En France, accéder à la justice pour les femmes victimes de violences sexuelles reste un véritable parcours de combattantes. Mais comment espérer obtenir justice quand il existe tant d’obstacles au dépôt de plainte ? Ces freins touchent de manière disproportionnée les femmes migrantes, transgenres et les travailleuses du sexe. Surexposées aux violences, elles hésitent néanmoins à franchir les portes d’un commissariat.
Partout dans le monde, les chiffres sur les violences envers les femmes sont sidérants. Malgré les progrès réalisés par les combats féministes et l’élan donné par le mouvement #MeToo, les violences sexuelles restent un fléau. Et trop rares sont les victimes qui osent porter plainte et ont accès à la justice.
Sources (de gauche à droite) : Vécu et ressenti en matière de sécurité (2022), L'Observatoire national des violences faites aux femmes, Enquête de victimation de l’INSEE, Cadre de vie et sécurité
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Pourquoi les victimes de violences sexuelles en France sont-elles si peu nombreuses à porter plainte et à obtenir justice ? Que se passe-t-il lorsqu'elles décident de pousser la porte d'un commissariat ou d'une gendarmerie ?
Pendant 9 mois, nous avons mené une enquête approfondie pour comprendre les obstacles et les difficultés qu'elles rencontrent. Et notamment en faisant la lumière sur la situation de femmes migrantes, trans ou travailleuses du sexe, qui rencontrent des obstacles supplémentaires et spécifiques alors qu'elles sont déjà surexposées aux violences sexuelles.
Notre rapport " ‘Rentrez chez vous, ça va passer...’ Porter plainte pour violences sexuelles : l'épreuve des femmes migrantes, transgenres et travailleuses du sexe en France” démontre que ces femmes sont victimes de nombreuses violations de leurs droits lors de leur dépôt de plainte.
Pour mener cette enquête, nous avons choisi de concentrer nos entretiens sur des professionnel·les travaillant ou militant au sein d’associations ou d’organisations communautaires qui accompagnent les victimes de violences sexuelles, plutôt que de solliciter directement les femmes victimes. Parmi les nombreuses personnes rencontrées, figuraient des assistantes sociales, responsables juridiques, avocates, directrices ainsi que des responsables d’associations locales en France métropolitaine, à la Réunion et en Guyane.
Afin de protéger les femmes victimes de violences sexuelles de nouvelles souffrances, nous avons respecté le choix des associations qui ont préféré ne pas surexposer les victimes. Nous nous sommes ainsi appuyés sur les témoignages recueillis par ces associations et leur analyse, qui nous ont permis de collecter des informations précieuses tout en préservant l’intégrité des personnes victimes.
Nous avons enquêté auprès de 18 associations et organisations locales qui accompagnent les femmes surexposées aux violences : FNCIDFF, Nous Toutes, Centre Hubertine Auclert, ASSFAD, En Avant Toutes, Djama Djigui, La Fédération Parapluie Rouge, le Strass, Cabiria, Jasmine, Acceptess-T, Comede, La Cimade, la Cimade de La Réunion, Utopia56, L’Arbre Fromager, Agav, Planning familial de La Réunion.
Les associations consultées sont des acteurs de terrain profondément engagés auprès des femmes en situation de vulnérabilité : leur expertise et leur proximité avec les réalités vécues par ces femmes nous ont permis de dresser un tableau fidèle et nuancé des obstacles au dépôt de plainte.
Quand le dépôt de plainte devient une nouvelle violence
Manque d’empathie, culpabilisation, voire accusation d’avoir agi de manière à mériter la violence... Lorsqu’elles décident de porter plainte, les femmes victimes de violences sexuelles ne se confrontent pas uniquement à leurs agresseurs, mais parfois à une nouvelle violence : celle exercée par les institutions policière ou judiciaire. C’est ce qu’on appelle la victimisation secondaire ou la double victimisation.
La recherche que nous avons menée et les témoignages collectés documentent les barrières et nouvelles violences auxquelles font face les femmes victimes de violences sexuelles, lors de leur dépôt de plainte. Cette victimisation secondaire entrave leur accès à la justice, et transforme les institutions, censées les protéger, en sources de traumatisme supplémentaire pour ces femmes. C’est une forme de continuation de la violence qu’elles ont pu subir.
Lola Schulmann
Chargée de plaidoyer Justice et Genre à Amnesty International
La victimisation secondaire est un concept juridique reconnu dans le droit international, notamment par la Convention d’Istanbul, convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Ce traité, que la France a ratifié, stipule que les États membres doivent prendre des mesures pour protéger les victimes tout au long de l’enquête et des procédures judiciaires afin d’éviter l'intimidation, les représailles et la re victimisation.
Les Nations unies, dans leur résolution sur l’élimination de la violence contre les femmes, pointent également du doigt le risque de victimisation secondaire. Elles soulignent la nécessité de protéger les victimes de violences pour éviter que les procédures judiciaires et administratives, destinées à assurer justice et réparation, n’engendrent pas de nouveaux traumatismes.
Certaines femmes surexposées aux violences sexuelles et souvent en situation de vulnérabilité, telles que les femmes transgenres, les travailleuses du sexe et les femmes migrantes, rencontrent des obstacles et parfois des violences supplémentaires lorsqu’elles portent plainte. Elles se retrouvent prises dans un système où la violence et la discrimination se superposent et s’alimentent.
👉 Un manque de formation des forces de police et gendarmerie
L’accueil des victimes dans les commissariats est aléatoire et peut s’avérer particulièrement difficile. Nous avons documenté plusieurs situations où les gendarmes et policiers faisaient preuve d’une mauvaise application des procédures légales comme l’orientation vers la main courante au lieu d’enregistrer la plainte et d’une méconnaissance des droits de ces personnes.
Ces manquements soulignent la nécessité d'une formation approfondie pour les policiers et gendarmes, afin qu'ils prennent mieux en compte les complexités des situations vécues par ces femmes et appliquent les lois de manière à respecter et protéger leurs droits.
👉 Le refus de plainte
Selon la loi, toute personne peut porter plainte, quel que soit son statut administratif (c’est-à-dire qu’elle soit en « situation régulière » ou non sur le territoire français). Toutefois, la réalité est souvent différente.
Alors même qu’elles venaient dénoncer des situations de violences sexuelles, certaines femmes en situation irrégulière ont reçu des obligations de quitter le territoire (OQTF). D’autres ont été placées en centre de rétention puis expulsées – en contradiction totale avec le droit national et international.
© Illustration par Sosso Biscotto
Parfois, les services de police orientent les victimes vers une main courante ou refusent tout simplement d'enregistrer la plainte. Une pratique pourtant interdite.
👉 L’échec à garantir l’interprétariat
La question de la barrière de la langue est aussi un frein important lors du dépôt de plainte. Dans de nombreux commissariats, notamment dans les territoires d’Outre-mer, l’absence d’interprète pour les langues moins répandues telles que le sranantongo ou le créole haïtien constitue un obstacle significatif. Ce défaut d’interprète a un effet dissuasif pour les femmes qui peuvent décider de renoncer à porter plainte, faute de pouvoir être comprise. L’accès à un·e interprète est pourtant un droit garanti pour toute personne ne maitrisant pas la langue française.
© Illustration par Sosso Biscotto
Quand les personnes viennent, forcément, il n’y a pas d’interprète dans leur langue, donc on leur donne un rendez-vous plus tard. Parfois, il n’y a toujours pas d’interprète au moment du rendez-vous […] On a eu des soucis dans certains commissariats, où on a demandé à certains des bénévoles, notamment russophones ou arabophones, de faire la traduction alors qu’ils ne sont pas assermentés.
Responsable des questions de genre et protections à l’association de défense des droits des étrangers à La Cimade
Un parcours de combattantes
Les femmes trans, migrantes et/ou travailleuses du sexe sont souvent confrontées à plusieurs formes de discriminations. Ceci les expose à des violences répétées, multiples et peut les éloigner davantage de la justice.
L'approche intersectionnelle pour comprendre les obstacles au dépôt de plainte
L’approche intersectionnelle permet d’analyser la manière dont plusieurs discriminations se croisent et se renforcent pour une même personne. Dans notre étude, il s’agit des discriminations liées au genre (femmes transgenres), au statut administratif (femmes migrantes) ou à la profession de travailleuse du sexe qui viennent souvent se cumuler pour une seule et même personne.
Ces femmes, surexposées aux violences sexuelles, se heurtent à des préjugés notamment lorsqu’elles veulent déposer une plainte. Par exemple, une femme migrante sans papiers, qui est également travailleuse du sexe, peut être stigmatisée en raison de sa situation administrative, son identité raciale et son activité. Ces préjugés peuvent affecter l'accueil qu'elle recevra au commissariat, où elle pourrait ne pas être prise au sérieux ou être confrontée à un refus de prendre sa plainte.
Ainsi, l’intersection de ces discriminations complique davantage leur parcours vers la justice.
En adoptant une approche intersectionnelle, nous pouvons mieux identifier les réponses inadaptées des institutions et exiger des solutions pour garantir que ces femmes puissent faire valoir leurs droits.
👉 Les femmes migrantes face au risque d’expulsion du territoire
Chiffres issus d’une étude publiée en septembre 2023 dans la revue scientifique The Lancet menée auprès de 273 femmes demandeuses d’asile à Marseille menée par le docteur Jérémy Khouani, médecin généraliste.
Les 19 associations rencontrées dans le cadre de notre enquête sont unanimes : les femmes migrantes sont les plus réticentes à porter plainte pour violences sexuelles. Elles sont non seulement victimes de stéréotypes racistes au sein des commissariats, mais elles craignent également des représailles en raison de leur statut migratoire. Une responsable juridique du STRASS (syndicat du travail sexuel) résume ainsi la situation : “Elles sont effrayées”.
Le refus de prendre en compte leur parole est également renforcé par le racisme et les préjugés.
Attention à toutes celles qui sont vénales, qui sont venues en France pour des raisons économiques et qui viennent maintenant nous dire que Monsieur serait violent
Propos rapporté d’un policier sur des cas de situations de femmes étrangères
Au-delà des stigmatisations, les femmes sans papiers font face à la menace directe – et illégale – de l’expulsion du territoire lorsqu’elles tentent de porter plainte. Certaines associations comme Acceptess-T ou la Cimade racontent comment des femmes en situation irrégulière, venues dénoncer des violences sexuelles, ont reçu des obligations de quitter le territoire (OQTF) ou ont même été placées en centre de rétention avant d’être expulsées.
Ces expulsions sont illégales au regard du droit national et international, qui permet à toute personne, quelle que soit sa situation administrative, de porter plainte pour des violences sexuelles.
👉 La stigmatisation des travailleuses du sexe et la négation de leurs droits
Par le terme “travailleur·se du sexe”, nous désignons des adultes de 18 ans et plus qui reçoivent de l’argent ou des biens en échange de services sexuels consentis, sur une base régulière ou ponctuelle.
Dans le monde entier, les travailleuses du sexe risquent constamment de subir des mauvais traitements. Elles sont surexposé.es aux violences et à la marginalisation en raison de la nature précaire de leur travail, des lois criminalisant le travail du sexe et des nombreux préjugés qui persistent à leur encontre.
En plus des violences physiques et sexuelles qu’elles subissent, les travailleuses du sexe se heurtent à des stéréotypes profondément ancrés dans les services de police, qui peuvent conduire à la négation de leur expérience de violence, voire à des refus de plainte.
© Illustration par Sosso Biscotto
Les travailleuses du sexe hésitent à dénoncer les abus qu'elles subissent, de crainte que leurs plaintes soient systématiquement minimisées ou rejetées. La criminalisation de l'achat de services sexuels en France renforce cet isolement, poussant les travailleuses du sexe à exercer dans des conditions clandestines et précaires, les exposant davantage aux violences.
Les associations comme Médecins du Monde dénoncent également les répercussions de la loi criminalisant le travail du sexe, qui pousse les travailleuses du sexe à prendre des risques, comme renoncer à l’utilisation du préservatif pour ne pas perdre de clients, ou encore à ne pas signaler les violences subies. Ces conséquences augmentent la vulnérabilité des femmes et limitent leur accès aux services de santé et de justice.
En France, la législation sur le travail du sexe, notamment la pénalisation des clients, contribue à la marginalisation des travailleuses du sexe, en limitant leur accès à la justice et en renforçant les stigmatisations. Nous recommandons la dépénalisation totale du travail du sexe, afin de permettre aux travailleuses du sexe d'exercer leurs droits et de les protéger contre les abus et les violences qu'elles subissent.
👉 Les femmes trans : victimes de transphobie et de préjugés dans les commissariats
Dans les commissariats ou gendarmeries, les femmes transgenres doivent souvent faire face à des préjugés profondément enracinés, allant jusqu’à des pratiques humiliantes comme le mégenrage, c’est-à-dire l’attribution d’un genre qui ne correspond pas à leur identité.
Lire aussi : Les droits des personnes transgenres
Ces stéréotypes sont particulièrement prégnants lorsque les femmes trans cumulent d’autres facteurs de discriminations, comme leur statut migratoire ou leur profession.
La directrice de l’association Acceptess-T explique : “[...] ces populations trans, notamment quand elles cumulent des facteurs d’immigration ou autres, ont en quelque sorte, intériorisé cette espèce de non-appel ou non-recours à la justice, parce qu’elles ont peur d’aller vers le système judiciaire.”
De nombreuses associations témoignent de situations où les forces de police et gendarmerie refusent de prendre leurs plaintes au sérieux, ou les soumettent à des interrogatoires humiliants, renforçant ainsi la stigmatisation et le sentiment de rejet.
Ce traitement, non seulement discriminatoire, mais aussi illégal, constitue une forme de violence institutionnelle qui aggrave les traumatismes vécus par ces femmes et peut les dissuader de déposer plainte. Il est inquiétant de constater qu’afin de ne pas être victime de nouvelles violences, certaines femmes décident de renoncer à déposer plainte pour violences sexuelles.
Vers une meilleure prise en charge des plaintes pour violences sexuelles
Nous formulons plusieurs demandes afin d'améliorer la prise en charge des femmes victimes de violences sexuelles, en particulier celles qui sont confrontées à des discriminations multiples.
👉 Appliquer le droit existant
Il est urgent de faire appliquer la loi. Les pratiques illégales qui ont encore cours dans les commissariats et les gendarmeries, telles que le refus de plainte ou l’orientation systématique vers une main courante, doivent cesser. Toute personne victime a le droit de porter plainte, sans être discriminée, ni subir une nouvelle violence, quelles que soient son identité de genre, sa profession ou sa situation administrative.
👉 Faire évoluer la loi, conformément au droit international, pour améliorer l’accès à la justice, notamment des femmes étrangères
Le cadre légal actuel n’offre pas une protection suffisante pour les femmes étrangères. C’est pourquoi nous demandons entre autres à ce que les personnes étrangères impliquées dans une procédure pénale soient protégées - il est essentiel de modifier la législation pour garantir que ces femmes puissent résider légalement en France pendant l'examen de leur dossier, sans risquer l'expulsion.
👉 Renforcer la formation des forces de police et gendarmerie
Nous appelons à intensifier les formations obligatoires des policiers et gendarmes sur les violences sexuelles, la lutte contre les discriminations, et l'accueil des femmes victimes, en particulier celles confrontées à des formes multiples de discriminations. Ces formations doivent inclure une approche intersectionnelle pour répondre aux besoins spécifiques des femmes migrantes, transgenres, et travailleuses du sexe.
👉 Dépénaliser le travail du sexe
La criminalisation du travail du sexe expose les travailleur·ses du sexe à des violences et des abus, tout en les empêchant de bénéficier d'une réelle protection. Nous demandons la dépénalisation complète du travail du sexe afin de permettre à ces personnes de revendiquer leurs droits et de porter plainte sans crainte de représailles.
👉 Redéfinir le viol dans le code pénal en introduisant la notion de consentement
Comme l’ont déjà fait de nombreux pays européens, il est urgent de modifier la définition du viol dans le Code pénal français pour la fonder sur la notion de consentement. Cela permettra de mieux protéger les victimes et de garantir que toutes les formes de violences sexuelles soient reconnues et sanctionnées.
Pour aller plus loin sur les débats autour de la définition du viol basée sur le consentement, écoutez l'épisode "Sans oui, c’est non !" de la nouvelle série SŒURS IN POWER de notre podcast WE MADE IT 👇
👉 Soutenir les associations
Les associations communautaires et de défense des droits jouent un rôle essentiel dans l'accompagnement des femmes victimes de violences. Nous demandons des financements stables et pérennes pour ces associations, afin qu'elles puissent continuer à offrir leur soutien aux femmes victimes de violences sexuelles et les accompagner dans leur accès à la justice. Nous demandons également que les politiques soient co-construites avec les personnes concernées par celles-ci et les associations qui les accompagnent.
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