Un billet de Erica Bussey, conseillère juridique - 20 septembre 2017. "Progrès accomplis et défis à relever dans la mise en place de la Cour pénale spéciale en République centrafricaine"
Le processus a été long et lent, mais petit à petit la Cour pénale spéciale (CPS) en République centrafricaine, un tribunal « hybride » dont la compétence s’étend aux violations graves des droits humains et du droit international humanitaire commises depuis 2003, commence à prendre corps. Dans un pays où les carences de l’appareil judiciaire sont chroniques, où règne une profonde méfiance vis-à-vis des tribunaux nationaux et où les responsables présumés de crimes des deux camps vivent au grand jour et en toute impunité, cette Cour constitue pour beaucoup le dernier recours.
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Créée officiellement en juin 2015, la CPS sera entièrement intégrée à l’appareil judiciaire national mais sera composée de juges et de personnel nationaux et étrangers. Elle est actuellement fortement soutenue par la Mission de maintien de la paix en RCA (MINUSCA) et le PNUD. Dotée d’un mandat initial de 5 ans, la CPS sera mise en place en plusieurs phases. Dans l’immédiat, il s’agit en priorité de développer les infrastructures et la capacité d’ouvrir des enquêtes.
À cet égard, des progrès satisfaisants ont été réalisés :
- Tousssaint Muntazini Mukimapa, un ancien magistrat militaire de la RDC a été nommé procureur spécial en février 2017 et plusieurs autres juges et personnel tant nationaux qu’étrangers ont été recrutés.
- Le bâtiment attribué à la Cour (l’ancien tribunal de grande instance) est en cours de rénovation.
- Des consultants ont été recrutés pour élaborer le Règlement de procédure et de preuve qui fera ensuite l’objet de consultations.
- Un programme de protection des témoins et des victimes a été conçu aussi bien pour la CPS que pour le système national plus généralement.
Des efforts sont également déployés pour élaborer une stratégie de sensibilisation et des séances préliminaires d’information avec la société civile ont déjà été organisées. En outre, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a publié un rapport de cartographie en mai 2017 qui dresse un inventaire des crimes relevant du droit international qui ont été commis entre 2003 et 2015. Ce rapport sera d’une importance critique pour permettre au procureur spécial de mettre en place une stratégie pour les poursuites, étant donné l’ampleur des crimes commis et la nécessité de les traiter selon un ordre de priorité.
Toutefois, beaucoup d’efforts devront être fournis pour regrouper ces différentes initiatives afin de rendre opérationnelle la CPS alors que de nombreux défis restent encore à relever. En effet, seuls cinq millions de dollars sur les sept demandés pour les 14 premiers mois de la Cour ont été obtenus de la part des bailleurs de fonds dont les États-Unis, la France et les Pays-Bas ainsi que de la MINUSCA, et il semble y avoir peu de promesses de financement de la CPS au-delà de cette période initiale. Financée exclusivement par des contributions volontaires, il est difficile d’imaginer comment la CPS pourra échapper à des crises financières comme celles qui ont déstabilisé et nui au travail du Tribunal spécial pour la Sierra Leone et qui continuent encore aujourd’hui d’affecter le travail des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens.
La CPS se heurte également à la difficulté de mener des enquêtes et de procéder à des arrestations dans un pays qui continue d’être en proie à la violence et à l’instabilité, et où de vastes portions du territoire se trouvent encore sous le contrôle de groupes armés. Dans une société profondément divisée, la sensibilisation sera essentielle mais extrêmement difficile, en raison notamment des ressources très limitées. Étant donné la méconnaissance du public et son manque de confiance vis-à-vis de l’appareil judiciaire, il sera difficile d’atteindre les zones en dehors de Bangui, notamment dans l’est du pays où la situation sécuritaire est actuellement critique.
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La CPS pourrait également avoir du mal à attirer en nombre suffisant du personnel judiciaire national et international suffisamment qualifié. Bien qu’il soit prévu d’organiser des formations intensives, le manque de capacité du personnel national de mener des enquêtes et d’engager des poursuites pour les crimes complexes relevant du droit international pourrait s’avérer problématique. Malgré des engagements pris pour veiller à ce que les juges et le personnel reflètent un équilibre entre les hommes et les femmes et représentent les différentes régions géographiques et les différentes communautés religieuses du pays, la première vague de recrutement n’a pas été très réussie sur ces deux points. Dans une certaine mesure, cela témoigne de la faible représentation des femmes et des musulmans dans la profession judiciaire/juridique en RCA. Toutefois, il sera essentiel de corriger ce déséquilibre pour assurer le caractère équitable – et le sentiment d’équité – des procédures. La Cour doit également veiller à ce que les droits de la défense soient respectés et à ce qu’un système d’aide juridictionnelle efficace soit mis en place.
Avec la mise en place de la CPS, c’est la première fois qu’un tribunal hybride travaillera dans un pays où des enquêtes de la Cour pénale internationale (CPI) ont été ouvertes, ce qui pourrait constituer une importante innovation surtout s’il y a une réelle coordination entre la CPI et la CPS. La loi portant création de la Cour prévoit que si le procureur de la CPI est « saisi d’une affaire, la CPS doit reconnaître la primauté de la compétence de la CPI et se dessaisir de l’affaire », ce que certains ont appelé « une complémentarité inversée ». Toutefois, certains critiques mettent en doute le fait que cette disposition puisse être conciliée avec les dispositions du Statut de la CPI relatives à la complémentarité.
Malgré toutes ces difficultés, le besoin d’établir cette Cour se fait cruellement sentir. Les violences qui entraînent des atteintes aux droits humains et des crimes relevant du droit international, y compris des attaques contre les forces de maintien de la paix de la MINUSCA, se sont poursuivies et ont même augmenté au cours des derniers mois. Il a également été question d’une initiative de négociation avec les groupes armés portée par l’UA et la CEEAC en vue d’accorder l’amnistie aux membres de groupes armés, ce qui reviendrait à priver de justice les victimes (bien que cela ne figure pas dans une feuille de route récente de ce processus). Un accord de paix signé en juin 2017 sous l’égide de Sant’Egidio met l’accent sur la possibilité d’accorder des grâces ; l’ouverture de négociations en vue de lever les sanctions ; la priorité à accorder éventuellement à la vérité et à la réconciliation sur la justice. Ces initiatives semblent être en porte-à-faux avec l’esprit du Forum de réconciliation nationale qui s’est tenu à Bangui en 2015 et qui a rejeté catégoriquement toute possibilité d’amnistie. Dans ce contexte, il est plus que jamais important que la CPS démarre ses enquêtes et fasse des avancées dans la lutte contre l’impunité en RCA, sans plus tarder.
La CPS n’est pas le seul tribunal hybride à avoir été proposé ces dernières années après une pause dans l’établissement de ce type d’instance après la mise en place du TSSL et des CETC il y a bien plus d’une décennie. Une Cour hybride pour le Soudan du Sud a été prévue dans un accord de paix de 2015 et des cours hybrides ont également été proposées pour le Burundi et l’Érythrée. Des leçons ont été tirées depuis la « première vague » de tribunaux hybrides – aucun bâtiment flambant neuf ne sera construit en RCA comme ce fut le cas pour le TSSL, et des efforts sont actuellement menés pour faire en sorte que la CPS contribue à la reconstruction du système de justice en RCA dans son ensemble.
La CPS réussira-t-elle ? Cela reste à voir, mais pour la majorité des personnes qui ont souffert des crimes commis principalement au cours du dernier conflit, cette cour est leur meilleur espoir de voir les responsables de ces agissements tenus de répondre de leurs actes.
Pour plus d’informations, voir le rapport d’Amnesty International de janvier 2017 intitulé République Centrafricaine. Le long chemin vers la justice : l’obligation de rendre des comptes.