Plusieurs dizaines de milliers de femmes et d’enfants de l’État islamique sont retenus dans les camps insalubres du nord-est syrien. Parmi eux, plus de 300 Français. Alors qu’un nombre grandissant de pays ont rapatrié mères et enfants, pourquoi le gouvernement français tarde-t-il à faire de même pour ses ressortissants ?
La France a rapatrié 35 enfants et 16 mères qui étaient détenus dans les camps du nord-est de la Syrie.
Mais des dizaines d’autres enfants sont encore retenus au mépris du droit.
Nous demandons le rapatriement immédiat de tous les enfants français et leurs mères encore détenus dans les camps de Roj et Al-Hol, en Syrie, au mépris de toutes les règles de droit.
Niché au creux des vallons arides de la steppe syrienne, le site de Roj possède tous les attributs d’un camp de réfugiés. Allées insalubre, tentes siglées du logo de l’ONU, toilettes de fortune que partagent des dizaines de familles. Des enfants aux silhouettes chétives tuent le temps sur un terrain de jeux rouillés. Très vite, pourtant, apparaît une saisissante fresque composée de soldats perchés au sommet de miradors et de regards fuyants, sur fond de clameur russe, de chuchotements arabes, de rires indonésiens et d’invectives anglaises. Un « Je veux sortir d’ici », tristement murmuré dans la langue de Molière par un enfant aux joues creuses, vient achever le tableau. Mehdi*, un Français de 9 ans, fait partie des quelques 3 000 enfants et femmes enfermés dans cette prison à ciel ouvert. « Les femmes ont toutes fait partie de l’État islamique et sont originaires d’une cinquantaine de pays. Elles attendent d’être rapatriées avec leurs enfants, mais les choses traînent », explique l’un des responsables du camp, doté d’un sens certain de l’euphémisme.
Pour la plupart, ces femmes ont été interpellées en mars 2019 à l’issu de la bataille d’Al-Baghouz, l’ultime défaite militaire de l’État islamique. Elles sont alors séparées de leurs conjoints djihadistes et conduites avec leurs enfants vers plusieurs camps du Rojava, une province de l’Est syrien conquise par les Kurdes à la faveur de la guerre. Ainsi parqués dans des conditions humanitaires décriées par de plus en plus d’ONG, dont Amnesty International, les « enfants de Daech » et leurs mères font aujourd’hui l’objet d’un inextricable imbroglio mêlant raison d’État, atermoiements politiques et intérêts géostratégiques. La France, pays européen le plus meurtri par les assauts de l’organisation terroriste, tient une ligne particulièrement dure envers ses ressortissants et n’aurait rapatrié que 35 mineurs, pour la plupart orphelins. Environ 250 autres enfants français et 80 femmes végètent toujours aux confins de la Syrie, hors de tout processus judiciaire. « J’assume avoir fait une erreur et je sais l’hostilité que nous suscitons, mais je souhaite revenir chez moi », lâche doucement Sabrina* depuis le parloir du camp de Roj. Partie pour l’Irak fin 2014 avec son mari, bientôt tué au combat, cette ancienne nourrice originaire de la région parisienne explique avoir passé la totalité de ses quatre années au sein de l’État islamique affectée aux tâches ménagères d’une maison de veuves. « Je ne comprends pas les critères utilisés par la France pour choisir qui faire revenir. C’est le flou le plus total depuis trois ans », se plaint-elle, son jeune fils sur les genoux.
Crédit photo : Sadak Souici
Un blocage politique
Jusqu’à l’hiver 2019, l’exécutif français multiplie pourtant les déclarations volontaristes. Il semble préparer l’opinion au retour de tous les Français, hommes compris. « Ce sont des Français avant d’être des djihadistes », avance même Christophe Castaner, le ministre de l’Intérieur de l’époque. Le gouvernement est au diapason, la machine gouvernementale s’enclenche : selon le journal Libération, les services de l’État vont jusqu’à préparer une opération d’exfiltration pour quelques 250 Français retenus en Syrie. Las, Emmanuel Macron ferme le banc en février 2019. Il inaugure une nouvelle doctrine : le jugement et l’incarcération des djihadistes là où ils se trouvent, le « cas par cas » pour les enfants. Pourquoi un tel revirement ? Beaucoup d’observateurs relèvent qu’au même moment est publié un sondage de l’institut Odoxa, dont 89 % du panel se dit opposé au retour des djihadistes et deux tiers s’opposent au retour des enfants. « Le blocage est purement politique, l’Élysée s’est piégé, tempête Marie Dosé, l’avocate du Collectif des familles unies, une association de familles de Français partis rejoindre Daech. Lors de nos réunions à l’Élysée, tout le monde regarde ses souliers. Ils savent qu’ils ont tort et invoquent des impératifs sécuritaires. Mais dans ce cas, pourquoi la quasi-totalité des nations occidentales, pourtant confrontées aux mêmes enjeux, ont-elles rapatrié ? Même les États-Unis, qui ont enfanté Guantánamo, nous demandent d’agir ».
L’isolement du gouvernement français est renforcé par les prises de position d’une kyrielle d’institutions nationales et internationales. « Le refus de la France de rapatrier des enfants français détenus dans les camps syriens (…) viole leur droit à la vie, ainsi que leur droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradant », condamne le comité des droits de l’enfant de l’ONU, le 24 février dernier. Même son de cloche au Parlement européen, à l’origine d’une résolution exhortant les membres de l’Union européenne au rapatriement. Ainsi qu’au Conseil de l’Europe, dont une commissaire a épinglé la France pour non-respect de la Convention européenne des droits de l’homme. Les deux principales autorités administratives françaises sur la question – la Commission nationale consultative des droits de l’homme et le Défenseur des droits – ont adopté des positions similaires dès 2019. Pourtant, les procès intentés par les familles vont se fracasser sur la notion d’acte de gouvernement, une spécificité de la jurisprudence tricolore. Façonné par le Conseil d’État au cours du XIXe siècle, le principe juridique consacre la toute-puissance de l’exécutif dans certains domaines administratifs. Et il a permis aux magistrats saisis de se déclarer incompétents.
Impasse judiciaire
Tenues en échec dans l’Hexagone, certaines familles saisissent finalement la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et poussent le gouvernement à dévoiler son principal argument : l’absence de juridiction. « L’État prétend ne pas pouvoir intercéder auprès des autorités kurdes au motif qu’il n’a ni le contrôle de leur territoire ni de représentation diplomatique sur place », décrypte Marie Dosé, qui a plaidé l’affaire à Strasbourg en septembre dernier. Le jugement devrait être rendu au printemps 2022. « C’est de l’argutie juridique, car la réalité montre que la France jouit d’une grande influence sur le Rojava, à tel point que le Quai d’Orsay a le pouvoir de nous barrer l’accès aux camps », accuse Ludovic Rivière, un avocat toulousain qui a tenté par deux fois de se rendre au camp de Roj. Pas moins de trois délégations de parlementaires et d’avocats français ont été refoulées à la frontière irako-syrienne, pourtant accessible aux journalistes et aux humanitaires. « Seuls les Français se font barrer l’accès aux camps », observe le grand-père d’un garçon retenu à Roj. « Un membre haut placé dans l’appareil kurde nous a avoué avoir peur de déplaire à la France », rapporte la député Frédérique Dumas², qui a participé à l’une des missions avortées.
L’État français empêche-t-il la représentation nationale d’accéder aux camps ? « Si ces personnes n’ont pas pu franchir la frontière, c’est que la France nous en a donné l’ordre direct », confirme Ilham Ahmed, le numéro deux du gouvernement du Rojava. Retranchée dans son petit bureau de Qamichli, la capitale de la région autonome, cette diplomate rompue aux négociations internationales rappelle que son gouvernement n’est pas formellement reconnu par la communauté internationale. Un temps envisagée, l’installation d’un tribunal international au Rojava a fait long feu : trop compliquée logistiquement, trop sensible diplomatiquement. « Je l’ai personnellement demandé à plusieurs pays, y compris à la France, mais on m’a expliqué qu’il n’était pas possible d’installer un tel tribunal dans un territoire sans existence juridique propre, regrette Ilham Ahmed. Sans aide extérieure, juger les djihadistes ici est impossible. Nous sommes en guerre sur de multiples fronts, à la tête d’une économie sous embargo et n’avons donc ni le temps, ni les moyens, ni les compétences pour juger des milliers de personnes contre lesquelles nous n’avons presque aucune preuve ».
Crédit photo : Sadak Souici
Le risque de l’impunité
Malgré le semblant de reconnaissance internationale conféré aux Kurdes de Syrie par leur qualité de geôliers de Daech, le fardeau semble bien lourd. Et cette précarité risque, à terme, de rimer avec impunité pour certaines djihadistes. Certes, beaucoup affirment avoir tourné la page et assurent qu’elles ont passé davantage de temps en cuisine que sur le champ de bataille. Mais d’autres restent, au mieux, fragiles psychologiquement. « Je ne veux pas revenir en France, ce pays sans principes. Dieu me libèrera et je referai ma vie ailleurs », s’emporte une Franco-Algérienne croisée dans les ruelles poussiéreuses de Roj. Sur la messagerie cryptée Telegram, un groupe d’information interne au camp alimenté en français presque quotidiennement, l’anonymat donne libre cours aux pulsions : « Je demande à Allah Le Tout Puissant, Seigneur du Grand Trône, d’affliger les apostats et les polythéistes de maladies sévères », peut-on lire le 24 janvier 2022.
Au camp de Hol, principal lieu de détention de femmes de djihadistes, le climat est carrément insurrectionnel. « Nous maîtrisons difficilement le camp, reconnaît Haval Siamand, l’un des directeurs de l’administration pénitentiaire kurde, il y a des cellules dormantes de l’État islamique et les règlements de compte ne sont pas rares. Il y a eu plus d’une centaine de meurtres à l’arme blanche depuis 2018 ». Une radicalisation que n’élude pas un bon connaisseur du dossier des ressortissantes françaises : « Oui, il y a encore des radicalisées, raison de plus pour les rapatrier car ce sont les plus dangereuses ». « Il faut être pragmatique, il y aura davantage de suivi des radicalisées en France que dans ces camps », corrobore un ancien membre des services de renseignement français. La justice française est-elle en mesure de traiter la centaine de femmes parties rejoindre l’ennemi ? Plusieurs associations l’affirment. « Nous avons auditionné les juges antiterroristes, ils demandent tous à ce que l’on exécute les mandats d’arrêt internationaux, témoigne ainsi Patrick Baudouin, le président d’honneur de la Fédération internationale des droits de l’homme. Les structures existent, il n’y a pas d’obstacle opérationnel à leur retour ».
Cette absence de perspective pour un traitement judiciaire du dossier des mères, bien que manifeste, n’a pas conduit la France à dévier de sa doctrine du « cas par cas » pour leurs enfants. Or même de ce point de vue, les résultats se font attendre : aucun Français n’a été rapatrié depuis janvier 2021. « L’État dit agir dans l’intérêt des enfants, mais c’est n’importe quoi ! Laisser un môme dans un camp insalubre pendant trois ans, est-ce cela son intérêt ? », s’impatiente Marc Lopez, grand père de quatre enfants retenus à Roj. Laisser plusieurs centaines de jeunes Français déscolarisés et vulnérables à la radicalisation pourrait provoquer un retour de flamme, comme le pointe une source sécuritaire : « Les laisser pourrir là-bas peut créer un nouveau risque terroriste ». Sous les tentes de Roj, on assure en tout cas que les services de l’État cherchent surtout à retirer les enfants à leurs mères. « C’est ce que des agents de l’État français sont venus me proposer il y a quelques mois, rapporte Sabrina. J’ai cogité toute la nuit. Ça a été trop dur, et j’ai refusé au matin. Mon fils est trop jeune, il aurait vécu cela comme un abandon. Mais au vu du temps qui passe et des conditions de détention, je pense céder si on me le propose à nouveau ». La méthode révolte Serge Hefez, un pédopsychiatre qui a accompagné de nombreux mineurs revenus de zones de conflits. « Séparer un enfant d’une mère, de surcroît dans des conditions pareilles, va à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant et peut créer des traumatismes dont nous connaissons hélas parfaitement les conséquences », tonne le médecin depuis son cabinet parisien.
Crédit photo : Sadak Souici
Rapide dégradation sécuritaire
Avec la bataille juridique suspendue à la décision de la CEDH, l’urgence humanitaire inapte à mobiliser l’opinion, c’est finalement la question sécuritaire qui pourrait forcer la main de l’exécutif français. « L’aspect moral de l’abandon d’enfants français ne saute pas aux yeux de tout le monde, c’est donc aussi l’enjeu sécuritaire que j’ai dû mettre en avant pour convaincre 175 de mes collègues de signer une tribune sur le sujet », relate Hubert Julien-Laferrière³, député très investi sur le dossier. Sur le terrain, le rapport de force militaire reste mouvant et ne plaide pas en faveur du statut quo. Daech, en pleine reconstitution dans un massif montagneux de la frontière syro-irakienne, repart à l’offensive et cherche à libérer ses membres incarcérés à travers la région. Le 20 janvier 2022, une centaine de djihadistes ont ainsi tenté de libérer les 3 500 prisonniers d’Hassaké, une bourgade située à quelques encablures des camps de Roj et Hol. Un assaut d’une telle force qu’il aura fallu dix jours et le renfort de l’armée américaine pour venir à bout des assaillants. Au total, une cinquantaine de soldats kurdes ont perdu la vie lors des combats.
Les camps de femmes et d’enfants, entourés de maigres clôtures de fer, que traversent chats et chiens errants, ressemblent fort à de prochaines cibles. « Il y a un risque que les djihadistes tentent de libérer leurs femmes, mais Daech n’est même pas notre principal souci. Nous redoutons surtout les Turcs et le régime de Bachar al Assad », confirme Ilham Ahmed, rappelant que les Kurdes restent cernés par deux puissantes forces militaires à l’affût du moindre signe de faiblesse de leurs parrains occidentaux. « Le jour où les Américains nous lâchent, nous aurons 24 heures pour plier bagages », anticipe une journaliste de Qamichli. Une précarité stratégique susceptible de s’accroître avec le conflit russo-ukrainien, dont l’effet papillon menace de rebattre les cartes géopolitiques du Moyen-Orient. Soucieux de s’assurer du soutien de la Turquie dans sa coalition contre Vladimir Poutine, l’Otan devra donner des gages à Ankara, qui perçoit la présence kurde à sa frontière comme un péril de premier ordre. Or en cas d’offensive turque, les camps de Roj et de Hol pourraient subir le même sort que celui d’Ain Issa, un autre camp tenu par les Kurdes d’où plusieurs centaines de femmes djihadistes s’étaient échappées à la faveur des combats. « Si ces femmes tombaient entre de mauvaises mains, elles deviendraient un instrument de chantage à l’encontre de la France », s’inquiète la sœur d’une Française emprisonnée à Roj.
Une fois passée l’élection présidentielle, une fois rendu le verdict de la CEDH, la France tendra-t-elle la main à ses « damnés des camps kurdes » ? Si le pays reste traumatisé par les massacres perpétrés par Daech sur son territoire, Marie Dosé exhorte le nouvel exécutif à faire prévaloir l’État de droit. « Il faut regarder notre histoire en face et montrer à ces enfants que leur pays ne les abandonne pas dans le désert syrien. Dans le cas contraire, Daech aura réussi à faire renoncer la France à ses valeurs. D’une certaine manière, ils auront gagné ». Sollicité par La Chronique, l’exécutif français n’a pas donné suite.
1. Avec quatre autres ONG nous avons lancé, le 15 février, un nouveau cri d’alarme pour exhorter le gouvernement de rapatrier les enfants français retenus dans des camps kurdes.
2. Députée Liberté des Territoire, Hauts-de-Seine.
3. Député non inscrit du Rhône.
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