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URGENCE GAZA-ISRAËL

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Les ONG, nouvelles cibles d'attaques

Déclarations politiques enflammées, dossiers ou éditoriaux biaisés, locaux vandalisés, campagnes de dénigrement ciblées sur les réseaux… Depuis plusieurs mois, des associations et ONG ont été en France et à l’étranger la cible d’attaques récurrentes et protéiformes. Que s’est-il passé ?

— Par Michel Despratx (texte) et Marion Sellenet (illustrations).

Note de la rédaction : les illustrations ont été réalisées à partir de visages anonymes sans lien avec le sujet traité.

Le 4 juillet, Reporters sans frontières (RSF) révélait l’existence d’une vaste campagne en ligne destinée à la discréditer. Usurpation de nom de domaine, utilisation de sa charte graphique, faux communiqué de presse... Un exemple parmi d’autres attaques ciblant des organisations non gouvernementales (ONG). 

Qu’elles soient politiques ou médiatiques, virales sur les réseaux sociaux ou fruit d’actes isolés, ces charges sont, en France, de plus en plus haineuses. Un climat délétère entretenu, entre autres, par un certain nombre de fake news. Notre enquête essaie de comprendre d’où viennent ces attaques, quels en sont les ressorts et surtout les conséquences. Selon la juriste Laurence Burgorgue-Larsen, la remise en cause des droits  humains est un phénomène mondial.

Vent mauvais

Samedi 15 juin. Sur la chaîne d’info en continu CNews (groupe Bolloré), le journaliste Lionel Rosso et ses chroniqueurs présentent une émission sur la manifestation parisienne de l’après-midi contre l’extrême droite. Pendant une heure, ils débattent de « l’hostilité des Français à l’immigration ». Puis Lionel Rosso ose une question piquante : « Cette Déclaration des droits de l’Homme n’est-elle pas caduque dans notre société, dans la France d’aujourd’hui ? » Afin d’être bien compris, il précise : « Répond-elle, aujourd’hui, aux questions que pose l’immigration ? » Et conclut : « Il semble que la réponse soit non. » Inadaptés à notre histoire, les droits humains ? Ringardisés par le réel ? Les journalistes de ce plateau télé ne les présentent plus comme une boussole, mais comme une idéologie démodée. Cette conception péjorative des droits humains s’accompagne d’une série d’attaques contre les ONG qui les défendent. Amnesty International, par exemple, dont les rapports dénoncent les manquements aux droits fondamentaux de tous les États – sans exception –, s’est plusieurs fois retrouvée ciblée. Le 1er février 2022, elle a vu déferler une vague d’attaques inédite par son ampleur. 

Ce jour d’hiver, Amnesty International publie un rapport sur le système d’oppression et de domination qu’exerce Israël sur la population palestinienne. Le document détaille des violations constituant un « crime d’apartheid » défini par le droit international. Amnesty International est loin d’être la seule à employer ce mot – « apartheid ». L’ancien Premier ministre israélien Ehoud Barak lui-même, mais aussi 17 ONG israéliennes dont B’Tselem, 20 groupes israéliens de défense des droits de la personne, un ancien chef du Mossad, plusieurs rapporteurs des Nations unies, et 25 % des Israéliens juifs – selon un sondage d’avril 2021 – ont déjà dénoncé un « apartheid israélien ». Mais le rapport d’Amnesty International va se trouver attaqué par plusieurs grands médias et le gouvernement français. À commencer par la ministre chargée de l’Égalité, Aurore Bergé, qui, le 24 février, lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives (Crif), dénonce « la campagne scandaleuse d’Amnesty International » et va jusqu’à soutenir que « les associations qui détournent leur objet initial et professent la haine doivent être démantelées ». Le magazine Le Point accuse Amnesty International de « mensonge historique », un chroniqueur du Figaro dénonce « l’infamie » de l’organisation. L’opprobre jeté sur l’ONG fait tache d’huile. Les mois suivants, dans la ville du Chesnay, mais aussi à Versailles, à Aix-en-Provence, à Marseille ou à Orléans, des maires, une université ou des associations culturelles locales annulent les conférences de l’organisation portant sur la question israélo-­palestinienne. « Des responsables des salles ont justifié diversement ces annulations, raconte Jean-Claude Samouiller, alors président d’Amnesty International France. Le chauffage n’était pas branché ; la réunion posait un problème d’ordre public ou de sécurité. »

« Cette Déclaration des droits de l’Homme n’est-elle pas caduque dans notre Société ?»

— Lionel Rosso, journaliste de CNews

Climat de défiance anti-ong

Six mois plus tard, même scénario sur une autre enquête d’Amnesty International. Celle-ci révèle, le 4 août 2022, que l’armée ukrainienne a installé des bases dans des écoles et des hôpitaux civils. L’hebdomadaire Le Point charge le premier : « Mettre sur un même plan agresseurs et agressés, voilà la définition de l’impartialité selon Amnesty International. » Un autre magazine, Franc-Tireur, évoque « un rapport sidérant », accusant l’Ukraine de violation « pour avoir organisé sa défense en zones civiles attaquées par les Russes ». Le président d’Amnesty International France s’insurge : « C’est faux. Amnesty n’a jamais mentionné de “crime de guerre” : notre communiqué a parlé – les mots ont un sens – de “manquements au droit international humanitaire”. Ces attaques sont d’autant plus injustes que notre communiqué sur l’Ukraine succédait à 700 pages d’enquête d’Amnesty sur les crimes de guerre russes », insiste-t-il, avant de rappeler ce principe de l’organisation : « Notre mandat est de documenter les crimes commis par chaque acteur des conflits, pas les atteintes commises par un seul camp. » 

Amnesty International est loin d’être la seule ciblée. Un climat de défiance entoure plusieurs autres ONG défendant les droits humains. Rue Marmontel, à Clermont-Ferrand, le samedi 18 octobre 2023, il est 8 h 30 quand Chloé1 s’apprête à ouvrir la porte du local de la Cimade, une association soutenant les demandeurs d’asile. Au moment d’insérer la clé dans la serrure, la bénévole s’immobilise. Dans la nuit, des inconnus ont fracassé la porte, brisé trois vitres épaisses. Chloé sait que ce n’est pas un hasard.  

Quatre jours auparavant, à Arras, un homme tchétchène de 20 ans a égorgé au couteau le professeur de français Dominique Bernard, en criant « Au nom d’Allah ». Le Figaro, Causeur, CNews et Marianne ont rapidement publié des articles soulignant que la Cimade, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) et Réseau éducation sans frontières (RESF) s’étaient opposés en 2013 à l’expulsion de la famille du meurtrier, alors que celui-ci n’était âgé que de 8 ans. Les réseaux sociaux vont sur-le-champ relayer ­l’accusation. Chloé et ses collègues découvrent ainsi sur X (ex-Twitter) et sur Facebook (Meta) une vingtaine de messages haineux dirigés contre la Cimade. « Vous avez du sang sur les mains. » « Quand les vrais patriotes seront au pouvoir, vous rendrez des comptes. » Pour bloquer ces injures, le webmaster de la Cimade se résout à désactiver les commentaires. Mais ce matin du 18 octobre, c’est leur local qui est vandalisé. La menace est concrète. À Nantes, dix jours plus tard, des bénévoles de l’ONG trouvent des slogans peints en jaune sur la devanture du local : « Arras complice » et « Stop migration ». 

Le schéma est toujours identique : une attaque est lancée dans un média, puis les réseaux sociaux la reprennent, en propageant des injures et des menaces. Comme ce 16 octobre, sur CNews, lorsque l’animateur Pascal Praud accuse le Mrap d’être « l’association qui défend la famille du meurtrier » et déclare : « Ces gens n’ont pas à recevoir de l’argent public ! » Les jours suivants, le coprésident du Mrap Jean-François Quantin découvre, atterré, 60 e-mails reçus par le mouvement antiraciste : « À mort le Mrap » ; « Sale pute de merde » ; « Cafards » ; « On va vous défoncer » ; « Vivement que le RN [Rassemblement national] arrive au pouvoir pour vous éradiquer. » Au bureau parisien de l’association, le téléphone sonne. Un permanent décroche et entend ces mots : « Vous allez crever! » Jean-François Quantin résume : « Le climat devenait irrespirable, il fallait que ça s’arrête. » En quelques jours, le Mrap et la Cimade rédigent ensemble une tribune. Quarante ONG françaises la signent. Le magazine Le Nouvel Obs la publie le 2 novembre. Elle signale « des attaques répétées contre les associations qui défendent les exilés », et alerte que partout « des défenseurs des droits humains sont attaqués, intimidés, menacés, attaqués physiquement ».

« Emmanuel Macron s’est mis à nous traiter de complices des passeurs à propos des sauvetages en mer »

— Jean-François Corty, président de Médecins du monde

Des manifestants qualifiés d’« écoterroristes »  

Cette critique des ONG n’émane pas uniquement des médias. Le pouvoir politique la diffuse lui aussi, notamment Emmanuel Macron. « Il s’est mis à nous traiter de complices des passeurs à propos des sauvetages en mer, déplore Jean-François Corty, président de Médecins du monde. Et maintenant, des gens du RN nous décrivent carrément comme des criminels et des complices des terroristes. »

Sous la présidence d’Emmanuel Macron, des ONG qui défendent le droit à un environnement sain affrontent une répression inédite. Le collectif écologiste des Soulèvements de la Terre, par exemple. Depuis trois ans, il organise des manifestations et des actions de désobéissance civile contre les grands projets de bétonnisation imposés (mégabassines, autoroute A69 ou TGV Lyon-Turin). Le 29 octobre 2022, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin envoie 1 500 gendarmes face aux militants qui bloquent la construction de la mégabassine de Sainte-Soline. Des députés sont matraqués et trois manifestants se retrouvent à l’hôpital. Mais le ministre incrimine « des manifestants violents » ayant blessé 61 gendarmes, dont les actions « relèvent de l’écoterrorisme ». Il crée une expression sans existence juridique : l’écoterrorisme.

Autre manifestation, le 25 mars 2023 : un gendarme lance une grenade près d’un jeune de 22 ans, l’engin explose, le jeune n’a plus de main. Un homme est blessé au crâne par une autre grenade, un autre au cou par un tir de LBD [lanceur de balles de défense] ; les deux plongent dans le coma. Les blessures sont graves. Une équipe de la Ligue des droits de l’homme (LDH), en mission d’observation, note des plaies cervicales, des fractures ouvertes, des mâchoires brisées, un « pronostic vital engagé ». Elle récupère un enregistrement téléphonique qui prouve que les forces de l’ordre ont empêché le Samu de secourir des blessés. Le jour de cette révélation (28 mars), le ministre de l’Intérieur engage une procédure pour dissoudre le collectif écologiste. Puis, le 5 avril, il évoque au Sénat la possibilité de « regarder de près » la subvention versée à la LDH. Son président, Patrick Baudouin, nous dit qu’il n’a « jamais vu cela ». Et  ajoute : « C’est consternant, dans une démocratie. » 

La menace proférée contre la vieille association, créée en 1898 dans le cadre de l’affaire Dreyfus, est si exceptionnelle qu’elle alerte l’institution indépendante qui conseille le gouvernement sur les droits humains et contrôle le respect par la France de ses engagements internationaux en la matière : la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Son bureau interpelle la Première ministre Élisabeth Borne. Il lui envoie un courrier qui dénonce « la tendance systématique du ministre de l’Intérieur à dénigrer les défenseurs des droits humains, à menacer de toucher à leurs subventions » et à les « présenter comme des agitateurs, des délinquants, voire des terroristes », comme cela se pratique dans « les autocraties ». La remontrance est sévère. Elle appelle la Première ministre à clarifier sa position. Mais celle-ci ne bouge pas le petit doigt. « Ce qui est très inhabituel », nous confie Magalie Lafourcade, secrétaire générale de la CNCDH. 

Cinq jours plus tard, Élisabeth Borne répond à sa manière, en accusant à son tour la LDH, lors d’un discours au Sénat, d’« ambiguïtés face à l’islamisme radical ». Elle fait alors référence à la participation de l’association à la marche contre l’islamophobie, et à son opposition à la dissolution d’une association de lutte contre l’islamophobie (le CCIF).

« L’État français criminalise les ONG de défense des droits humains »

— Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement

Contrôler par les subventions

La répétition de ces attaques, le climat de défiance qu’elles entretiennent inquiètent. Et pas seulement les ONG qui en font les frais. Le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, Michel Forst, écrit en février 2024 : « L’État français criminalise les ONG de défense des droits humains » et « s’en sert pour restreindre l’exercice des libertés fondamentales ». Mais pourquoi ? Julien Talpin est sociologue au CNRS, spécialiste des discriminations. « En 2015, après l’attentat du Bataclan, le président Hollande a instauré un état d’urgence : des ministres ont pu déroger au droit, dissoudre des organisations, interdire de manifester, multiplier les convocations policières. Cette volonté de lutter contre l’islamisme radical a poussé ensuite l’État à renforcer son contrôle sur les associations et sur toutes les ONG du pays. »

Après l’état d’urgence, la présidence ­d’Emmanuel Macron a resserré l’étau sur les ONG avec un nouvel outil judiciaire : en 2021, les ministres Gérald Darmanin et Marlène Schiappa créent la loi contre le séparatisme. Elle oblige toute association à respecter « le caractère laïc » et « les symboles de la République », en signant un contrat d’engagement républicain (CER). 

Celle qui ne joue pas le jeu s’expose à perdre le droit d’exister ou de recevoir des subventions ! La ligne à ne pas franchir est étroite. En mars 2022, par exemple, le maire de Chalon-sur-Saône dégaine cet engagement républicain pour interdire une action du Planning familial dans sa ville, au motif qu’une affiche de l’association montrait le dessin de six femmes, dont l’une portait un hijab. En septembre de la même année, le préfet de la Vienne veut supprimer la subvention de 10 000 euros versée à l’association écologiste Alternatiba, parce qu’elle avait organisé un débat sur la désobéissance civile non violente. En février, enfin, la préfecture de Seine-Maritime menace une association d’aide aux immigrés, l’Asti, de supprimer sa subvention pour avoir violé son contrat d’engagement en relayant l’appel à une manifestation interdite après le meurtre du jeune Nahel par un policier. Un des 64 membres de la CNCDH, qui souhaite rester anonyme, résume le piège qui s’est refermé sur le défenseur des droits humains : « Que ce soit dans des médias français, sur les réseaux sociaux, ou dans certains partis politiques, des voix le dénigrent en le décrivant comme un enragé, un ennemi de l’intérieur, un agent étranger, un zadiste, un féministe, un terroriste, un écoterroriste, un ultragauchiste, un islamiste, un antisémite, un wokiste2, un ennemi de la République, de la sécurité nationale ou de la démocratie. Après, l’État peut se sentir très légitime à lui retirer une subvention, à lui coller une amende, à lui passer des menottes ou à dissoudre son organisation. » C’est dans cette atmosphère de répression et de dénigrement des ONG des droits humains qu’arriva le 7 octobre…

Lire aussi : Après le 7 octobre, le déferlement de fake news contre les ONG

1– Le prénom a été modifié.

2– Souvent utilisé de façon péjorative, courant de pensée d’origine américaine qui dénonce les discriminations.

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