Depuis 60 ans, Amnesty International documente et dénonce les violations des droits humains commises aux quatre coins du monde. Comment enquêtons-nous ? Comment expertisons-nous les crimes de guerre ou crimes contre l’humanité ? Sur quelles bases juridiques se base notre travail ? Quelles sont les méthodes utilisées sur le terrain ou à distance ? Explications.
Établir les faits, c’est le travail d’Amnesty International. À l’heure de la désinformation, des images falsifiées, des vidéos décontextualisées circulant massivement sur les réseaux sociaux, notre travail de recherche, indépendant et impartial, est d’autant plus essentiel.
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C’est dans ce contexte qu’interviennent toutes nos équipes de recherche, sur le terrain ou à distance, via le Crises Evidence Lab, notre « laboratoire de preuves ». Tous et toutes sont spécialisé·es sur des conflits ou des régions spécifiques. Toutes et tous partagent une même déontologie : recueillir, authentifier, expertiser.
Dans nos rapports, nous établissons des faits en toute indépendance et en toute objectivité pour permettre :
D’établir des faits et d’alerter l’opinion publique
De faire pression sur les autorités pour que les violations des droits humains cessent
Que les auteurs de crimes les plus graves rendent des comptes devant les juridictions compétentes
Que les victimes obtiennent justice et réparation
Ainsi, les éléments de preuves expertisés par nos chercheurs et chercheuses et publiés dans nos rapports peuvent notamment être utilisés par la Cour Pénale Internationale (CPI).
Notre laboratoire de preuves
Le Crisis Evidence Lab, ou Laboratoire de preuves, fait partie de notre programme “Réaction aux crises”. Crée en 2013, notamment pour répondre à la profusion des images et vidéos non vérifiées circulant sur les réseaux sociaux, il regroupe une équipe d’une trentaine d’enquêteurs et enquêtrices. Cette équipe pluridisciplinaire (spécialistes des données visuelles en open source, des armements, des données, développeurs, etc.) recense à distance les violations des droits humains à l’aide d’outils d’investigation numérique de pointe. Via ces outils, ils vont notamment pouvoir authentifier et contextualiser une image ou une vidéo par la date et l’heure, le lieu de prise de vue, etc. Il contribue donc à garantir que les informations provenant des zones de conflit soient exactes.
En fonction de ce qui est recherché, les spécialistes du Crisis Evidence Lab ont recours à différentes méthodes de vérification, comme par exemple :
La chronolocalisation
Il s’agit de confirmer où et quand une vidéo ou une photo a été prise. Les spécialistes peuvent pour cela recouper le document avec des images satellites, des photos prises sur place et d’autres informations publiques, par exemple en examinant le paysage, les arbres, les bâtiments et les rues qui apparaissent sur les images pour vérifier s’ils concordent avec Street View ou d’autres photos prises dans un lieu connu.
Ils peuvent aussi analyser les conditions météorologiques et les ombres pour voir si elles correspondent aux circonstances dans lesquelles la photo ou la vidéo aurait été prise.
La télédétection
Les spécialistes utilisent des images satellites et d’autres capteurs (radar et LiDAR, par exemple) pour détecter des signes qui attestent d’attaques, comme des bâtiments détruits, des cratères, des débris ou encore des mouvements de troupes ou d’armes. Il est également important d’avoir une vue d’ensemble pour recouper et vérifier les cibles potentielles et comprendre la dynamique de ces attaques.
L'identification des armes
Les experts en armement d’Amnesty International analysent des photos, des vidéos et d’autres données pour déterminer quelles armes sont utilisées et si elles entraînent des atteintes aux droits humains. Ils peuvent pour cela étudier la forme du cratère laissé par un missile, regarder des vidéos de frappes aériennes ou examiner des photos de débris d’armes. Les spécialistes analysent aussi des données sur le commerce des armes pour comprendre à qui elles appartiennent.
Les témoins
Il est important de noter que le Crisis Evidence Lab travaille avec des chercheurs et chercheuses qui interrogent des témoins des attaques et qui recueillent des témoignages susceptibles de corroborer les preuves numériques.
La conservation
Le Crisis Evidence Lab répertorie et conserve l’ensemble des éléments de preuve originaux, ainsi que les vérifications et analyses menées, pour les mettre à la disposition des mécanismes d’obligation de rendre des comptes et de justice. Notre but est de soutenir les acteurs judiciaires concernés et de leur remettre nos éléments de preuve afin que les responsables soient amenés à rendre des comptes.
Lorsqu’il est difficile et dangereux pour nos équipes de recherches de se rendre sur le terrain, le travail du Crisis Evidence Lab est d’autant plus important. Les éléments de preuve recueillis et analysés seront corroborés par des entretiens menés par nos équipes de recherche, sur le terrain ou à distance, avec les témoins des attaques. Ce travail minutieux de vérification et de contextualisation des informations en open source vient s’ajouter aux preuves matérielles récoltées par nos chercheurs.
Nos chercheurs déployés sur le terrain
L’une des spécificités de notre organisation est de produire ses propres enquêtes. Pour cela, des chercheuses et chercheurs sont mobilisés dans toutes les régions du monde. De formation juridique, ils produisent des recherches exclusivement pour Amnesty International.
Pour documenter les possibles violations des droits humains, nos chercheurs peuvent être envoyés sur le terrain ou mener leurs entretiens et recherche à distance lorsque la zone est impossible d’accès ou trop dangereuse.
Chaque situation est différente mais la méthodologie employée est toujours la même : nos chercheurs sur le terrain mènent de nombreux entretiens avec des témoins, des survivants et des familles de victimes d’attaques, des personnes de la société civile comme des médecins ou infirmiers. Ces entretiens sont croisés avec l’analyse d’images satellitaires et tout le matériel disponible en open source (vidéos, photos, etc.). Un travail essentiel pour reconstituer les faits et établir s’il y a eu, ou non, violation du droit international humanitaire.
Le but est de comprendre comment l’attaque et les bombardements aériens se sont passés, qui sont les victimes, mais aussi et surtout de déterminer dans quelles circonstances se sont déroulées les frappes.
Donatella Rivera, chercheuse sur les situations de crise et de conflit à Amnesty International
Algérie, Sud-Soudan, Côte d’Ivoire, Libye, Syrie, Somalie, Centrafrique… Depuis plus de vingt ans, Donatella Rovera est chercheuse sur les situations de crise et de conflit au siège d'Amnesty International. Elle enquête sur les crimes de guerre partout dans le monde. Voici un extrait de son interview lorsqu’elle enquêtait en Ukraine.
Comment se déroulent vos enquêtes sur le terrain ?
Chaque situation est différente, mais notre manière de travailler elle, ne change pas. La méthodologie est toujours la même. Dans la ville de Borodianka en Ukraie, j’ai fait du porte-à-porte pour trouver les survivants et les familles des victimes, afin d’établir qui étaient les personnes décédées. J’ai interviewé beaucoup de témoins, des survivants, mais aussi des personnes d’autres bâtiments alentours qui ont vu ce qui s’est passé. On utilise également des images satellitaires et tout le matériel disponible en open source : vidéos, photos, etc.
Le but est de comprendre comment l’attaque et les bombardements aériens se sont passés, qui sont les victimes, mais aussi et surtout de déterminer dans quelles circonstances se sont déroulées les frappes. C’est essentiel pour établir s’il y a eu, ou non, violation du droit international humanitaire et déterminer le type de violation dont il est question. S’agit-il d’une frappe délibérée contre les civils ? D’une attaque disproportionnée ou indiscriminée ? Pour faire la différence, il faut connaître les circonstances précises dans lesquelles se sont déroulés les événements.
Quels sont vos interlocuteurs sur le terrain, comment les choisissez-vous ?
Je récolte un maximum de témoignages. Mais un témoignage est toujours et seulement un témoignage. Ce n’est qu’une composante de l’enquête, on ne peut pas se reposer dessus. On doit vérifier, confronter les témoignages des uns avec celui des autres, mais aussi avec les images satellitaires, en open source et la réalité du terrain. Les lieux ont beaucoup de choses à nous dire eux aussi. Est-ce qu’ils racontent la même histoire que celle des témoignages ? Parce qu’il y a des impacts de balle, ou parce qu’il n’en a pas ; parce qu’il y a des signes qu’une grenade a bien explosé, ou parce qu’il n’y en a pas ; parce qu'il y a des restes de munitions…
Comment éviter les risques de manipulation lorsqu’on enquête sur un terrain de guerre comme l’Ukraine, à une époque où la guerre de l’information et de la désinformation fait rage ?
La guerre d’information, de désinformation, la propagande… je crois que je n’ai jamais travaillé dans une guerre où ça n’existait pas. Le risque de manipulation existe toujours. Face à ça, il faut s’en tenir à la méthodologie. Si on n’a pas pu vérifier une information, on ne l’utilise pas. C’est simple, même si ça peut être frustrant. Quant aux pressions du type « pourquoi vous n’avez pas fait des rapports sur tel et tel cas ou tel et tel sujets ? », il faut tout simplement y résister. Les seules informations que l’on doit publier sont celles qui ont pu être vérifiées, au niveau exigé par notre déontologie.
Le droit international est le cadre de nos enquêtes
Une fois que les informations ont été recueillies et analysées par nos équipes de l’Evidence Lab et nos chercheurs et chercheuses sur le terrain, il faut déterminer le type de violation dont il est question, toujours avec le prisme du droit international. Notre organisation a pour objectif de faire garantir le droit international, sur la base de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 ainsi que des traités et conventions internationales comme la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre.
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En plus d’alerter, nos rapports de recherches peuvent contribuer à ce qu’un jour, les responsables des crimes internationaux soient traduits en justice. La documentation issue de l'Evidence Lab et de nos rapports de recherche a été utilisée par la Cour pénale internationale (CPI) dans ses enquêtes.
Nos enquêtes récentes sur des conflits
Israël-Gaza : documenter la vague de violence depuis le 7 octobre
Le 7 octobre 2023, un nouveau cycle de violence extrême a éclaté en Israël, à Gaza et en Cisjordanie. Depuis, nous enquêtons sur les violations des droits humains commises par toutes les parties au conflit. Nos équipes de l‘Evidence Lab ont analysé des vidéos nous permettant de dénoncer des crimes de guerre commis par des groupes armés palestiniens dans le sud d’Israël et récolté des témoignages de rescapés de l’attaque au festival de musique Nova.
Des soldats israéliens portent le corps d'une victime d'une attaque au kibboutz Kfar Aza, dans le sud d'Israël, où un massacre aurait été perpétré par le Hamas, le 10 octobre 2023. REUTERS / Ronen Zvulun
Nos équipes ont aussi vérifié des vidéos et des photos indiquant que l’armée israélienne qui frappe Gaza est équipée d’obus d’artillerie au phosphore blanc. Nos chercheur·ses ont indiqué que le siège total imposé à Gaza par Israël s’apparentait à une sanction collective, ce qui pourrait constituer un crime de guerre. Nous avons enquêté sur des attaques israéliennes contre la bande de Gaza, qui ont eu lieu entre le 7 et le 12 octobre, en analysant des images satellite, vérifié des photos et vidéos et parlé avec des survivants.
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Les décombres des bâtiments détruits après une attaque aérienne israélienne dans la ville de Gaza, le 10 octobre 2023. Sameh Rahmi / NurPhoto via AFP
Nos enquêtes en Ukraine
Guerre en Ukraine : la traque aux crimes de guerre
Depuis le début du conflit, nous avons documenté plusieurs attaques aveugles et l’utilisation par les forces armées russes d’armes non discriminantes, comme des bombes à sous-munitions, dans des zones urbaines. Nous avons également documenté des exécutions extrajudiciaires, notamment à Boutcha, et des attaques contre des civils et des infrastructures civiles, comme à Irpine, dans la banlieue de Kiev, ou à Marioupol. Il s’agit de violations graves du droit international humanitaire et de crimes de guerre.
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En Ukraine, ville de Borodyanka, en Ukraine où nos équipes de recherches se sont rendues / © Amnesty International.
Nos enquêtes en Éthiopie
Guerre en Éthiopie : mise en lumière d’un conflit oublié
En 2021, nous avons enquêté sur le terrible conflit installé en Éthiopie en pointant des actes constitutifs de crime contre l’humanité. Nos chercheurs ont notamment enquêté sur le massacre de centaines de civils dans la ville d’Aksoum, commis par des soldats érythréens*. Ils ont interrogé 41 témoins et survivants du massacre. Nous avons aussi révélé que des combattants des armées éthiopienne et érythréenne ont commis des viols et autres formes de violences sexuelles à l’encontre de centaines de femmes et de filles dans le Tigré. Des crimes de guerre qui doivent faire l’objet de poursuites.
Aller plus loin : Six mois d’horreur en Éthiopie, notre enquête
Sur la route entre Mekele et Bomba, district de Gidget, Ethiopie. Stigmates de la dernière offensive des forces tigréennes (juin 2021). / © Olivier Jobard
Nos enquêtes au Soudan
Crimes de guerre au Soudan : la population face à l’horreur
Depuis le 15 avril 2023, le Soudan est déchiré par un terrible conflit. Nous avons enquêté sur la situation et publié un rapport intitulé "La mort a frappé à notre porte". Nous avons interrogé 181 personnes pour ce rapport, essentiellement dans l’est du Tchad, en juin 2023, et à distance en utilisant des moyens de communication sécurisés. Nous avons également examiné de nombreux documents audiovisuels, ainsi que des images satellitaires pour établir des faits et corroborer des possibles violations des droits humains.
Aller plus loin : Lire notre enquête sur le Soudan
Un homme marche tandis que de la fumée s'élève au-dessus des bâtiments après des bombardements aériens lors d'affrontements entre les forces paramilitaires de soutien rapide et l'armée à Khartoum Nord, au Soudan, le 1er mai 2023. © REUTERS/Mohamed Nureldin Abdallah
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Que ce soit en Israël et dans les territoires palestiniens, en Ukraine ou en Ethiopie... les civils sont les premières victimes des conflits armés. Chaque jour, nous mettons en lumière les atrocités cachées de ces conflits. Si ensemble nous ne révélons pas les crimes de guerre, qui le fera ?