La principale force russe d’opposition se cherche une raison d’exister après la mort de son leader Alexeï Navalny.
Extrait de la Chronique #455
— De nos envoyés spéciaux à Berlin : Étienne Bouche (texte) et Max Sher (photos).
Navalny aurait eu 48 ans le 4 juin dernier. À Berlin, refuge de l’émigration russe, les collaborateurs du principal opposant à Poutine lui rendent hommage le jour de son anniversaire. C’est ici qu’il fut soigné après son empoisonnement en 2020. Une enquête menée par plusieurs médias a établi depuis la responsabilité des services de sécurité russes (FSB) dans cette tentative d’assassinat. À l’église Sainte-Marie, dans le quartier d’Alexanderplatz, une cérémonie vient rattraper un deuil confisqué par le Kremlin. Aucun des proches dAlexeï Navalny ne se trouvait en Russie à l’annonce de sa mort, le 16 février 2024, dans la colonie pénitentiaire de l’Arctique où il était emprisonné. Personne n’était présent à ses funérailles à Moscou où, malgré les mises en garde de la police, les Russes sont venus très nombreux. Les témoignages louent son opiniâtreté, son optimisme inoxydable, sa croyance en une Russie débarrassée de cette peur qui paralyse tout un peuple. Lui n’y a jamais cédé, même lors de ces parodies d’audiences auxquelles il assistait à distance, depuis sa prison, affichant en toute circonstance un sourire insolent qui désacralisait l’État. Cette effronterie semblait le rendre invincible. « On pensait qu’il ressortirait comme Mandela et qu’il serait là, le moment venu, pour mener la Russie du futur… » réagissait, en larmes, une jeune Moscovite le jour de son enterrement.
À Berlin, le concert qui clôture la journée d’hommage à l’opposant constitue le plus grand rassemblement de son mouvement en dehors de la Russie. Dispersés en Europe et dans le Caucase, les militants se tombent dans les bras. Le temps d’une soirée, leur communauté se reforme. Sur scène, un proche collaborateur, Rouslan Chaveddinov, reprend les slogans incontournables de l’opposition. Très populaire, il a payé cher son engagement actif : en 2019, il fut emmené de force sur l’archipel de la Nouvelle-Zemble, aux confins de l’Arctique, officiellement pour y faire son service militaire. « Navalny répétait que la Russie appartient aux citoyens, qu’elle est notre pays et qu’il faut se battre pour elle. Cette idée reste d’actualité », affirme Marina, 40 ans, originaire d’Astrakhan. Son mari a été inquiété en raison de son opposition à la guerre, elle a perdu son travail pour le même motif. L’exil s’est imposé. Pour beaucoup, dans la salle, la mort de Navalny a provoqué une perte de sens, et conforté l’idée que l’implication politique ne pouvait mener qu’à la prison ou au cercueil. Le rassemblement vise à remobiliser cette génération militante que Navalny était parvenu à constituer, dans un pays où le renoncement est inculqué. Céder à l’abattement serait concéder la victoire au Kremlin.
« On pensait que [Navalny] ressortirait comme Mandela et qu’il serait là, le moment venu »
— Une jeune Moscovite
Des membres de la fondation anticorruption, créée par Alexeï Navalny, saluent le public après le concert à Berlin, le 4 juin 2024.
C’est sur son blog, en documentant la corruption dans les affaires publiques, qu’Alexeï Navalny s’est fait un nom. Avant de devenir, au cours de l’hiver 2011-2012, l’une des figures de proue des grandes manifestations contre la fraude électorale. Dans les rangs de l’opposition libérale, ses propos nationalistes, hostiles en particulier aux migrants et aux musulmans tchétchènes, en font une personnalité controversée. Il s’impose néanmoins par son intransigeance et son charisme. À l’époque, il conspue devant le Kremlin le parti Russie unie au pouvoir et appelle à s’opposer à la réélection de Poutine. Sa vie politique est un parcours d’obstacles. Le régime tente d’étouffer le mouvement qu’il a fondé et dont le nom changera plusieurs fois. Navalny, harcelé par les structures d’État, multiplie les séjours en prison et sera condamné par le pouvoir à demeurer dans l’opposition dite « hors système », celle qui n’a accès ni aux élections ni aux médias.
L’empêcheur de frauder en rond
En 2017, Navalny frappe fort : dans une enquête devenue virale sur les réseaux sociaux, il dévoile, avec une ironie acide, la corruption extravagante du Premier ministre Dmitri Medvedev qui s’est acheté un yacht, des demeures de luxe, des vignobles en Toscane… Ces révélations suscitent généralement dégoût ou indifférence – dans ce domaine, les Russes en ont vu d’autres. En revanche, elles passent moins bien auprès de la jeune génération. Andreï Lochak en a fait une série documentaire, L’Âge du non-consentement, diffusée par la chaîne indépendante Dojd quelques jours avant l’élection présidentielle de 2018. Le journaliste y raconte la politisation des jeunes Russes, issue des grandes manifestations contre Medvedev. Le mouvement d’Alexeï Navalny est alors en pleine ascension : ses membres arpentent le pays, rallient des partisans – souvent novices, parfois nés sous Vladimir Poutine. Mais très vite, le pouvoir central s’inquiète de la multiplication de ces QG régionaux jusqu’à Vladivostok : l’audience de Navalny dépasse les millionniki, ces villes de plus d’un million d’habitants. Déjà, l’appareil répressif s’emploie à entraver cet élan. Fin février 2017, la commission électorale lui interdit de se présenter à une présidentielle jusqu’en 2028.
Ioulia Navalnaïa, veuve d’Alexeï Navalny, s’entretient avec le journaliste russe en exil Dmitry Nizovtsev. En juillet, elle a été condamnée par la justice russe et un mandat d’arrêt a été émis contre elle.
Quelques années plus tard, Andreï Lochak a retrouvé les protagonistes de sa série pour tourner la suite : Egor de Kaliningrad, Violetta de Mourmansk, Filipp de Toula. Le premier vit désormais aux États-Unis, les deux autres en Europe. Tous ont quitté la Russie avant le déclenchement de la guerre totale contre l’Ukraine. Car, en 2021, un tribunal de Moscou a qualifié d’« extrémistes » les organisations dépendant d’Alexeï Navalny. Lui-même est envoyé en prison à son retour de Berlin. Lilia Tchanycheva1, représentante du mouvement dans la République du Bachkortostan, est arrêtée. Même les irréductibles n’ont d’autre choix que l’exil.
Navalny s’était imposé comme le leader naturel de l’opposition en tentant de faire vaciller un système privé d’alternance. « Il était libéral, charismatique, parlait la même langue que toi. À côté, le Parti communiste sentait la naphtaline », se souvient Mikhaïl, juriste de 28 ans qui a rejoint l’opposant en 2017, après l’avoir croisé dans sa ville de Sibérie, à Tioumen. Antidote au défaitiste, l’adversaire principal du Kremlin entendait incarner « la belle Russie du futur », projet qui, en 2024, a du plomb dans l’aile. Et la disparition d’Alexeï Navalny remet en question l’avenir d’un mouvement que l’exil a déjà sérieusement affaibli. Lors de la soirée anniversaire à Berlin, la question s’efface derrière l’hommage au disparu. Sur scène, sa veuve, Ioulia Navalnaïa, multiplie les messages d’encouragement : « Le plus important, c’est de ne pas abandonner […] S’il vous plaît, n’oubliez pas que nous sommes forts et nombreux. »
Mais les militants sont confrontés aux préoccupations inhérentes à l’exil, telle l’obtention de papiers, d’un logement, d’un travail. Même hors de Russie, les collaborateurs du Fonds de lutte contre la corruption (FBK), créé par Navalny, demeurent exposés aux représailles du régime. Comme Leonid Volkov, l’ancien directeur de la FBK, qui, en mars dernier, est agressé au marteau devant son domicile à Vilnius, en Lituanie. Surtout, le mouvement doit rester connecté à la population en Russie. L’enjeu est crucial : conjurer le piège de Poutine qui mise sur sa marginalisation, voire sa mue en « parti de l’étranger ». « Le travail d’Alexeï a toujours consisté à identifier les failles du pouvoir et à les exploiter. Nous allons poursuivre ce travail et expérimenter », annonce sa porte-parole, Kira Iarmych. Sur YouTube, dont le Kremlin s’emploie à limiter l’accès, les principaux visages de l’équipe s’adressent quotidiennement à leur auditoire en Russie. « En dehors de quelques actions de nature politique, leur activité ressemble à celle de Mikhaïl Khodorkovski2 : le commentaire et l’analyse de l’actualité en Russie. Les contenus diffusés aujourd’hui se rapprochent davantage des enquêtes publiées dans les médias d’investigation russes, observe le politologue Mikhaïl Komine, professeur invité au European Concil on Foreign Relations (ECFR). Pour continuer à exister, le mouvement ne peut pas se contenter de cela : il doit s’assurer qu’il y a encore en Russie des gens prêts à les soutenir concrètement. » À l’intérieur du pays, la répression ne faiblit pas : le 12 septembre s’est ouvert le procès de trois avocats de Navalny, visés par des accusations « d’extrémisme », passibles de six ans de détention.
Éviter à tout prix la rupture entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés : libérés début août, Vladimir Kara-Murza, Andreï Pivovarov et Ilia Iachine, dissidents non affiliés au mouvement de Navalny, formulent la même priorité. Seulement, les cercles d’opposition à Poutine restent coutumiers des querelles stériles. Et leur incapacité à s’unir explique en partie leur discrédit. L’ancien député Dmitri Goudkov, cofondateur du Comité antiguerre de Russie, le regrette. « Nous tentons d’associer l’équipe de Navalny à nos initiatives, mais nous n’avons pas de réponses… », glisse-t-il prudemment. « En restant dans son couloir, elle écarte l’émergence d’un nouveau leader en dehors de ses rangs et qui aurait moins de capital politique », avance Mikhaïl Komine. L’année dernière, une lettre appelant l’Union européenne à lever les sanctions visant deux oligarques russes a fait grand bruit au sein de la diaspora : Leonid Volkov, proche collaborateur de Navalny, figurait parmi les signataires. S’il s’en est expliqué, présentant même ses excuses, l’affaire a laissé des traces. « Ces gens ont dépensé d’une manière irresponsable le capital politique d’Alexeï Navalny », tranche le jeune opposant Alexandre Lavut. Aujourd’hui lycéen à Paris, il veut croire que la nouvelle vague d’émigration russe permettra l’émergence d’une génération porteuse d’une véritable culture politique, dont son pays est resté privé. « J’apprends ici ce qu’est une vie politique, pas une manière de survivre, mais de débattre. Mon expérience française est une sorte de formation que je veux pouvoir utiliser quand surgira une fenêtre d’opportunité en Russie. » À moins qu’un rapprochement ne s’opère : fin août, Ioulia Navalnaïa et Ilia Iachine s’affichaient côte à côte sur le réseau social X, avec ce message en guise de légende : « Nous avons imaginé quelque chose de bien,d’intéressant et utile. Ça vous plaira. Pas à Poutine. »
1— Lilia Tchanycheva a été libérée en août 2024 à la faveur d’un échange de prisonniers. 2— Ancien oligarque (PDG de Ioukos) exilé à Londres, où il finance des organisations et des médias hostiles au président Poutine.
Navalny en 5 dates
1976. Naissance dans la région de Moscou.
2011. Création de la fondation anticorruption.
2013. Candidat à l’élection du maire de Moscou.
2020. Empoisonnement en Sibérie.
2024. Mort en détention.
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