Le viol a été utilisé comme arme de guerre au Tigré par les soldats gouvernementaux et les différentes milices. Entretien avec Donatella Rovera, conseillère en situations de crise à Amnesty International, réalisé pour La Chronique, le magazine des droits humains. Retrouvez l'intégralité du dossier sur le conflit au Tigré qui accompagne cette interview dans le magazine papier.
Qu’est-ce qui fait la singularité du conflit au Tigré ? Quelles sont les particularités des violences faites aux civils et plus particulièrement celles faites aux femmes ?
Ce qui distingue ce conflit, c’est l’échelle et la brutalité de l’usage des violences sexuelles. Les bourreaux veulent humilier, punir toute une communauté. Les viols ont été commis à grande échelle, souvent en réunion, et pendant plusieurs jours. Les insultes, le dénigrement à caractère ethnique ou racial, les mutilations gratuites ont été quasi systématiques. Il y a eu une véritable volonté de faire mal.
Une majorité de Tigréens parle de crime contre l’humanité, voire de génocide à leur encontre. Les personnels humanitaires préfèrent souvent parler de crimes de guerre…
La qualification des faits est importante pour établir ce qui se passe. S’il est vrai qu’aujourd’hui les responsables de ces crimes jouissent d’une impunité, on espère que cela ne sera pas définitif. Il serait naïf de leur part de croire que leur impunité va durer éternellement. Amnesty International a réussi à déterminer qu’il y avait des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. En revanche, nous n’avons pas établi qu’il y avait un génocide. Mais des discours de haine ont été exploités dans le contexte des violences sexuelles dont sont victimes les femmes. La rancune, le racisme intracommunautaire ont alimenté les violences sexuelles. Cela contribue à faire durer les violences et à nourrir chez les uns et les autres la volonté de vengeance. Parce qu’on utilise ce qui s’est passé hier pour justifier les crimes d’aujourd’hui. C’est dangereux pour le futur de l’Éthiopie. Cela renforce le capital de haine existant dans les différentes communautés, qui peut être exploité par tel ou tel dirigeant. Cela peut rendre la paix plus difficile.
Aller plus loin : Retrouvez l'intégralité du dossier consacré à l'Ethiopie dans La Chronique, le magazine des droits humains
Quel est l’impact à long terme d’un usage massif des violences sexuelles sur les victimes et leur entourage ?
Pour les victimes, les survivantes, l’impact est énorme, au point de vue psychologique et physiologique. Ces viols sont souvent accompagnés par d’autres types de torture. Les victimes ont été dans l’impossibilité totale d’obtenir des soins dans le court terme. Les séquelles sont renforcées par l’absence ou le retard des soins. Car les victimes tigréennes se trouvaient dans des régions éloignées des centres de santé ou dans des régions contrôlées par les mêmes forces qui les ont violées. Depuis le début de la guerre au Tigré, tout ce qui relève des services publics ou des services de santé a été complètement détruit. À cause du blocus de la région, la pénurie de médicaments était totale. Donc la peur des victimes et l’écroulement du système de santé au Tigré ont fait que la plupart des femmes et des filles n’ont pas été soignées.
Dans quelle mesure l’usage du viol comme arme de guerre change-t-il la nature d’un conflit ? Est-ce que cela rend la paix plus difficile ?
Le vocabulaire et les menaces utilisées par les violeurs à l’encontre de leurs victimes alimentent un cercle vicieux, un cycle de vengeance. Les forces gouvernementales, les milices et les forces érythréennes justifiaient leurs crimes en disant aux victimes : « Vos hommes ont fait ça à nos femmes, donc on se venge ». Et on a vu que, quand les forces tigréennes ont pris le contrôle des régions afar et amhara au cours d’une contre-offensive, les soldats se sont livrés aux mêmes crimes, avec les mêmes justifications. Pas à la même échelle dans la mesure où les forces gouvernementales et les milices ont contrôlé le Tigré pendant une longue période, tandis que les Tigréens n’ont fait que des incursions, relativement plus brèves en territoire amhara et afar. Mais là où ils ont pu prendre le contrôle, ils se sont livrés aux mêmes violences sexuelles.
À qui incombe la responsabilité d’avoir commandité ou laissé commettre, ces violences sexuelles ?
Nous ne sommes pas en mesure de dire, aujourd’hui, s’il y a eu des ordres au niveau politique pour inciter certains à infliger ces violences sexuelles. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il y a une culture de l’impunité qui fait que les violeurs peuvent agir comme ils le veulent sans s’inquiéter des conséquences. Surtout, on ne sait si des moyens sont mobilisés pour enquêter, pour trouver les coupables. La question de la justice n’est abordée que de manière très superficielle dans les accords de cessez-le-feu. Il n’y a pas de feuille de route sur la justice en général, et la situation des femmes n’est même pas mentionnée.
Le gouvernement a très longtemps été dans le déni concernant ces violences. Plus tard, il a reconnu de manière extrêmement limitée ses fautes. Il a fait des déclarations très floues, en disant qu’il enquêtait, sans donner plus de détails. Les femmes que nous avons rencontrées n’ont jamais été contactées par qui que ce soit. Même chose du côté du commandement tigréen.
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