Plus de deux ans après avoir été licenciés arbitrairement, près de 130 000 fonctionnaires turcs sont toujours en attente de justice et dans l’incertitude quant à leur avenir. Enquête.
Pendant l’état d’urgence qui a fait suite à la tentative de coup d’État de 2016 en Turquie, près de 130 000 fonctionnaires ont été licenciés arbitrairement par décret.
Qualifiées de “terroristes” et privées de leur source de revenus, ces personnes dont la vie professionnelle et familiale a été détruite attendent toujours d’obtenir justice.
En effet, des médecins, des policiers, des enseignants, des universitaires et des dizaines de milliers d’autres salariés du secteur public ont été démis de leurs fonctions après avoir été accusés de « liens avec des groupes terroristes ».
Deux ans après, ils n’ont toujours pas été réintégrés ni indemnisés, tandis que la commission créée pour réexaminer les décisions de licenciement est inadaptée aux besoins.
Des activités anodines – et à l’époque totalement légales – ont été invoquées par la Commission pour justifier rétroactivement les licenciements et les décisions d’interdire définitivement à ces personnes de travailler dans le secteur public ou même dans leur profession.
Des actions telles que le dépôt d’argent dans une certaine banque, l’appartenance à certains syndicats ou le téléchargement d’une application de smartphone particulière ont été retenues comme preuves de « liens » avec des groupes « terroristes » interdits, sans aucun autre élément de preuve.
En janvier 2017, à l’issue de pressions politiques de plus en plus fortes, le gouvernement turc a créé une commission d’enquête relative à l’état d’urgence (la Commission) pour réexaminer les décisions de licenciement prises par décret.
Sur environ 125 000 demandes déposées par des personnes licenciées, la Commission n’avait statué que dans 36 000 cas au 5 octobre 2018. Parmi ceux-ci, les décisions d’origine ont été annulées dans moins de 7 % (2 300) des cas.
Une situation inextricable
La Commission ne vise pas à offrir un recours effectif. Elle est entachée par un manque d’indépendance institutionnelle, de longs délais d’attente, l’absence de garanties permettant aux personnes de réfuter réellement les allégations, et la faiblesse des éléments invoqués dans les décisions confirmant les licenciements.
Ils nous ont renvoyés sans raison et maintenant ils essaient de trouver des excuses pour nos licenciements.
Un enseignant dont le recours a été rejeté par la Commission
Parmi les décisions examinées, les demandeurs ont dû attendre que la Commission statue, dans le meilleur des cas, plus de sept mois après leur licenciement, et dans le pire, 21 mois. Cependant, l’immense majorité des demandeurs attendent toujours une réponse, souvent depuis plus de deux ans.
Les personnes qui déposent une demande auprès de la Commission se retrouvent dans une situation kafkaïenne. Au moment de leur licenciement, les salariés du secteur public ne se sont vu fournir d’autre raison pour celui-ci qu’une justification généralisée selon laquelle on avait estimé qu’ils avaient des « liens avec des organisations terroristes ».
Sans savoir les accusations précises dont elles font l’objet ni les éléments retenus contre elles, les personnes déposant un recours doivent faire des suppositions quant aux motifs de rupture de leur contrat, si bien qu’il leur est difficile de réfuter ces allégations et de contester efficacement les décisions.
Les motifs du licenciement n’ont pas été communiqués et nous n’avons pas eu la moindre chance de le contester efficacement. Nous avons formé un recours sans savoir exactement ce que nous contestions.
Épouse d’un fonctionnaire
Une réintégration compliquée
Ceux qui ont la chance d’être rétablis dans leurs fonctions se retrouvent souvent dans une situation matérielle moins bonne qu’avant leur licenciement injustifié.
Un fonctionnaire réintégré nous a déclaré : «Nous avons traversé de nombreuses difficultés quand je n’avais plus de travail. Ma femme est toujours en thérapie à cause du traumatisme psychologique qu’elle a subi. »
Malgré les violations évidentes du droit international, le gouvernement persiste dans sa stratégie hautement préjudiciable. L’état d’urgence a pris fin en Turquie, mais une nouvelle loi a été adoptée en juillet 2018 pour autoriser pendant trois ans supplémentaires les licenciements sans préavis de fonctionnaires soupçonnés d’avoir des liens avec des organisations « terroristes » ou d’autres groupes constituant une menace pour la sécurité nationale.
Bien sûr, s’il existe des soupçons raisonnables d’acte répréhensible, de faute professionnelle ou d’infraction pénale, les personnes concernées doivent évidemment être démises de leurs fonctions par le biais d’une procédure disciplinaire régulière.
En revanche, les autorités doivent réintégrer tous les fonctionnaires licenciés sans préavis par décret et les indemniser pour les préjudices subis, notamment la perte de revenus et l’impact psychologique dévastateur que ces licenciements ont eu sur leur vie.
Abonnez-vous à l'Hebdo
Chaque vendredi, recevez par email l'essentiel de l'actualité des droits humains