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Smoke rises from Gaza after an explosion, as seen from the Israeli side of the border, April 14, 2025
Gaza, vue depuis la frontière avec Israël, 14 avril 2025. ©Amir Cohen/Reuters

Moyen Orient : le génocide en direct 

Par son ampleur et sa nature, l’offensive israélienne à Gaza a des conséquences multiples, non seulement au niveau local et régional, mais aussi pour la justice internationale et les institutions qui la portent. A l’occasion de la publication de l’édition 2025 du rapport annuel d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, Heba Morayef, directrice régionale Moyen-Orient / Afrique du Nord d’Amnesty International, revient sur les faits les plus marquants pour la région au cours de l’année écoulée.  

Le Moyen-Orient, malheureusement, n'a jamais été étranger aux conflits, et ce depuis de nombreuses décennies, en particulier en raison de la persistance de l'occupation du territoire palestinien. Cependant, l'année 2024 restera comme une année particulièrement violente et marquante pour la région, principalement en raison de l'ampleur de l'offensive israélienne contre la bande de Gaza. C’est la première fois dans l’histoire d’Amnesty international que nous avons pu réunir suffisamment de preuves pour établir que, ce qui s’est passé à Gaza, et ce qui continue de se passer actuellement, constitue un génocide.  Et cela aura un impact profond et durable sur la région, non seulement en raison du niveau extrême de violence et des souffrances infligées aux civil·e·s à Gaza — des souffrances humanitaires qui s’aggravent aujourd'hui encore, depuis l’imposition du blocus total le 2 mars dernier— mais aussi en raison de la façon dont la communauté internationale y a réagi. Les images de destructions et de massacres, largement diffusées sur les réseaux sociaux, ont profondément marqué les consciences. Mais ce qui restera également dans les mémoires, c'est le soutien massif exprimé par un certain nombre de gouvernements occidentaux à l'offensive militaire israélienne. Il est probable que les habitant·e·s de la région mettent de très longues années à surmonter l’amertume née de ce soutien, qui a été perçu comme un abandon des principes fondamentaux des droits humains.

Au-delà de sa gravité et de son ampleur, comment expliquez-vous que ce soit ce conflit régional qui a le plus malmené la justice internationale et les systèmes de protection mis en place au lendemain de la deuxième guerre mondiale ?

De nombreux pays, inspirés par l’attitude des États-Unis, ont cherché à saper les institutions internationales comme la Cour pénale internationale, après que celle-ci a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien. En raison de la relation étroite entre les États-Unis et Israël, la région Moyen-Orient et Afrique du Nord a longtemps été confrontée à une forme d'exceptionnalisme en faveur d'Israël. Nous avons pu constater que les États-Unis, ainsi que certains gouvernements européens — l'Allemagne en particulier — ont adopté des positions très différentes à l'égard d'Israël, comparées à celles qu'ils ont prises vis-à-vis de la Russie dans le contexte du conflit contre l’Ukraine. Cette attitude s'est traduite par l'application de deux poids, deux mesures, et ce traitement d’exception a permis à Israël d'échapper aux exigences et aux mécanismes des institutions internationales de justice.

Cela étant dit, l'année 2024 a également été marquée par des avancées notables en matière de justice internationale. Tout d'abord, à la suite d’une plainte déposée par l'Afrique du Sud [nldr : devant la Cour internationale de justice (CIJ)  pour dénoncer les violations de la Convention sur le génocide], trois séries de mesures provisoires ont été adoptées, notamment pour enjoindre Israël à prévénir le risque de génocide et à faciliter l'acheminement de l'aide humanitaire pour la population palestinienne. Ensuite, il y a eu un développement très inattendu : la Cour pénale internationale (CPI) a décidé d'émettre des mandats d'arrêt. Si l'on m'avait demandé il y a trois ou quatre ans si nous verrions la CPI émettre de tels mandats dans un tel contexte, j'aurais répondu que cela était improbable, en raison des pressions et des obstacles politiques. Il semblait alors inconcevable que la Cour puisse aller jusqu'à lancer de telles procédures.

Aujourd'hui, ces mandats d'arrêt sont violemment critiqués, notamment par les États-Unis, qui ont imposé des sanctions contre des membres de la Cour. Malheureusement, plusieurs gouvernements européens ont également entravé ce processus, exprimant ainsi, une fois de plus, une application très sélective et incohérente des principes de justice internationale. C’est particulièrement flagrant dans le cas de l'Allemagne. Même la France adopte une lecture discutable du droit, en soutenant, par exemple, l'idée que le Premier ministre Benyamin Netanyahou pourrait bénéficier d’une forme d’immunité, alors même que celle-ci ne s’applique pas dans le cadre des procédures devant la Cour pénale internationale.

À ce stade, nous ignorons encore quelles seront les conséquences concrètes de ces initiatives engagées par la justice internationale. Toutefois, il est clair que saper l'autorité de ce système, pour des motifs purement politiques visant à protéger l’État d’Israël, ne fera qu’affaiblir et menacer l’ensemble de l’édifice du droit international. Or, il n'existe pas d’alternative au système de justice internationale. Notre objectif doit être de le renforcer, de le réimaginer si nécessaire, mais certainement pas d’entrer dans une logique d'exceptionnalisme politique qui mettrait en péril la protection juridique pour tous. Ces institutions se sont construites au prix de longues luttes contre les États les plus violents et les plus irrespectueux du droit international. Les régimes autoritaires et belliqueux ne manqueront pas d’interpréter le comportement des gouvernements occidentaux — France, Allemagne, États-Unis et autres — comme un signal de permissivité vis-à-vis des violations du droit, dès lors qu’il s'agit d'affaires portées devant la Cour pénale internationale.

Dans quelle mesure les États qui fournissent toujours des armes aux autorités israéliennes pourront-ils être tenus pour responsables de ce qui se passe à Gaza ?

Au cours des trois dernières années, il a été établi qu'Israël maintient un système d'apartheid et commet un crime d'apartheid dans les territoires occupés. L'année dernière, des constatations supplémentaires ont été faites, attribuant à Israël la responsabilité de crimes de génocide à Gaza. Compte tenu de ces éléments, les gouvernements entretenant des relations militaires ou commerciales avec Israël s'exposent à un risque réel de complicité dans ces crimes internationaux, à moins de faire preuve d'une extrême vigilance. Il est essentiel de s'assurer que toute forme de transfert d'armes ne puisse être utilisée pour soutenir de telles violations. De même, toute aide fournie doit impérativement éviter de renforcer les institutions impliquées dans l’infrastructure de l'apartheid. Les accords de coopération ou les transactions économiques doivent également exclure tout soutien, direct ou indirect, aux colonies illégales, en particulier en Cisjordanie. Certains gouvernements ont commencé à prendre des mesures. Nous avons observé des initiatives positives en Belgique et en Espagne, ainsi qu'une réponse partielle du gouvernement français. Cependant, une position plus ferme est attendue, notamment en matière de coopération militaire et économique.

En résumé, le risque de complicité dans des crimes tels que le génocide et l'apartheid est aujourd'hui élevé. C’est pourquoi toutes les formes de coopération, de transfert d'armes et d’assistance doivent faire l'objet d'un examen rigoureux et permanent.

Au-delà de la situation dramatique à Gaza, quel est l’événement régional qui a retenu le plus votre attention au cours des derniers mois ?

Le Moyen-Orient a connu un développement positif, et pour le moins inattendu : la chute du régime de Bachar al-Assad à la fin de l’année 2024. Amnesty International a documenté de nombreux crimes atroces perpétrés par le régime Assad. Notre rapport sur la prison de Saydnaya, notamment, reste l'une des illustrations les plus marquantes du niveau extrême de violence que les Syriens ont eu à endurer. La chute de Bachar al-Assad est un rappel que l'on ne peut jamais présumer de la pérennité de régimes fondés sur la violence : tôt ou tard, les revendications populaires resurgissent. C'est précisément ce que doit aujourd'hui affronter le gouvernement du Haut Conseil de la Syrie (HDS). À cet égard, nous estimons que la situation actuelle représente une opportunité historique, d’autant plus que la société civile syrienne est exceptionnellement organisée et s'est préparée depuis des années à ce moment. Certes, les comparaisons avec d'autres pays du Moyen-Orient seront inévitables. Mais l'un des premiers critères sur lesquels le gouvernement du HDS sera jugé sera sa manière de traiter les tueries qui ont eu lieu sur la côte en mars dernier [ndlr : visant principalement la minorité alaouite]. S'il n'y a pas d’enquête indépendante, rigoureuse et des responsables traduits en justice, ce serait un signal très négatif quant à la direction prise par les nouvelles autorités. Malgré tout, nous pensons qu’une véritable opportunité de changement existe. Le chemin reste semé d'embûches, mais la leçon envoyée aux autres régimes de la région est claire : on ne peut fonder la stabilité sur des décennies d'autoritarisme et de violence.