Le ministère de l’Intérieur incite à expulser toujours plus de personnes étrangères. Depuis 2020, il abuse d’une arme juridique floue : la menace à l’ordre public. Un article en partenariat avec le magazine Politis pour La Chronique, le magazine des droits humains.
Écrit par Chloé Dubois, membre du collectif Focus
Pour notre magazine La Chronique #419, paru au mois de septembre 2023
Cet article n’engage que La Chronique et pas Amnesty International.
Derrière les grilles du centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, en Seine-et-Marne, Adama (ce prénom a été modifié) s’inquiète. L’homme d’origine ivoirienne a de la tension, parfois, « elle monte à 18 ». L’infirmière lui recommande de rester calme, mais pour lui, c’est impossible dans un tel endroit. Surtout, il ne comprend pas ce qu’il fait là ; on ne lui explique rien. Adama est arrivé en France en 1991. Il y a rencontré sa compagne, une Française, avec qui il s’est pacsé il y a plus de vingt ans ! Ensemble, ils ont un fils. Jusqu’en décembre 2022, Adama bénéficiait d’une carte de résident : titre de séjour valable dix ans.
Au moment de son renouvellement, la préfecture lui indique que son passeport, nécessaire à la démarche, va expirer dans l’année. Il se rend à l’ambassade de Côte d’Ivoire pour le renouveler, mais les délais sont longs. Si longs que le document ne lui a toujours pas été remis. C’est ainsi qu’à la faveur d’une lenteur administrative, Adama s’est retrouvé en situation irrégulière.
Adama est innocent, jusqu’à preuve du contraire. Pourtant, les policiers le placent directement en rétention.
Tout a dérapé au printemps 2023. Adama est mis en garde à vue pour un vol qu’il conteste fermement : « Aucune poursuite n’a été engagée ». Il est innocent, jusqu’à preuve du contraire. Pourtant, les policiers le placent directement en rétention ; faute de récépissé et puisqu’il sort de garde à vue, les autorités lui notifient une obligation de quitter le territoire (OQTF) estimant qu’il représente une « menace pour l’ordre public » (MOP). Une notion sans définition juridique stricte qui ne s’appuie pas sur une preuve de culpabilité et dont l’appréciation est laissée aux préfectures. Rien, ou presque, ne vient encadrer son utilisation. Seule une jurisprudence du Conseil d’État établit que la « menace » doit être grave, actuelle ou immédiate pour être caractérisée.*
Quoi qu’il en soit, Adama n’aurait jamais dû faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire ni même d’un placement en rétention. Au regard de l’intensité de ses liens privés et familiaux sur le territoire, il appartient à une catégorie d’étrangers dite « protégée »2, protection qui pourrait, avec le futur projet de loi asile et immigration, être abolie si les personnes sont considérées par l’administration comme des MOP. Et il n’est pas rare que les préfectures contournent ces protections contre l’éloignement, l’instrumentalisation de la menace à l’ordre public permet désormais de le faire bien plus facilement », dénonce Mélanie Louis, responsable « expulsion » à La Cimade.
Les préfectures n’ont plus nécessairement à constater le danger que constitue une personne sur la base de faits avérés, graves et actuels.
* Dans cette même décision, le Conseil d’État ajoute que « les infractions pénales commises par un étranger ne sauraient, à elles seules, justifier légalement une mesure d’expulsion ». Conseil d’État, 12/2/2014, n° 365644.
** Certaines personnes sont protégées d’une OQTF : les parents d’enfant français, les personnes mineures ou arrivées avant 13 ans, celles mariées depuis au moins trois ans avec un Français, vivant en France depuis plus de dix ans, ou gravement malade et ne pouvant bénéficier de soins dans leurs pays d’origine.
Visite sénatoriale du Centre de rétention Administratif de Cornebarrieu - Senatrice Preville (Lot), Senatrice Poumirol (Haute-Garonne) et du Senateur Pla (Aude). © Art Core Ben / Hans Lucas
Une notion malléable et politique
Retour en septembre 2020. Tout juste arrivé au ministère de l’Intérieur, Gérald Darmanin s’adresse à toutes les préfectures dans une instruction relative à « l’éloignement des étrangers ayant commis des infractions graves ou représentant une menace grave pour l’ordre public ». Dans l’annexe de cette circulaire, le ministre appelle à systématiser les procédures d’expulsion ou les refus de titres de séjour contre toutes personnes étrangères susceptibles de représenter une « menace ».
Quant aux catégories dites « protégées », c’est-à-dire les étrangers qui ne peuvent pas faire l’objet d’un éloignement comme Adama, Gérald Darmanin affirme sans précautions que « ces protections, à de rares exceptions près, ne sont pas absolues ». Concernant « la menace à l’ordre public », il invite les préfectures à apprécier la notion de manière « large ». Il leur demande même de procéder « à une évaluation du comportement de l’intéressé » pour apprécier sa « dangerosité dans l’avenir ». Un changement de paradigme inquiétant : les préfectures n’ont plus nécessairement à constater le danger que constitue une personne sur la base de faits avérés, graves et actuels. Autrement dit, elles peuvent se prononcer sur la base d’un soupçon, d’un « risque » tout aussi hypothétique que subjectif.
Ces procédures administratives ont des conséquences gravissimes sur la vie des gens.
Lucie Simon, avocate
Depuis, deux autres circulaires du ministère de l’Intérieur ont réitéré ces directives. Celle du 3 août 2022 indique que « 2 815 étrangers en situation irrégulière, sortant de prison ou au profil lourdement évocateur de risque de troubles à l’ordre public » ont été éloignés du territoire en un an. Qu’entend-on par « profil lourdement évocateur » ? Ni la Direction générale des étrangers en France (DGEF) ni le cabinet du ministère de l’Intérieur n’ont répondu à nos nombreuses sollicitations.
Une chose est sûre : sur le terrain, les associations, débordées, dénoncent une logique de harcèlement, des recours abusifs aux procédures d’expulsion sur la base de ce motif peu clair, malléable et politique. Des procédures qui conduisent inévitablement à des éloignements illégaux.
En matière de communication, « c’est parfait, ironise Mélanie Louis. Lorsque le gouvernement annonce que des “étrangers délinquants” sont expulsés, on se dit que ce sont des personnes qui ont fait des choses graves. En réalité, tout et n’importe quoi peuvent servir à caractériser cette menace ». De manière quasi systématique, les étrangers sortant de prison se voient notifier une OQTF, comme celles et ceux qui ont fait l’objet d’une simple garde à vue (y compris sans poursuites ni condamnation), ou ayant commis des faits qui ne sont sanctionnés que d’une amende dans le droit commun.
Il y a cet homme en situation régulière dont le titre de séjour ne sera pas renouvelé, car il a été verbalisé au volant de sa voiture avec un permis tunisien non traduit en français. Cette mère célibataire en situation irrégulière, appréhendée dans le RER à la suite d’une altercation verbale avec une autre usagère. Ou ce groupe de jeunes Afghans interpellés sur un campement parisien, où ils étaient arrivés la veille dans l’intention de déposer une demande d’asile, car ils « provoquaient des désagréments dans la gestion de la sécurité routière ».
Parfois, les procédures relèvent même de l’absurde. Au printemps 2022, une ressortissante roumaine a été interpellée « pour des faits de racolage et de prostitution sur la voie publique ». Sur l’OQTF, les autorités estiment que le comportement de la jeune femme constitue « une menace réelle, actuelle, et suffisamment grave à l’encontre d’un intérêt fondamental de la société française ». La préfecture ne s’étend pas davantage, mais la gravité des termes interroge puisqu’en France, ni le racolage ni l’exercice de la prostitution ne sont pénalement répréhensibles.
Visite du Centre de rétention administrative de Saint-Jacques-de-la-Lande, près de Rennes. Drapeau bleu blanc et rouge, drapeau de la France. France, 14/04/2023 © Angeline DESDEVISES / Hans Lucas.
Des recours court-circuités
Les défenseurs des droits des étrangers constatent également une augmentation préoccupante des refus de régularisation pour « usage de faux ». Pour accéder à un titre de séjour, l’administration demande aux personnes en situation irrégulière de présenter un certain nombre de fiches de paie. Or, puisqu’elles n’ont pas l’autorisation de travailler sur le territoire, ces dernières sont parfois contraintes d’utiliser de faux documents d’identité pour trouver du travail. Certes, c’est illégal. Mais jusqu’ici, « ça ne posait pas de problèmes », assure Stéphane Maugendre, avocat et membre du Gisti, puisque « les préfectures récupéraient les faux papiers pour les détruire et régularisaient ensuite les personnes concernées, en application de la circulaire Valls ». Pour lui, « faire de ces gens des menaces pour l’ordre public démontre très clairement une application dure et éminemment politique ».
Pour mener à bien les instructions de l’Intérieur, l’administration peut aussi s’appuyer sur de nombreux fichiers de renseignement, tel que le très controversé « traitement des antécédents judiciaires » (TAJ). L’avocate Justine Langlois se souvient, indignée, d’une cliente à qui la nationalité française a été refusée, car « elle y était inscrite, mais en tant que victime ! » Une dérive « typique », souffle Me Lucie Simon : « J’accompagne beaucoup de personnes issues de la communauté tchétchène à qui le statut de réfugié a été retiré sur le fondement d’une “menace à l’ordre public“. Sur la base d’une simple note blanche, ils font l’objet d’un arrêté d’expulsion ». Ces notes anonymes collectées par les services de renseignement suffisent très souvent, sans preuves ni condamnations, à « étiqueter » une personne de terroriste.
Ce que je dénonce, c’est que ces procédures administratives ont des conséquences gravissimes sur la vie des gens, mais sans les garanties procédurales qui y sont rattachées en droit pénal. Tout ça, sans que la personne ait eu le droit au contradictoire, ou à une défense.
Notamment parce qu’il est très difficile de s’opposer à une OQTF fondée sur une menace à l’ordre public : les personnes n’ont que 48 heures pour contester la décision et saisir un tribunal administratif, ce qui ne laisse trop souvent pas le temps de réunir les documents nécessaires ou de contacter un soutien juridique. Autre écueil, la justice administrative va, la plupart du temps, dans le sens de l’administration. « On perd beaucoup, y compris sur des dossiers de gens qui ont absolument toute leur vie en France, déplore Me Gonidec. Et je ne suis pas optimiste pour l’avenir, a fortiori avec le futur projet de loi asile et immigration qui risque de donner encore plus de latitude aux juges ». — C. D.
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