Anne Nerdrum était responsable de la Russie pour Amnesty International France depuis 37 ans. Elle est décédée à l'âge de 78 ans. Une grande figure des droits humains en France nous quitte.
Anne est partie, et de toutes parts nous parviennent les hommages et les messages de soutien. De militants d'Amnesty en France et en Europe ; des défenseurs des droits humains en Russie, des militants russes en France, et de la communauté soucieuse des droits humains, en Russie et au-delà.
Les mots et les qualificatifs affluent, se font souvent écho, et résonnent pour dresser le portrait de cette femme tout entière consacrée à la défense de la dignité humaine.
En voici quelques uns :
Bonne, chaleureuse, vraie, entière, généreuse, passionnée, bonne vivante, sensible, fragile, braillarde, paillarde, casse-bonbons, drôle, joyeuse, agaçante, attachante, débordante de vie, bonne vivante, vivante .
Vivante. Vibrante. Débordante d'humanité. Ne souffrant pas l'injustice. Les droits humains pour Anne, c'était extrêmement concret. C'était d'abord l'humain, et le droit pour chacun.e d'avoir une vie digne, débarrassée de l'entrave des injustices, quelles qu’elles soient.
Anne, comme beaucoup d'autres, est entrée à Amnesty au tournant des années 1980, peu après l'obtention du prix Nobel de la Paix. Responsable bénévole sur l'Union soviétique, puis, en 1991, sur la Russie, son engagement à nos côtés ne s'est terminé que ce lundi 11 septembre 2017. Quelques semaines avant, elle voulait absolument savoir si la demande d'asile d'un défenseur russe des droits humains menacé, et de sa famile, avançait. Militante d’un groupe local dans l’ouest parisien, elle s’enquérait encore il y a quelques jours de savoir si les tracts pour un prochain événement avaient été tirés.
De la Russie, elle n'avait qu'un lien au départ ténu, de par sa mère, émigrée russe. Amnesty était au début un combat théorique, puis très vite, un combat pour la vie des gens qu'elle rencontrait, leur dignité. Puis ses amis. Enfin sa seconde famille, celle que l'on se choisit.
Pendant près de quatre décennies, Anne a sillonné la France, au gré des invitations militantes locales, présentant un film, participant à un débat, rencontrant un député .. la plupart sont devenus ses amis, emportés par sa fougue et son enthousiasme; elle a donné des dizaines d'interviews, formé et sensibilisé des centaines de jeunes et de moins jeunes aux droits humains, et à la Russie, qu'elle aimait profondément ; fait venir des dizaines de défenseurs russes des droits humains en France pour plaider leur cause : le respect de la dignité humaine. Elle a connu les joies improbables d'une lettre de prisonnier soviétique parvenue au travers des méandres de la censure pour répondre au courrier d'un militant ; la libération de dizaines de prisonniers d'opinion pour lesquels elle s'était battue et avait mobilisé les militants et l'opinion publique ; les rencontres avec les militants des droits humains ; les peines aussi, avec le flot quotidien de violations des droits humains qui lui parvenaient, les arrestations d'amis, les lois liberticides, l'horreur des conflits tchétchènes, puis de la vie sous Kadyrov.
Anne a rencontré des générations de rédacteurs Russie du ministère des Affaires étrangères. Au milieu des échanges de vues sur les droits humains et analyses géopolitiques qui dominent généralement ces échanges, Anne parlait souvent de ce qui lui semblait véritablement important : la lettre reçue la veille de la mère d'un détenu torturé en Russie ; ou la projection à venir en Indre-et-Loire organisée par nos militants d'un film sur Anna Politkovskaïa, célèbre journaliste assassinée. Car pour elle les droits humains n'étaient pas seulement cet idéal toujours devant nous, il se faisait pour elle en vivant, en s'engageant, en se rencontrant. Les droits humains irradiaient sa vie, et sa vie irradiait ses engagements.
Ce combat pour la dignité humaine débordait bien au-delà d’Amnesty. Elle allait chaque semaine passer une matinée en prison pour y donner des cours, mais surtout passer des moments de rencontre et de vie avec les détenus. Un membre d'Amnesty la visitant quelque temps avant sa mort nous racontait ses yeux rougis lorsqu'il la rencontrée. Alors qu'il demandait pourquoi elle pleurait, elle lui dit : « Paulo a enfin obtenu sa libération anticipée, enfin ! Ça fait tellement longtemps qu'on se battait pour Paulo. »
Multiples, ses engagements ne faisaient qu'un. Pendant 4 ans, elle a sensibilisé et mobilisé un groupe de prisonniers français pour Troy Davis, condamné à mort américain exécuté le 21 septembre 2011. Des prisonniers devenus à sa rencontre militants actifs des droits humains. Leurs dessins et leurs mots ont profondément ému Troy Davis lorsqu'il les a reçus.
Admirative de l'enthousiasme des jeunes activistes russes de Russie Libertés en France, elle participait aussi ces dernières années activement à la vie de l'association, au point d'en devenir une « amie très chère ». Elle aurait été très émue de leur mot d'hommage.
Anne a choisi de partir, comme elle a vécu : en refusant la maladie comme elle refusait l'injustice, en décidant de mourir, comme elle avait tenté de vivre sa vie : en femme libre.
Nous présentons nos plus profondes et amicales condoléances à sa famille, et tous ses proches. Pour notre part, nous la pleurons et continuerons de notre mieux notre combat pour la dignité humaine. La meilleure façon que nous ayons de lui rendre hommage et de la garder en nous.