Trop longtemps mal considérées, mal payées, maltraitées, les femmes de ménage se révoltent. Aidées par des syndicats, des avocats, elles revendiquent leurs droits et gagnent, parfois.
C’est un des doubles effets Kiss Cool du Covid-19… En propulsant sur le devant de la scène le métier de femme de ménage – également appelées « agent de services, de propreté, d’entretien » –, l’épidémie de coronavirus a surtout jeté une lumière crue sur les conditions de travail totalement indignes de ces dernières de cordée. Et pourtant, comme le reconnaît Philippe Jouanny, président de la Fédération des entreprises de propreté et services associés (FEP), la principale organisation patronale du secteur en France, « sans elles, pas de propreté ni de salubrité dans les lieux publics et privés. Leur action s’est révélée stratégique pour assurer une continuité d’activité au plus fort de la crise et des périodes de confinement ». Oui, les femmes de ménage sont essentielles, indispensables, un des maillons forts pour garantir la continuité économique et sociale du pays en période de crise. Elles devraient en être fières. En fait, elles sont plutôt en colère…
« Sans expérience » après 30 années de service
À Toulouse, le 11 février 2020, les femmes de ménage chargées de nettoyer les 125 000 m² de l’université Jean-Jaurès-Toulouse 2 (30 000 étudiants) se sont spontanément mises en grève pour déballer au grand jour leur quotidien, qu’elles assimilent elles-mêmes à de l’esclavage. Du jamais vu pour cette trentaine de mères de famille, âgées de 25 à 50 ans. Originaires d’Asie et d’Afrique du Nord, elles ont pour la plupart des enfants à charge et résident dans les quartiers pauvres de la ville rose : « En deux heures, je dois nettoyer 25 classes moquettées, 25 tableaux, 25 poubelles, 365 tables, deux escaliers et des couloirs », énumère l’une. Pendant qu’une autre calcule le nombre de tables et tableaux qu’elle doit astiquer, elle aussi, en deux heures, dans les 6 amphithéâtres de 200 à 500 places, dont elle a la charge. Tout ça pour combien ? « 9,88 € de l’heure ». Le SMIC horaire brut est à 10,15 €…
Une des membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de l’université qui a recueilli d’autres témoignages de ces agentes, renchérit : « Quand l’université est fermée, elles ne sont plus rémunérées. Certaines n’ont même pas de contrat de travail. Elles ont un prélèvement de 8 % sur leur salaire pour prétendument cotiser à une mutuelle alors qu’elles n’y sont pas affiliées. J’ai vu la fiche de salaire d’une agente qui cumule trente ans de service à l’université sur laquelle il est noté la mentionʺ sans expérience ». Une syndicaliste du SNASUB-FSU va plus loin en parlant d’atteintes à la dignité humaine : « Les pratiques que des agentes nous ont rapportées relèvent du harcèlement, sans compter les insultes, le dénigrement et les vexations ». Et de citer quelques exemples concrets : « Avances sexuelles de la part du chef de secteur, accompagnées de promesses explicites de contrat de travail », « employée enfermée seule dans un vestiaire contre son gré par le chef de secteur »...
À la Fédération des entreprises de propreté, on est bien conscient de ces problématiques : « Depuis presque dix ans, nous agissons pour accroître la sensibilisation auprès des chefs d’entreprise et des salariés sur des sujets comme le harcèlement sexuel, les agissements sexistes, la non-discrimination et l’égalité professionnelle par la mise en place de programmes et d’actions de branches spécifiques », détaille le président, qui assure « ne pas se contenter d’être spectateur passif de ces phénomènes, mais bien d’être acteur pour lutter contre de tels agissements ».
Souriez, vous êtes épiées...
À Paris, ce sont 11 femmes, toutes d’origine ukrainienne, qui sont actuellement en procédure devant les tribunaux pour en découdre avec leur patron, une conciergerie dédiée notamment à la location d’appartements Airbnb. Elles l’accusent de « travail dissimulé », « travail illégal » et « traite d’êtres humains ». Les reproches sont nombreux : paiement au forfait (50 € la journée, 75 € le dimanche) pour 9 h 30 de travail journalier, pour lequel elles doivent nettoyer du sol au plafond quatre à cinq appartements. Et pour prouver que le travail a été bien fait, elles doivent prendre des photos des lits faits, des toilettes récurées, des lavabos nettoyés… « Parfois, elles sont déclarées, d’autres fois non ; les salaires ne sont jamais versés en intégralité, elles doivent déplacer des charges lourdes avec du linge et de nombreux produits chimiques et les transporter à travers Paris, d’un appartement à l’autre. Elles n’ont aucune formation », précise Camille Berlan, une de leur avocate.
Pour Mélanie Martin, qui intervient, elle aussi, en tant qu’avocate, mais auprès des femmes de ménage de l’université toulousaine, « c’est vraiment choquant de voir une telle flexibilité poussée à l’extrême, surtout de la part de grands groupes qui ont pignon sur rue, avec des services RH, des juristes ». Effectivement, à Toulouse, l’entreprise Arc-en-Ciel, actuellement dans l’œil du cyclone, fait partie du groupe T2MC (2 500 salariés, 78,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires). À Paris, c’est V. I. P Services-Concierges, entreprise sous-traitante de HostnFly, leader français de la gestion de logements en location saisonnière, qui est en cause. Selon le baromètre annuel du Monde de la Propreté, les 14 000 entreprises spécialisées dégagent un chiffre d’affaires global de l’ordre de 16 milliards d’euros pour la période 2020. Ce secteur se targue d’employer 550 000 personnes, dont 65 % de femmes et d’avoir créé 90 000 postes en dix ans. Sauf que, d’après ce même baromètre, un tiers des femmes employées travaillent moins de 16 heures par semaine et 65 % d’entre elles touchent moins de 900 € par mois… « Les problématiques que vous soulevez ne sont pas propres à notre profession et surtout ne sont pas la règle, loin de là, dans le secteur », s’agace le patron de la Fédération des entreprises de propreté. « Ces cas souvent médiatisés font beaucoup de mal au secteur », alors que « la très grande majorité des entreprises respectent les règles ». Et d’insister sur le fait que, même s’ils sont très à l’écoute pour accompagner, conseiller, alerter, ils n’ont pas de pouvoirs de sanction. En revanche, la justice dispose d’un pouvoir de sanction. Et les syndicats qui œuvrent aux côtés des femmes de ménage pour les aider à faire reconnaître leurs droits l’ont bien compris.
Une soixantaine de dossiers par mois devant les prud’hommes
Chaque mois, les anarcho-syndicalistes de la CNT-SO, la Confédération nationale des travailleurs – Solidarité ouvrière, accompagnent une soixantaine de procédures devant les prud’hommes. « Nous sommes devenus en quelque sorte les SOS Médecins des salariés les plus précaires, sourit Étienne Deschamps, juriste et secrétaire de la CNT-SO. Les abus les plus fréquents que l’on constate sont la multiplication des CDD, la charge et le rythme de travail qui conduisent à des taux de TMS (troubles musculo-squelettiques) particulièrement alarmants ».
Sur ces cas-là, mais aussi sur d’autres, la CNT-SO travaille de concert avec un autre syndicat, la CGT-HPE (Hôtels de prestige et économiques) qui, depuis 2012, a lancé une centaine de procédures prud’homales. Le paiement à la chambre est par exemple dans le collimateur des deux organisations. « Pour pouvoir dégager toujours plus de marges, les entreprises rognent et arnaquent les filles sur le nombre d’heures payées, en les rémunérant au nombre de chambres effectuées et non à l’heure. Cette manière de déterminer le salaire est évidemment illégale, mais cela n’empêche pas les employeurs de continuer à le faire », explique Claude Lévy, cofondateur de la CGT-HPE.
Les plages horaires sont également dans leur viseur. En effet, les femmes de ménage se retrouvent, dans la majorité des cas, obligées de travailler avant 8 heures du matin ou le soir après 17 heures. « On préconise que le travail se fasse aux heures ouvrables pour qu’elles puissent s’occuper de leurs enfants et ne pas rajouter une sanction sociale à leur situation délicate », souligne le juriste de la CNT-SO. Autre sujet qui les fait bondir, c’est le principe de la sous-traitance. D’après le baromètre du Monde de la Propreté, en 2020, 80 % des entreprises françaises ont confié leurs activités de propreté et de services associés à des entreprises spécialisées. Pour la CGT-HPE, cela signifie que, sur le terrain, une salariée d’une entreprise sous-traitante doit réaliser en quatre heures le travail qu’une employée de l’hôtel effectuera en sept heures. Sans compter qu’elles ne percevront pas le 13e mois ni l’indemnité de 7 euros par jour pour le repas, et encore moins l’intéressement.
« Les conditions de travail des personnels d’étage et des femmes de chambre sont réglementées. Elles doivent être respectées », tempère une porte-parole de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, l’UMIH, la principale organisation patronale du secteur de l’hôtellerie-restauration.
Y a-t-il un pilote au ministère ?
Le 22 juin 2019, dans Le Parisien, Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, et dont l’arrière-grand-mère « était aussi femme de ménage », lance un cri du cœur : « Je veux défendre les femmes de chambre ». Elle promet de confier, en septembre de la même année, une mission sur les conditions de travail des femmes de chambre au Conseil supérieur de l’égalité professionnelle, de prendre contact avec les fédérations et principales agences qui emploient les agentes, avec les organisations syndicales. Elle veut « des engagements concrets ». Deux ans plus tard, concrètement, rien n’a bougé… La secrétaire d’État, devenue ministre, a hérité d’un autre portefeuille. Du côté de la Fédération des entreprises de propreté, un cadre explique pourtant y avoir cru et avoir joué le jeu. « On était demandeur, on devait être audité. En fait, rien, de la com’ pure et dure ». Même amertume du côté des syndicats : « C’était du vent. Et la grande loi qu’elle nous avait promise est partie dans ses valises quand elle a changé de boutique pour devenir ministre de la Citoyenneté ».
Du côté d’Élisabeth Moreno, la ministre de l’Égalité des chances qui a pris la suite de Marlène Schiappa, on tente de sauver les meubles en jurant que la ministre a « très à cœur de travailler sur les conditions de travail des femmes et en particulier des femmes employées » et « se réjouit que les femmes de chambre de l’hôtel Ibis, au terme de plus de vingt mois de mobilisation aient décroché des revalorisations salariales ainsi que de meilleures conditions de travail avec un accord signé le 24 mai dernier ».
La lutte paie
Nana et ses collègues grévistes de l'hôtel Ibis Batignolles, sur leur piquet de grève, Paris 17e, 19 février 2020 © Louise Rocabert
Effectivement, la lutte de l’hôtel Ibis Batignolles à Paris a payé. Mais c’est principalement « grâce à la détermination, le courage, et la créativité des femmes de ménage. Et surtout au fait qu’elles aient fait plus que résister, qu’elles aient surtout attaqué », témoigne un des avocats des femmes de ménage, Me Slim Ben Achour. Cette lutte, qui a cumulé vingt-deux mois d’arrêts de travail, a été possible grâce aux dons ayant afflué pour remplir la caisse de grève à hauteur de 284 000 euros ! À l’issue de cette éprouvante mobilisation, les filles ont gagné des hausses de salaire qui est passé de 250 à 500 euros, la baisse des cadences, le doublement de la prime des repas…
Cette lutte s’inscrit en fait dans une multitude de batailles discrètement gagnées lors des dix dernières années. Fin 2018, Holiday Inn de Clichy, 111 jours de grève : les agentes sont internalisées ; toujours fin 2018, Park Hyatt Vendôme, 87 jours de grève ; les filles arrachent des avancées (13e mois, remboursement des tickets de transport…) « Depuis les victorieuses grèves de 2012 et 2013 aux hôtels Campanile et Première Classe du pont de Suresnes, qui ont donné lieu à l’internalisation des femmes de chambre et gouvernantes, un total de seize hôtels ont mis fin à la sous-traitance », conclut le fondateur de la CGT-HPE. La lutte paie. Si, si !
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Article tiré de La Chronique du mois d'octobre 2021