Entre efficacité et méfiance, la ville relève le défi de l’accueil des migrants.
En septembre 2014, après vingt-trois années de travail dans l’administration, Berthold Weiss songe à changer d’activité.
Quand il prend connaissance d’un projet de camp de réfugiés à Ellwangen, petite ville de 25 000 habitants dont il est conseiller municipal écologiste, à une centaine de kilomètres à l’est de Stuttgart, il ne s’y intéresse pas tout de suite.
L’Allemagne fait déjà face à une augmentation importante du nombre de réfugiés. Cette année-là, le Bade-Wurtemberg, au sud-ouest du pays, doit recevoir 30 000 migrants et le centre chargé de les accueillir, à Karlsruhe, est débordé.
La commune d’Ellwangen, elle, a un souci : la reconversion difficile d’une importante caserne militaire, abandonnée depuis une dizaine d’années. La ville accepte qu’une partie de ces installations soit dédiée à l’accueil des réfugiés.
Elle signe un contrat sur cinq ans. Le camp représente 230 emplois, sa capacité d’accueil ne doit pas dépasser mille personnes et les infrastructures sportives seront réhabilitées pour un montant de 2 millions d’euros.
Ellwangen, récompensée par un prix régional contre le racisme, y trouve son intérêt. Berthold Weiss se ravise. Il postule et devient directeur de ce centre d’enregistrement et de transit.
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Explosion des arrivées à l’automne 2015
Le camp ouvre en avril 2015. L’arrivée du premier car de 50 réfugiés est un petit événement local ; chaque réfugié est accueilli par une poignée de mains des autorités de la ville. « Aucun d’entre nous n’avait d’expérience dans le domaine. Nous les avons enregistrés en une journée et nous étions très fiers », raconte Weiss, qui aime parler de ses « hôtes » plutôt que de réfugiés. Mais très vite, les choses s’emballent.
Issam, Syrien, dans la laverie du camp © dpa-Picture - Alliance /AFP
Dès le début, cela a été de la folie. Rien ne s’est passé comme prévu. Nous devions accueillir 500 hôtes, censés ne rester qu’une semaine.
Berthold Weiss, directeur du centre d'enregistrement et de transit
Or, dès juin, le camp en accueille 1 000. Et deux mois plus tard, ils sont 1 500.
Puis, c’est le séisme. Le 5 septembre 2015, la chancelière allemande Angela Merkel et son homologue autrichien Werner Faymann annoncent l’ouverture de la frontière avec la Hongrie.
Des centaines de milliers de réfugiés fuyant notamment la guerre en Syrie se dirigent vers cette Allemagne qui leur ouvre les bras au nom du devoir d’accueil.
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En quelques jours, la population du camp d’Ellwangen explose et atteint 4 900 réfugiés. « Nous ne pensions pas que c’était le chaos. Au sein du camp, personne ne nous a dit : c’est trop, on n’y arrive pas », se souvient son directeur.
Pour Karl Hilsenbek, maire d’Ellwangen, la situation paraît intenable. Le personnel et les quelque 300 volontaires reçoivent l’appui de l’armée.
La gestion de crise dure six mois. En mars 2016, les dernières tentes, montées dans l’urgence sur le terrain du camp, sont retirées. Tous les réfugiés sont logés dans les bâtiments en dur.
Quinze mois plus tard, le maire refuse de parler de « crise » des réfugiés.
Pour nous, ce n’est pas une crise, c’est une responsabilité
Karl Hilsenbek, maire d’Ellwangen
Avant de signer la création du camp, il avait organisé une réunion publique. La réaction de la population avait été positive. « Les gens l’ont compris comme un devoir d’assistance », affirme-t-il.
Un an plus tard, quand les réfugiés ont débarqué par milliers, « l’humeur des gens a également atteint un sommet, des centaines de personnes se sont portées volontaires. Nous avions trop d’habits à distribuer et nous avons dû fermer le dépôt provisoirement ».
L’hostilité de la communauté russe
Le maire est moins précis sur le moment où l’enthousiasme a décliné. Six menaces directes ont été diffusées sur les réseaux sociaux contre lui ou sa famille.
Fin 2016, après le viol et l’assassinat d’une étudiante de Fribourg-en-Brisgau par, selon la police, un jeune Afghan demandeur d’asile, les réactions sont vives dans le pays.
À Ellwangen, la communauté d’origine russe, qui a émigré ici il y a une vingtaine d’années, organise une manifestation hostile aux réfugiés. Dans le camp ou en ville, surgissent des tensions au cours des mois suivants.
Un groupe d’Algériens fait se déplacer 17 fois les pompiers en deux semaines, sans motif. Des Géorgiens infiltrés dans le camp, y établissent une base temporaire pour leurs activités criminelles.
Une partie des Érythréens se révèle des Éthiopiens. Une partie des Syriens sans-papiers ne vient pas de Syrie.
« Les gens s’attendaient à voir des Syriens fuyant la guerre et ils voient des jeunes portant la dernière paire de Nike. C’est le moment où j’ai le plus craint que l’atmosphère ne bascule », raconte Berthold Weiss.
« Les problèmes d’alcool n’existaient pas avec les Syriens ; aujourd’hui, c’est un problème », explique le maire. Le sentiment d’insécurité en ville a augmenté. Mais Weiss précise que « cela dépend beaucoup de qui vit dans le camp à un moment donné ». Et finalement, rien de grave ne s’est passé.
Des agents de sécurité du camp © dpa-Picture - Alliance /AFP
Une économie locale encore florissante
« Chacun dans le pays devait répondre à ce défi », dit Karl Hilsenbek, homme pragmatique sans affiliation partisane, à l’image d’une Allemagne réaliste mais tenant à afficher des valeurs humanistes.
« Comment cela peut-il réussir si les responsables politiques ne se lèvent pas pour dire que nous devons le faire ? La ville fait face à quelques problèmes et à une image négative, notamment pour le tourisme ; les gens de villages alentour disent ne plus vouloir venir se promener en ville avec leurs enfants. Mais d’un point de vue humain, l’expérience est très bonne ».
Aux dernières élections municipales, en 2016, le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD, extrême droite) a obtenu 13,2 % des voix, légèrement moins que la moyenne dans le Bade-Wurtemberg. Ellwangen est à l’image de cette région florissante, deuxième État le plus riche du pays, après la Bavière frontalière.
La ville ne compte que 1,8 % de chômage. En 2016, l’Allemagne n’a pas réussi à pourvoir 658 000 emplois. « Les réfugiés sont une partie de la réponse » à cette situation économique, explique le maire.
Cela aura un impact dans plusieurs années. Ce n’est pas un atout aujourd’hui, mais demain oui.
Karl Hilsenbek, maire d’Ellwangen
La région accueille environ 13 % des réfugiés arrivant en Allemagne, un taux calculé en fonction de la population des États de la fédération.
Une fois passé l’afflux massif de l’automne 2015, le profil des réfugiés reçus à Ellwangen a évolué. Le Bade-Wurtemberg a été désigné pour recevoir en priorité les ressortissants d’Afrique du Nord et d’Afrique sub-saharienne, qui représentent aujourd’hui la moitié des résidents du camp.
La majorité des « hôtes » de Berthold Weiss, qui restent en moyenne de quatre à six mois au camp, ont d’assez faibles chances d’obtenir le droit de rester dans le pays.
La « carte » actuelle de ces résidents reflète également celle, éruptive, de la géopolitique mondiale.
À la différence d’un camp de réfugiés organisé aux frontières d’un pays en conflit, où les réfugiés partagent en général la même nationalité, la même langue et les mêmes traditions, le camp d’Ellwangen est une insolite tour de Babel, lieu de brouilles tamisées et creuset d’humanité, où Africains d’Érythrée, du Cameroun ou de Gambie, Arabes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, Turcs et Iraniens, Indiens et Pakistanais, Albanais et Serbes, Russes et Géorgiens, se côtoient pendant quelques semaines ou quelques mois, mangent la même nourriture préparée par un chef allemand, et partagent les mêmes salles de douches.
Le camp d’Ellwangen ne ressemble en rien à un camp de réfugiés aux frontières du Soudan ou de la Syrie, où la précarité et la surpopulation règnent sous les bannières concurrentes des agences humanitaires.
Incertitude et ennui
Ce jour de fin juin, dans une cantine improvisée dans l’ancien garage où l’on parquait jadis les tanks de l’armée allemande, un petit groupe d’hommes et de femmes camerounais se retrouve pour partager des plats traditionnels.
Quand on leur demande pourquoi ils ont choisi l’Allemagne, l’un d’entre eux brandit son téléphone portable pour nous montrer une poignée de photos prises à son arrivée en Italie.
Des tentes, des détritus, des vies sur le fil et « des pâtes tous les jours », dit-il. « Ici, ils sont rigoureux, il ne faut pas attendre cinq mois pour voir un médecin. Si la bouteille doit être posée ici, elle doit être ici. Ils sont trop durs. Mais les Italiens, ce sont des malhonnêtes », ajoute un autre. « Si tu as l’expérience d’autres camps, ici c’est un modèle », appuie Lamin Badjie, un jeune Gambien de 32 ans, qui vient de passer un an en Italie. « Les gens sont très polis, la direction fait beaucoup d’efforts. Après, c’est toujours un camp, ce n’est pas une maison ! »
Car quelle que soit la qualité de l’accueil, rien ne ressemble plus à un réfugié qu’un autre réfugié. Ici comme ailleurs, le quotidien des demandeurs d’asile est ancré dans l’incertitude et l’ennui.
Deux se plaignent d’avoir dépassé d’une ou deux semaines les six mois d’attente annoncés, sans être fixés sur leur sort ; un autre brandit son duldung, suspension temporaire d’une décision d’expulsion, sans comprendre pourquoi on lui demande maintenant de prendre un avocat ; plusieurs évoquent les descentes de police vers 2 ou 3 heures du matin, au cœur de la nuit et sans avertissement, pour prendre leurs camarades visés par un avis d’expulsion. « Pourquoi ne pas agir en journée ? C’est lâche. Qu’est-ce qu’on cache ? »
La cascade de griefs sur les procédures dévoile crûment la désespérance inhérente à leur situation : « on s’embête trop dans les camps, tu réfléchis trop. Il n’y a pas de télévision ; la connexion Internet n’est pas très bonne. Nous sommes comme des prisonniers », soupire l’une des Camerounaises.
Dans le camp d'Ellwangen © dpa-Picture - Alliance /AFP
Les nouveaux réfugiés politiques turcs
Depuis un an, Ellwangen a reçu un afflux de réfugiés turcs, fuyant la répression et les purges du président Erdoğan à la suite du coup d’Etat avorté, en juillet 2016. K. T., qui souhaite conserver l’anonymat, est titulaire d’un doctorat d’université, cultivée elle parle un excellent anglais.
Elle est arrivée il y a un mois avec son mari, lui aussi universitaire, et leurs deux fils. Une semaine après la tentative de coup d’État, un appel téléphonique l’a informée que son mari faisait l’objet d’une enquête. Une semaine plus tard, elle a appris sur Internet qu’il était viré de son poste à l’université.
En une matinée, nous sommes devenus des traîtres à la patrie !
K. T., doctorante
Son mari a décidé de se cacher. Dix mois plus tard, c’est elle que la police a interrogée sur ses liens avec Gülen, l’opposant honni d’Erdoğan.
Accusée de posséder un compte en banque dans une université liée aux réseaux gülenistes, elle a passé deux mois sous les verrous, avec son bébé d’un an, avant d’être libérée sous le prétexte que son compte était crédité de moins de 25 000 livres turques (environ 6 000 euros), limite soudainement fixée pour mériter ou non la détention préventive.
« J"allais devenir folle. Tous les matins, j’écoutais à la porte les bruits dans les escaliers, celui des voitures dans la rue », dit-elle.
La crainte de l’arbitraire et d’un renvoi en prison l’emportent. En mai, la petite famille part à pied, puis par bateau en direction de la Grèce. L’Allemagne, « symbole du droit, de notre foi en l’humanité », est leur destination de choix.
Après un mois dans un camp grec, ils rejoignent Ellwangen. K. T. a encore le ton positif de ceux fraîchement arrivés.
Son fils aîné, âgé de 12 ans, écoute, intimidé et l’air interrogateur. « Nous avons appris qu’il n’y a aucune garantie, poursuit-elle.
Nous vivions en Turquie et avons vu arriver les réfugiés de Syrie. Nous les regardions avec pitié. Nous ne comprenions pas, jusqu’à ce que cela nous arrive à nous. Aujourd’hui, nous sommes plus optimistes. Mais revenez nous voir dans un an !
K. T., doctorante
En ce début juillet, il y a 27 Pakistanais au camp, dont trois femmes. On y retrouve la mosaïque infinie des tensions qui déchirent leur pays : tous semblent fuir une menace différente. Madiha Nadeem, 32 ans, est arrivée mi-juin avec ses trois jeunes enfants, après que son mari, membre du Conseil national de la paix pour l’harmonie interconfessionnelle, a disparu.
Tahira Aslam, ancienne directrice d’école à Sarghoda, dans le Pendjab, arrivée il y a sept mois après un terrifiant voyage qui lui a coûté 5 000 euros, fuit les persécutions contre sa communauté, les ahmadis, considérée comme hérétiques par les musulmans.
Un autre homme, plus âgé, arrive également d’Italie, où il a fui il y a cinq ans, après la chute du président Musharaff, dont il était un proche. Syriens, Afghans et Érythréens ont un statut privilégié au regard de l’administration allemande, et tout le monde le sait dans la communauté des réfugiés.
Mais ceux qui fuient la guerre ou un régime totalitaire sont-ils différents aux yeux des autres ?
La réponse qu’apporte la jeune professeure turque est à la fois surprenante et troublante. « Peut-être est-ce encore plus difficile quand votre monde s’écroule mais que la vie, là-bas, se poursuit comme avant », songe-t-elle, en pensant à son quartier laissé intact en Turquie et aux villes syriennes en ruine. On a toujours la tentation de comparer, dit-elle, lucide. « Peut-être que le “diable qui est en nous” nous incite à être jaloux. Mais nous ne savons rien de ce qu’ils ont enduré ».
Les clés d’un positionnement moral
Un docteur examine des enfants syriens © dpa Picture-Alliance/AFP
Quand Reinhard Sellmann a commencé à travailler au camp comme psychologue, en janvier 2016, il y avait 2 500 réfugiés.
Aujourd’hui, ils sont 500 en moyenne.
Beaucoup de gens s’assoient ici et se mettent à pleurer, pleurer, pleurer. C’est toute cette tristesse qui est très dure
Reinhard Sellmann, pyschologue du camp
Plus de la moitié des réfugiés qu’il voit souffre d’insomnies, de cauchemars, de flashbacks, de crises d’angoisse et de perte de confiance. Il rencontre des cas de dépression profonde et de psychose, mais aussi des phénomènes de dépression réactive : sentiment de désespoir, absence d’avenir, oisiveté.
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Le psychologue semble s’accorder avec la jeune réfugiée turque. « Les réfugiés syriens expriment également une grande tristesse, mais ils ont espoir. Car ils ont une bonne chance d’être autorisés à rester ».
Au moment de la grande vague de réfugiés, quand le pays accueillit 890 000 nouveaux arrivants en un an, il était fréquent d’entendre les Allemands exprimer leur solidarité en se souvenant des 15 millions d’entre eux qui avaient été des réfugiés de guerre au lendemain de l’écrasement du Reich.
Les parents de Reinhard Sellmann ont été de ceux-là. « Ils ne voulaient pas en parler. Ma mère était très déprimée, mon père en était resté brisé », raconte-t-il. Ce souvenir et la volonté nationale de se construire contre le passé nazi sont quelques clés du positionnement moral de sa génération et de la chancelière.
Les réfugiés rêvent de l’Allemagne, tandis que l’Allemagne essaie de se rêver. « 2015 est une année très importante. Nous avons changé les règles. Nous avons réalisé quelque chose que l’on pensait impossible. Personne ne s’attendait à ce que l’Allemagne dise : venez ! Tout comme personne ne s’attendait à ce que le Mur tombe. Je suis réaliste ; nous ne pouvons pas accueillir un million de personnes chaque année. Mais je pense que c’est une formidable expérience ».
Berthold Weiss abonde dans le même sens.
« Comme 1989, 2015 changera l’Europe, mais je ne sais pas dans quelle direction. Il y a beaucoup d’incertitude. Nous devons trouver une voie où l’on respecte les droits de l’Homme et le droit d’asile, sans qu’un nombre illimité de gens vienne s’installer en Allemagne. Nous avons besoin de l’immigration car nous sommes une nation vieillissante et que nous cherchons des travailleurs pour préserver notre système de sécurité sociale ».
Humanisme et pragmatisme. En acceptant d’abriter un camp de transit, le district d’Ellwangen échappe à l’obligation d’accueillir de manière permanente des réfugiés. Il en accueille, mais à son gré et selon ses besoins.
« La présence du camp est plus avantageuse à la ville que son absence. Nous recevons une meilleure aide du gouvernement régional pour d’autres projets », ajoute Weiss. « Je suis l’ami des météorologues : je sais ce qui va se passer dans les trois prochains jours », conclut-il, avec un grand sourire et une confiance tranquille. Deux ans après la décision spectaculaire d’Angela Merkel, l’Allemagne, avec son sens pratique, continue d’inventer sa Willkommenskultur.
— Thierry Cruvellier pour La Chronique d'Amnesty International