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URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

Grillagé par les combattants, le site du massacre de Moso a été sanctuarisé, dans l’espoir d’un procès contre les auteurs du massacre et la junte. Les troupes de l’armée de terre birmane ont brûlé ici plus de 40 personnes, le 24 décembre 2021

Le laboratoire du pire

Pour tenter d’affaiblir la résistance, la junte multiplie les exactions à l’égard des civils. Une stratégie de la terreur qui a culminé lors du massacre de Moso, la veille de Noël, en 2021.

EXtrait de La Chronique d'octobre 2024 #455

Les enfants ne veulent plus retourner en classe. Depuis que leurs camarades sont morts, ils disent que l’école est hantée par des fantômes. Puis ils se souviennent des cris déchirants, des pleurs, du fracas des bombes qui crève les tympans. Le 5 février 2024, au milieu de la matinée, une frappe aérienne de la junte sur l’école de Daw Si Ei, dans l’est de l’État Karenni (canton de Demoso), a tué quatre élèves de 12 et 13 ans, et en a blessé une dizaine d’autres. Pour se protéger, Naw Shar Pha Htoo, la professeure de mathématiques, s’est jetée dans une tranchée, avec les enfants de sa classe. Blottie dans la terre sèche, une collègue serrait contre elle son bébé de dix mois. « Tous les jours, j’y repense, confie l’enseignante de 31 ans. Je revois les élèves qui sont morts et ceux qui ont été blessés. Je m’en veux, nous aurions dû les protéger. » Sa maison donne sur l’école détruite dont la toiture de tôle, à moitié arrachée, siffle et ondule dans le vent. Elle vit près de son cauchemar. Elle entend les fantômes.

Au Myanmar, la guerre n’épargne personne. Depuis le coup d’État de février 2021, la junte peine à contenir les forces de résistance armées et déploie une violence aveugle. En octobre 2022, elle bombarde un concert organisé par des opposants dans l’État Kachin, tuant près de 80 spectateurs. Le 3 juin 2024, c’est au tour d’un mariage d’être pilonné dans la région de Sagaing, au centre du pays, entraînant la mort d’une trentaine de personnes. Le 9 mai, l’armée lance une attaque qui détruit un monastère historique de la région de Magway (centre du pays), faisant plusieurs victimes. L’aviation militaire détruit délibérément des écoles, des hôpitaux, des monastères, des églises…

Ces attaques contre des infrastructures civiles constituent des crimes de guerre, dont les auteurs sont passibles de poursuites devant la justice internationale. Depuis le début du conflit, plus de 260 massacres auraient été perpétrés par les militaires, selon l’ONG birmane Nyan Lynn Thit Analytica, qui a recensé les incidents durant lesquels au moins cinq civils ont été tués.

 

Une stratégie de la terre brûlée

Torture, viols, recours aux boucliers humains, aux enfants soldats… L’armée birmane a toujours été un laboratoire du pire. Recrutant ses troupes dans la majorité d’ethnies bamar et bouddhiste, celle qui se surnomme « Tatmadaw » (« force armée royale », en birman) persécute de longue date les minorités ethniques et religieuses vivant dans les confins. Elle mène une stratégie de la terre brûlée, « les quatre coupes », théorisée dans les années 1960. Son objectif : couper l’accès au renseignement, au financement, au recrutement et à la nourriture, en écrasant, par tous les moyens, les villageois qui pourraient soutenir les rebelles. En 2016 et 2017, l’armée birmane avait utilisé cette tactique contre des musulmans rohingyas de l’État d’Arakan, dans l’ouest du pays. Les tueries et les incendies de villages – une « opération de nettoyage » d’après les militaires – avaient forcé plus de 700 000 personnes à fuir au Bangladesh voisin et fait au moins 9 000 morts selon Médecins sans frontières. Amnesty International avait dénoncé des crimes contre l’humanité et d’apartheid. Une mission d’enquête des Nations unies avait conclu, en 2019, à des « actes de génocide » et appelé à traduire en justice les responsables, parmi lesquels Min Aung Hlaing, chef de l’armée birmane et futur général putschiste. Mais l’impunité a perduré. Depuis le coup d’État de 2021, cette sanglante feuille de route s’applique désormais à tout le pays.

Un massacre particulièrement cruel hante les consciences dans l’État Karenni. Le 24 décembre 2021, veille de Noël, jour important dans cette région largement peuplée de chrétiens, l’armée birmane a arrêté au moins 35 personnes, avant de les tuer et de les brûler avec leurs véhicules à la sortie de Moso, un village du canton de Hpruso. « Des terroristes », ­clamait alors la presse détenue par les militaires. Parmi les victimes, des fermiers, des commerçants, et deux employés de l’ONG Save the Children.

Naw Shar Pha Htoo, enseignante en mathématiques, fait désormais cours dans sa propre maison après le bombardement de son école en février 2024. Quatre élèves y ont été tués.

Ellia, un agriculteur de 32 ans, père de quatre enfants, a été tué à Moso. « Ce matin-là, il était parti travailler aux champs vers 8 heures, se souvient sa veuve, Khin Lon, 39 ans. Puis j’ai appris qu’une colonne militaire marchait vers Moso. Je l’ai appelé, il m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il serait de retour dans la soirée. Ensuite, nous sommes allés nous cacher dans la montagne avec les enfants. C’est là que j’ai aperçu la fumée. » Tandis qu’elle raconte, sa petite dernière s’agrippe à ses épaules, pour jouer. L’aînée écoute sa mère dont la colère déborde, des larmes inondent ses joues. « Pourquoi lui ? Pourquoi ? Quand mes enfants me demandent “Pourquoi ils ont tué papa ?”, je ne sais même pas quoi leur répondre ! Mon mari était innocent. Il me manque tellement, j’ai mal à la tête à force de pleurer, dit Khin Lon, en essuyant ses yeux d’un revers de main. Mais je prie pour lui. Il vit dans mes rêves maintenant. »

 

 

« Quand mes enfants me demandent “Pourquoi ils ont tué papa ?”, je ne sais même pas quoi leur répondre ! »

— Khin Lon, dont le mari est mort lors du massacre de Moso.

 

Nous sommes retournés à Moso. Deux ans et demi après la tuerie, la dizaine de véhicules calcinés n’a pas bougé, rongés par la rouille et la végétation, alignés comme un cortège. En tête, deux carcasses de voitures, puis deux camions, des pick-up, des motos, un tracteur… Un embouteillage funèbre. Les deux poids lourds, propriétés d’un homme d’affaires de Loikaw, transportaient les tonneaux d’essence utilisés pour mettre le feu. La plupart sont toujours là, complices muets, vides et éventrés. « On ne peut pas rester plus longtemps, il y a une base militaire pas loin », prévient un soldat de la Force de défense des nationalités karenni (KNDF) qui nous accompagne. Pour garder la scène intacte, les combattants anti-junte ont dressé autour d’elle une clôture de barbelés. Un détail attire l’œil : un inconnu a pendu au fil de fer un collier de perles blanches, en mémoire de celle ou de celui qui le portait.

Une enquête inédite, menée par la jeune police d’État Karenni (KSP) – fondée par la résistance – et des médecins ayant rejoint l’opposition à la junte, a suivi le massacre. Le Dr Oatk, 32 ans, a examiné les dépouilles calcinées, quatre jours après leur décès. Il décrit une vaste exécution collective, dont les motifs restent mystérieux. « L’odeur des corps était insupportable, se souvient celui qui était, avant la guerre, assistant chirurgical à Myaungmya, dans le sud du pays. Des victimes avaient été poignardées, d’autres blessées par balle, leur mort violente ne fait aucun doute. Elles avaient parfois les mains attachées dans le dos avec du fil électrique ou un longyi [pagne traditionnel birman]. Certaines étaient bâillonnées. »

Khin Lon vit seule avec ses quatre enfants. Elle ne sait toujours pas pourquoi son mari fut victime du massacre de Moso il y a trois ans.

L’espoir d’un procès

Choquant par son ampleur et sa violence, le massacre de Moso a été très médiatisé. Les victimes étaient parfois présentées comme ayant été « brûlées vives ». « En réalité, la plupart d’entre elles ont été brûlées après leur décès, précise le Dr Oatk, car les examens ont montré qu’elles n’avaient pas de fumée dans les voies respiratoires. Mais le doute subsiste pour quatre victimes, je ne peux pas trancher. » Les corps réduits à l’état de cendres étaient parfois indissociables. Le nombre de morts pourrait être bien plus élevé que les 35 décès officiels. Les dents et les fémurs ont été envoyés à un laboratoire en Thaïlande, pour une identification future. Les cadavres reposent dans une fosse, sous une grande dalle de béton gravée « 24.12.2021 ».

Aung Myo Min, ministre des Droits de l’homme du Gouvernement d’unité nationale (NUG), formé par des leaders anti-coup d’État, des représentants de minorités ethniques et des parlementaires rebelles pour fédérer l’opposition à la junte, espère que l’enquête pourra servir à faire condamner les responsables. « Le massacre de Moso est aujourd’hui l’un des mieux documentés, note cet ancien militant en faveur des droits LGBTI+. Nous avons transmis toutes nos informations au Mécanisme d’enquête indépendant des Nations unies pour le Myanmar1. Elles pourront être utilisées par la Cour pénale internationale ou des tribunaux nationaux, selon le principe de compétence universelle des États. » Il veut ouvrir des procédures judiciaires contre la junte en Australie, en Nouvelle-Zélande, en République tchèque et au Timor-Leste. Pour obtenir justice, au nom des victimes de Moso.

 

1– Créée en 2018 à la suite du massacre des Rohingyas, cette instance collecte les preuves d’exactions au Myanmar.

 

 

À lire sur amnesty.org

« “Les balles pleuvaient”. Crimes de guerre et déplacements de population dans l’est du Myanmar », résumé et recommandations, 31 mai 2022.

« Myanmar. Alors que les frappes aériennes se multiplient, les livraisons “irresponsables” de kérosène se poursuivent », communiqué, 8 juillet 2024.

 

 

Une résistance divisée

Souvent présentée comme un front homogène, la résistance à la junte militaire agrège en réalité des centaines de groupes armés plus ou moins récents et aux intérêts divergents. Les droits humains ne font pas toujours partie de leurs préoccupations. Par exemple, l’Armée de l’alliance nationale démocratique du Myanmar (MNDAA) issue de l’ethnie kokang, qui contrôle, au détriment de la junte, une partie du nord de l’État Shan, pratique le recrutement forcé et la peine de mort. Certains groupes se financent grâce au trafic d’opium et de méthamphétamines, de bois de teck, de pierres précieuses… D’autres guérillas souffrent de luttes intestines. Le mouvement armé de l’ethnie chin, au nord-ouest, s’est récemment fracturé en deux entités, la Fraternité Chin et le Conseil du Chinland. Leur rivalité a fait deux morts au mois de juin 2024. Fondé en 2021, le Gouvernement d’unité nationale (NUG), qui cherche à représenter l’ensemble de l’opposition, revendique le contrôle de 60 % du territoire birman. Mais il peine à fédérer cette multitude de groupes, avec lesquels la junte négocie parfois directement d’opportuns cessez-le-feu.

 

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