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URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

Flash ball © Damien Roudeau

Répressions mortelles

Flash-Ball, grenades lacrymogènes et balles en caoutchouc. La France équipe des polices du monde entier en armes de maintien de l’ordre. Des armes qui en principe ne tuent pas. Mais comment réagit Paris quand des États les utilisent pour écraser des mouvements démocratiques, mutiler ou tuer des manifestants ?

Extrait de La Chronique de mai 2024 #450

— De Michel Despratx. Illustrations de Damien Roudeau.

Paris, mars 2021. Le journaliste Maxime Sirvins fixe l’écran de son smartphone. Une vidéo vient d’arriver du Sénégal. Elle tombe à pic. Pour le média en ligne Streetpress, il suit depuis des jours ce qui se passe à Dakar, où la police affronte des manifestants qui réclament la libération de l’opposant emprisonné Ousmane Sonko. La vidéo est courte. Dix secondes… mais difficile à regarder. Elle montre un jeune garçon en claquettes et en short, assis sur un brancard. Sa main droite, entièrement déchiquetée, forme une bouillie rougeâtre de peau, d’os et de tendons. Maxime Sirvins comprend : « Le garçon a ramassé une grenade lacrymogène dans l’intention de la renvoyer, la grenade a pété dans sa main. »

Des photos suivent cette vidéo. Douilles de grenades explosives, abandonnées sur le sol. Policier sénégalais épaulant un lanceur de balles en caoutchouc… En scrutant chaque image, Maxime Sirvins découvre que les armes de cette répression sont de fabrication française. Il parvient même à identifier les sociétés qui les fabriquent : Alsetex, Lebel (anciennement Verney-Carron), Nobel-Sport ou SAPL. Alsetex, par exemple, est le leader français de la grenade lacrymogène et de la balle en caoutchouc. Sur Internet, l’entreprise présente ses produits comme les instruments d’« une gestion démocratique des foules », et met en évidence leur fonction « non létale ». Une belle hypocrisie, se dit le journaliste, car, dans les mains des policiers sénégalais qui en usent avec extrême violence, ces armes « qui ne tuent pas » deviennent les auxiliaires d’une répression mortelle. Qui, ce ­printemps-là, fera 14 morts et 600 blessés.

La grenade GM2L peut trouer des peaux

À Précigné, dans la Sarthe, les dirigeants d’Alsetex observent de loin l’évolution de ces violences au Sénégal. La grenade lacrymogène et assourdissante GM2L, leur produit phare, peut faire de beaux dégâts si elle est mal utilisée. Elle contient 48 grammes d’explosifs. En détonant, elle produit un bruit qui dépasse le seuil de la douleur et fera perdre 80 % de son ouïe à une syndicaliste française en avril 2023. Ensuite, elle projette un gaz très irritant et des éclats de plastique capables de trouer des peaux. Une enquête du parquet de Rennes accuse l’une d’elles d’avoir arraché la main d’un jeune festivalier, au mois de juin, à Redon. Le gouvernement français va-t-il interdire d’en vendre de nouveaux stocks au Sénégal ? Car il en a le pouvoir. Tous les mois, 14 fonctionnaires du ministère des Armées, des Affaires étrangères et de l’Économie se réunissent dans un salon de l’hôtel des Invalides, à Paris. Leur employeur est la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre, la CIEEMG (la grenade GM2L d’Alsetex appartient à cette catégorie des « matériels de guerre » 1 ). Pour la GM2L, ils doivent passer en revue plusieurs questions. La situation des droits humains au Sénégal est- elle acceptable ? Quel est le risque que ces armes servent à réprimer des mouvements démocratiques, à mutiler ou à tuer des civils ? En livrer aux policiers sénégalais compromettrait-il les engagements de la France en faveur de la paix ? Après leur délibération, c’est au Premier ministre, souverain, de signer les futures autorisations d’exporter au Sénégal. Il peut aussi décider de stopper les livraisons en cours.

« secret professionnel »

L’a-t-il fait ? Y a-t-il seulement songé ? Maxime Sirvins l’ignore. Mais il trouve un indice deux ans plus tard. Au mois de juin 2023, il reçoit de nouvelles photos du Sénégal. La violence a repris. Des opposants au président Macky Sall affrontent des policiers qui ont déjà tué 23 manifestants. Devant l’une des photos, Sirvins s’immobilise. C’est une douille de grenade abandonnée sur le bitume. Il la reconnaît vite au cylindre rouge et gris. Une Alsetex « GM2L ». « En zoomant sur l’objet, explique le journaliste, j’arrive à lire son année de fabrication : 2022.

Ce qui veut dire que, malgré les 14 tués de 2021, la France a continué d’armer les policiers sénégalais. »

— Maxime Sirvins, journaliste

La CIEEMG a-t-elle donné à leur exportation un avis favorable ? Défavorable ? Le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, a-t-il juste laissé passer une vieille livraison en cours, ou en a-t-il autorisé une nouvelle ? Impossible de le savoir. Les délibérations de la commission sont couvertes par le secret défense. Jean Castex et sa ministre des Armées, Florence Parly, refusent de nous répondre. Les douanes opposent à nos questions un « secret professionnel » auquel elles seraient soumises, ainsi que la firme Alsetex. Commentaire du spécialiste des armements Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines (Aser) qui promeut les droits humains dans le champ des transferts d’armes et de la sécurité : « Vous n’aurez rien.

Chaque exportation d’armes de maintien de l’ordre se décide en catimini entre l’État et les industriels. À l’abri du regard des médias, du Parlement, et de la société civile. »

— Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines

Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’en livrant de nouvelles grenades GM2L à une police qui tire à balles réelles sur des manifestants, la France a violé l’esprit de deux traités dont elle est signataire. Celui sur le commerce des armes (le TCA, signé en 2014) et la position commune de l’Union européenne sur les exportations d’armes (2008) qui obligent la France à exercer un devoir de vigilance. À s’abstenir, par exemple, de vendre une arme à un pays qui l’utilisera pour réprimer des mouvements démocratiques. Pour blesser ou tuer des civils.

Des gaz mortels

Ce n’est pas la première fois que le gouvernement français laisse exporter, sans restriction, une arme de maintien de l’ordre vers un pays qui l’utilise pour réprimer dans le sang une manifestation. En septembre 2019, en Indonésie, des milliers de Papous manifestent contre le racisme. Les policiers indonésiens tirent des gaz lacrymogènes, et tuent trois étudiants en les visant avec des balles en caoutchouc. Amnesty International alerte sur la situation en Papouasie, que le monde entier connaît désormais. Et pourtant… Trois mois plus tard, entre janvier 2020 et mars 2021, la firme stéphanoise Verney-Carron (aujourd’hui Lebel) envoie par avion 450 Flash-Ball à Jakarta pour augmenter les stocks de la police indonésienne 2 . Il s’agit de Flash-Ball « Super-pro 2 » à deux canons superposés, capables de lancer aussi bien une grenade lacrymogène qu’une balle en caoutchouc. Une fois encore, le gouvernement français – celui d’Édouard Philippe – a signé l’autorisation d’exporter en sachant que l’acheteur pouvait tuer avec ces armes. Le résultat ne se fait pas attendre. Un an et demi plus tard, le 1 er  octobre 2022, une brigade indonésienne équipée de Flash-Ball français intervient dans un stade de Malang (Java oriental), où s’achève un match de football. Voyant des supporters du club perdant envahir la pelouse, ces policiers tirent une, puis deux, puis 45 salves de grenades lacrymogènes. Une violation dangereuse des règles de la FIFA 3 et des lois internationales interdisant de lancer des gaz dans une enceinte sportive ou un lieu clos. Les gaz recouvrent les gradins. Les spectateurs fuient dans tous les sens pour échapper à l’asphyxie : 125 personnes, dont 32 enfants, meurent piétinées par la foule 4 .

armes Indonésie La Chronique mai 2024

Indonésie, 1er octobre 2022. Lanceur français de grenades lacrymogènes et balles en caoutchouc, utilisé dans un stade par la police indonésienne.

Pour envoyer à une police étrangère la plupart des armes françaises de maintien de l’ordre (certains lanceurs, balles en caoutchouc, matraques ou grenades lacrymogènes simples, sans effet de souffle ou assourdissantes), une autorisation des douanes suffit. « Les douanes questionnent alors un ou deux ministères pour savoir s’il n’y a pas d’embargo ou de restriction, et l’affaire est réglée, explique Benoît Muracciole. On ne réunit pas 40 personnes, comme peut le faire la CIEEMG, pour réfléchir sur l’État acheteur et sur son respect des droits humains. »

Une seule fois, l’État français a bloqué l’exportation d’une arme policière pour des raisons liées au respect des droits humains. C’était en 2011, à l’époque dite des printemps arabes. En février, dans la petite monarchie de Bahreïn, les policiers répriment durement des foules pacifiques qui réclament la démocratie. En violation de toutes les lois, ils envoient des grenades lacrymogènes dans des habitations fermées, et même à l’intérieur de voitures.

Trente-cinq personnes, dont des enfants, meurent empoisonnées. Pendant ce temps-là, dans la Sarthe, de nouvelles caisses de gaz reposent à la sortie de l’usine Alsetex, en attendant la prochaine expédition à Bahreïn, où les stocks s’amenuisent. Mais, soudain, le 17 février, le ministre de la Défense, Alain Juppé, décrète que « les autorisations en cours concernant l’exportation de ce matériel vers Bahreïn sont suspendues ». Et s’en explique : « Nous refusons l’exportation [de ces gaz lacrymogènes] dès lors qu’ils peuvent être utilisés à des fins de répression [et non de simple maintien de l’ordre]. » Décision forte. Et rare, qui fait passer la protection des civils avant le commerce extérieur de la France. Mais le sursaut humanitaire est de courte durée.

Tour de passe-passe

Quatre ans plus tard, en 2015, un journaliste d’Orient XXI, Jean-Baptiste Renaud 5 , découvre que le business a repris l’avantage. Cette année-là, à Bahreïn, la police réprime des manifestations chiites. Lacrymogènes et tirs de chevrotine. Dans les pieds d’un manifestant éclate une grenade gris et rouge. Un militant des droits humains ramasse la douille et la photographie. Le journaliste français la récupère et l’identifie. Une grenade GM2L Alsetex.

La date inscrite en blanc sur le gris du cylindre (2012) prouve qu’elle est sortie de France après l’interdiction décidée par Alain Juppé en 2011. Alsetex l’aurait-elle exportée en cachette à Bahreïn ? Pour le savoir, une ONG américaine des droits humains – Americans for Democracy and Human Rights in Bahrain (ADHRB) – demande des explications à la France. Chargé de lui répondre, le ministère de l’Économie confie l’enquête au Point de contact national français, un bureau qui promeut l’application des principes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en matière de conduite responsable des entreprises. Sa conclusion ? Il blanchit Alsetex. Le fabricant français, écrit le rapport d’enquête, a « respecté l’interdiction d’exporter » ses grenades à Bahreïn. Mais il y avait un trou dans son panier. « Alsetex, précise le rapport, ne demande pas systématiquement à son client un certificat de non-­réexportation. » Le média en ligne Orient XXI avance alors une hypothèse. Alsetex a vendu des produits aux Saoudiens en 2012, et ces derniers auraient pu les revendre à Bahreïn.

vente armes Chronique mai 2024

Pour empêcher que d’autres armes ne se retrouvent dans des territoires interdits ou dans de mauvaises mains, Bercy, en 2016, propose à Alsetex de l’aider à établir un code de conduite responsable. À « renforcer la traçabilité de ses exportations » et à « élaborer une politique des droits de l’homme ». Alsetex refuse. Et se sort bien de cette affaire : la firme n’a reçu aucune sanction pour son manque de vigilance. Les sanctions ? On en a un exemple, il y a six mois. Entre 2012 et 2015, le fabricant SAPL a exporté pour 715 000 euros de grenades et lance- grenades au Congo, au Togo ou en Arabie saoudite, sans demander au gouvernement les autorisations. Le parquet national financier a découvert le délit par hasard en enquêtant sur une corruption impliquant SAPL. Un tribunal correctionnel, en septembre, l’a condamné à payer une amende de 150 000 euros, dont 75 000 avec sursis. SAPL est sauvé : la condamnation n’étant pas inscrite à son casier judiciaire, elle peut continuer de répondre aux appels d’offres publics. Le ministère de l’Intérieur, celui de la Défense et 50 pays peuvent acheter comme avant ses boucliers, ses lanceurs. Ainsi que ses balles en caoutchouc qui, d’après la brochure commerciale de l’entreprise normande, ont « la puissance de frappe du coup de poing de Mohamed Ali ». 

1— Des règlements administratifs l’ont classée en matériels de guerre, pour des raisons non divulguées. La classification définit moins la nature de l’arme que la précision des contrôles qu’elle est censée subir à l’exportation.

2— Source : registre douanier « Volza », qui permet de traquer les échanges internationaux de marchandises.

3— Fédération internationale de football association.

4— C’est un journaliste français indépendant, Guillaume Maurice qui, en collectant des photos sur les réseaux sociaux indonésiens, a découvert le rôle des Flash-Ball français dans cette catastrophe. Amnesty International avait appelé la police indonésienne à revoir sa politique d’utilisation des gaz lacrymogènes et autres armes à létalité réduite afin qu’une telle tragédie ne se reproduise plus jamais.

5— « Comment la France contribue à la répression à Bahreïn », en ligne sur https://orientxxi.info

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