avons eu la possibilité de quitter l'Ukraine, mais nous ne voulons pas partir. Si je pars, que se passera-t-il si mon enfant revient ? Et s'il réapparaît ? Où cherchera-t-il sa mère ? Alors nous nous asseyons, nous attendons, nous espérons, au cas où il réapparaîtrait.
Olha, dont le fils a disparu en août 2015 alors qu'il servait dans l'armée ukrainienne.
Sans nouvelle de son mari Volodymyr, Khrystyna Makarchuk, l’a aperçu sur la chaîne de télévision russe NTV, dans le cadre d’un reportage où il décrivait les circonstances de sa détention.
Grâce à un prisonnier de guerre de retour au pays qui connaissait personnellement Volodymyr, Khrystyna et sa famille ont eu la confirmation qu'il était en captivité. Il leur a également indiqué le lieu où il était détenu et la date à laquelle il y était arrivé.
Malgré tout cela, la Russie n'a toujours pas confirmé la détention de Volodymyr.
Ces détentions au secret sont contraires au droit international et exacerbent le risque de torture, mauvais traitements et d’homicides illégaux subis par les prisonniers de guerre et captifs civil·es, en toute impunité.

Olesia Melnychenko et son fils, photographiés à Kiev après son retour de captivité en Russie. Pendant son internement, ses geôliers lui ont dit qu'elle n'avait pas le droit de correspondre avec sa famille, ce qui constitue une violation flagrante des Conventions de Genève. © Oleksandr Khomenko/Amnesty International
Des civil·es privé·es de leurs libertés
En septembre 2022, la Russie a annoncé qu'elle annexait les territoires qu'elle occupait alors, ainsi que certains territoires qu'elle ne contrôlait pas. À la suite de cette annonce, les autorités ont imposé en bloc les lois russes sur ces territoires et appliqué leurs pratiques de maintien de l'ordre et leurs procédures de justice pénale à la population civile.
Bien que notre enquête se concentre principalement sur les prisonnier·es de guerre, nous avons constaté que les civil·es représentent une grande partie des personnes dont on pense qu’elles sont victimes de disparitions forcées.
La détention au secret systémique par la Russie de prisonnier·es de guerre et de civil·e·s ukrainiens témoigne d’une politique délibérée visant à les déshumaniser et à les réduire au silence, plongeant leurs familles dans l’angoisse, dans l’attente de nouvelles de leurs proches.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International.
L’usage systématique de la torture et des disparitions forcées par la Russie contre les Ukrainien.es, militaires et civil·es, témoigne d’une politique de répression brutale.

Des familles et des sympathisants de prisonniers de guerre détenus à Mariupol manifestent à Kiev pour demander le retour de leurs proches. Sur la pancarte brandie (au centre), on peut lire : « Nous vous attendons à la maison. ». © Oleksandr Khomenko/Amnesty International
Face à ces crimes de guerre et crimes contre l’humanité, la communauté internationale doit agir, exiger justice et garantir que les responsables rendent des comptes.
Nos demandes
À la Russie :
Mettre fin à la guerre contre l’Ukraine, à la torture, aux exécutions et disparitions forcées, et poursuivre les responsables
Respecter les droits des prisonnier·es de guerre
Autoriser l’accès aux organisations humanitaires et judiciaires : Coopérer avec la CPI, le CICR et les instances de l’ONU
Cesser de poursuivre les soldats ukrainiens pour leur participation aux combats et libérer les civil·es détenu·es arbitrairement
Restituer les corps des prisonnier·es décédé·es et enquêter sur les causes de leur mort
À l’Ukraine :
Rapatrier les prisonnier·es gravement malades ou blessé·es
Associer les familles des disparus aux recherches et aux décisions
Aux autres États :
Garantir justice et réparation aux victimes
Soutenir les poursuites contre les criminels de guerre
Rechercher et juger les responsables de crimes graves
Lire aussi : le résumé du rapport en français
Lire aussi : le rapport dans son intégralité en version anglaise