Depuis vingt ans, le photographe Guillaume Herbaut est habité par l'Ukraine. Depuis vingt ans, il la raconte en images. Lauréat du World Press Photo 2022 dans la catégorie "Long term project" pour son travail en Ukraine, il réunit aujourd'hui toutes ses images dans "Ukraine, Terre Désirée", publié aux éditions Textuel, avec le soutien d'Amnesty International. Rencontre avec un photographe du temps long, qui nous fait remonter aux racines d'un conflit, et nous montre un peuple qui lutte pour retrouver son identité et son indépendance.
« Enfant de la guerre froide, j’ai été élevé avec deux blocs, avec la peur de l’empire soviétique, la peur de la guerre atomique et l'impossibilité d'aller librement de l’autre côté. J’avais 17 ans quand le mur est tombé. Je n’avais qu’une envie : aller de l’autre côté.
En 2001, je me suis rendu à Tchernobyl. J’ai découvert l’Ukraine et j'en suis tombé amoureux. Les couleurs et les paysages me rappelaient ceux de mon enfance. J'ai grandi en banlieue parisienne, entouré de friches industrielles. Je me suis rendu compte il y a peu qu'en allant en Ukraine, c'était les territoires de mon enfance que je photographiais. J'y suis retourné chaque année, trois à quatre fois par an. Et rapidement, je me suis intéressé à la politique, en parallèle de mon travail sur Tchernobyl que j’ai poursuivi jusqu’à aujourd’hui.
Tout est allé très vite. En 2001, on était encore dans les vestiges de l’empire soviétique. En 2004, il y avait déjà une volonté d’ouverture, en particulier vers l’Europe. Lorsque la "Révolution orange" a éclaté, j'ai compris qu'il se passait quelque chose d'important. À Kiev, j'ai rencontré les "oranges", les pro-européens, qui luttaient pour plus de démocratie. Puis je suis allé voir de "l'autre côté", dans le Donbass, à Donetsk, pour rencontrer les "bleus" (les "anti-oranges") qui allaient devenir les futurs séparatistes. Les tensions étaient déjà très fortes. À l’époque on caricaturait : "l’Ukraine coupée en deux", "l’Ukraine de l’Ouest et l’Ukraine de l’Est", "les oranges et les bleus", etc. En Crimée, en 2008, la présence des russes dans les ports était source d'inquiétude, et les pro-russes affichaient déjà leur volonté de quitter l'Ukraine et d'être rattachés à la Russie. Finalement, à la fin de la première partie de mon travail en Ukraine, j’avais les pièces d’un puzzle qui allait donner Maïdan, l’annexion de la Crimée, puis la guerre dans le Donbass.
Peu à peu, j'assistais au retour d'une nation ; au retour d'une identité, avec par exemple le retour des cosaques, un des symboles de l'Ukraine qui avait complètement été écrasé pendant la période communiste ; au retour d'une mémoire, avec la création de L'Holodomor, lnstitut de mémoire nationale, sous l'impulsion du président Viktor Iouchtchenko.
On parle beaucoup du post-colonialisme. En fait, l’Ukraine lutte contre un colonialisme : celui de l’empire soviétique. Et l'histoire tissée par vingt années de reportages en Ukraine, c'est celle d’une lutte pour la liberté, d'une lutte pour l'indépendance. La Russie ressemble à un pays du XIXe siècle avec une armée du XXe siècle. L'Ukraine c'est tout l'inverse : c'est un pays ancré dans le XXIe siècle. Je les trouve ultra-modernes moi, les Ukrainiens. »
Guillaume Herbaut
© Guillaume Herbaut / Agence VU
Découvrez les histoires derrière ses images en Ukraine 👇
« Cette photo a été prise le 9 mai 2001, lors de mon premier voyage en Ukraine. Je revenais juste de Tchernobyl et c'était le jour de la célébration de la fin de la Grande Guerre - la seconde guerre mondiale. Cette statue représente la Mère-patrie ukrainienne. Dans ses mains, elle porte le glaive d’un côté et l’emblème du régime communiste, la faucille et le marteau, de l'autre. C’est un symbole de l'empire soviétique qui mesure 102 mètres de hauteur. À l'époque, ils avaient fait en sorte que la statue soit plus haute que tous les bâtiments religieux alentours. On trouve même un musée à l'intérieur. En 2001, avec l'influence russe en toile de fond, il n’y avait pas de remise en cause de ces choses-là. Aujourd'hui, il y a un débat pour savoir s'il faut la démembrer.
Là on est en 2013, dans un petit village. C’est un des premiers Lénine qui a été détruit au moment de la Révolution Maïdan. Ils représentaient véritablement le joug du pouvoir communiste. Dès le début de la Révolution Maïdan, les Lénine qui étaient présents dans le paysage ukrainien ont commencé à tomber. Par la suite, une loi interdira tout symbole communiste dans le pays, ouvrant des débats sur le devenir de ces sculptures : fallait-il les détruire ou les garder ? Et comment les garder ? Il y a eutune lutte générationnelle.
Pour les anciens, ces statues représentaient leur jeunesse, leur histoire : une vie tournée vers Lénine. Les détruire, c'était comme leur dire que leur vie n’avait eu aucun sens. Pour les jeunes, au contraire, il ne s'agit pas d'un effacement de l’histoire. Pour eux, ces symboles sont ceux d’un manque de liberté et d’ouverture. Ce sont des symboles dictatoriaux qu'ils ne veulent plus voir dans les rues.
Et plus récemment, à Borodyanka, à une heure de Kiev, dans une ville qui a été largement détruite par les forces russes, j'ai trouvé cette statue de Chevtchenko, le plus grand poète ukrainien, en plein centre, avec une balle dans la tête. C'est désormais l'une des sculptures majeures du pays, symbole de la culture ukrainienne. Depuis l'invasion, les forces russes essayent de détruire ces statues et remettent des statues de Lénine là où elles avaient disparues. Preuve que la lutte des mémoires se poursuit encore aujourd'hui, au coeur de la guerre. »
Crédit photos : Guillaume Herbaut / Agence VU
« Les premières manifestations ont éclaté en novembre 2013, suite au refus des accords commerciaux avec l’Europe par le président Viktor Ianoukovitch. Les jeunes étaient déçus. Ils voulaient plus d'ouverture, plus d'Europe et de liberté. Les premières manifestations ont été matées de manière très violente. La population s'est rebellée : elle a refusé qu’on tape sur les étudiants de cette manière et elle est sortie sur la place. Ce qui se jouait, c’était bien plus que des accords commerciaux. C'était l'expression d'une vraie volonté démocratique. En 2004, il y avait encore de l’espoir. Dix ans plus tard, il y avait de la fatalité. On sentait que ça allait dégénérer.
© Guillaume Herbaut / Agence VU
Sur cette image, on voit des étudiants. C’est la première fois qu’ils étaient confrontés à la police. Le soir même, il y a eu une bataille très forte qui a fait cinq morts parmi leurs rangs. Par la suite, ces jeunes se retrouveront sur le front du Donbass, engagés dans des bataillons, pour bloquer l’avancée des séparatistes soutenus par l’armée russe. Ils ont 20 ans à l'époque. Aujourd’hui, une nouvelle génération est au front. Ce donne l'impression qu'il y a une passation comme ça, de génération en génération, de cette idée de lutte pour la liberté. Chaque génération en Ukraine a fait sa révolution, a mené son combat. Je trouve ça magnifique. »
« Aujourd'hui, tout le monde semble étonné de la résistance des Ukrainiens par rapport à l'une des armées qu’on pensait être l’une des plus fortes du monde. Ce qu'on oublie, c'est que depuis 2014, il y avait la guerre dans leur pays. Des jeunes sont allés se battre dans le Donbass. Des gens ont vécu dans les tranchées. Ils ont connu ça.
Cette photo est importante pour moi, car elle symbolise bien cette expérience de la guerre. On est à Marioupol, dans une association patriotique ukrainienne. Il n’y avait plus d’équipement dans l’armée, alors les femmes et tous ceux qui n’étaient pas au front venaient aider, soit pour récupérer du matériel soit pour fabriquer du matériel. Ici, elles confectionnent un camouflage. C'est révélateur d'un savoir faire et des chaînes de solidarité qui se sont mises en place et que l'on retrouve encore aujourd'hui.
Certaines personnes ont l’impression que la guerre est arrivée d’un coup, avec l'invasion des russes en février dernier. Pourtant en janvier, j’étais encore sur les lignes de front en Ukraine, et elle était bien là, la guerre. Sur cette photo, on est dans l’imagerie de la guerre de 1914 avec ses champs de bataille et ses munitions à perte de vue. On voit des séparatistes après un combat dans le Donbass, faire le tri des armes et voir lesquelles pouvaient être réutilisées.
La guerre du Donbass qui a éclaté en 2014, s'est enlisée. Sur la ligne de front, des couples se sont formés. Ce couple, en photo, tenait la dernière position avant les séparatistes. Ils avaient fait leur petite chambre dans un bunker. Je crois que l'armée ukrainienne est une des seules armées au monde où il y a des rapprochements de couples sur la ligne de front. C’est assez unique !
Sur cette photo on ne voit rien. On voit simplement des petits bonhommes qui marchent dans la neige. C’était pourtant une des zones les plus dangereuses à l’époque. Ce jour-là, il y avait de la brume et on pouvait être en semi-sécurité. Je pensais alors que cette guerre allait durer trente ans et qu'elle allait rester oubliée jusqu'à ce qu'un jour, elle rééclate. Même à Kiev, des gens semblaient oublier qu’il y avait une guerre dans le Donbass...
Pourtant, chaque jour, des civils, qui se trouvaient sur la ligne de front, avaient peur de sortir de chez eux. Chaque fois qu'ils allaient chercher à manger ou qu'ils ramenaient leurs enfants de l'école, ils pouvaient être touchés par un éclat d’obus, de roquette, ou un tir de kalachnikov. L'Ukraine ne faisait plus l'actualité. Mais cette guerre en Europe me choquait. Je m’acharnais. J'y retournais chaque année, pour qu'on en parle.
Après l'invasion russe, je suis retourné en Ukraine. En mai et juin, j’ai passé trois semaines aux alentours de Kiev, dans des lieux où des crimes russes avaient été commis, à Boutcha, Irpin, puis à Kharkiv. Puis j'ai fini par faire un tour de l’Ukraine. J’ai revu les lieux que j’avais connu, détruits… »
Crédit photos : Guillaume Herbaut / Agence VU
Retrouvez le livre de Guillaume Herbaut, "Ukraine : terre désirée", publié aux éditions Textuel, avec le soutien d'Amnesty International.