Aller au contenu
Agir
Faire un don
ou montant libre :
/mois
Grâce à la réduction d'impôts de 66%, votre don ne vous coûtera que : 5,1 €/mois
URGENCE PROCHE ORIENT

Exigez avec nous la protection sans condition des populations civiles

Avril 2023, des déplacés du camp de Sake ayant fui l'avancée du M23 font des km pour ramasser du bois.
Avril 2023, des déplacés du camp de Sake ayant fui l'avancée du M23 font des km pour ramasser du bois. © Véronique de Viguerie

Voyage au bout de l’enfer

La région du Nord-Kivu, à la frontière avec le Rwanda, est une poudrière. Sa richesse en ressources naturelles attise les convoitises de milices qui tuent, pillent, violent. Victimes des affrontements entre soldats congolais et groupes armés, les populations sont jetées sur les routes et dans les camps.

Extrait de La Chronique septembre 2023 N°442 par Charles Emptaz (texte) et Véronique de Viguerie (photos)

Sur la route RN2

Nos journalistes ont remonté la RN2, route qui départage les positions actuelles de l’armée congolaise et celles des rebelles du M23 au Nord-Kivu. Depuis trente ans, cette région est le théâtre de guerres résurgentes ayant provoqué des millions de morts.

C’est une voie en bitume bordée au sud par l’immense lac Kivu, au nord par la jungle du parc des Virunga. Un peu plus à l’ouest domine l’ombre menaçante des volcans. Il y a tout juste deux ans, le Nyiragongo a déversé sa lave en fusion jusqu’aux portes de Goma, la capitale du Nord-Kivu. Ce décor de poussière volcanique et de terre fertile rappelle qu’à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), la nature est unique. Tout y pousse plus vite, mais rien ne dure. Ici plus qu’ailleurs, la vie semble fragile tant les conflits qui ensanglantent la région depuis trente ans se succèdent avec la régularité d’un métronome. Ce bout de goudron qui traverse un paysage splendide et gorgé de sang se nomme la RN2. Une nationale qui relie, en 25 kilomètres, la grande cité de Goma à la petite ville de Sake, avant de poursuivre sa trajectoire à l’est, vers le Masisi, le grenier agricole du Nord-Kivu.

Les déplacés le long de la RN2 © Véronique de Viguerie

C'est ici que s’est fixée, en mars 2023, la ligne de front entre d’un côté les rebelles du M23, activement soutenus par le Rwanda voisin, et de l’autre l’armée congolaise. Une série de check-points matérialisent l’état de siège dans le Nord-Kivu, en guerre depuis deux ans. Les militaires congolais règnent. « On a des pouvoirs exorbitants, ricane l’un d’eux. L’état de siège n’est pas l’état d’urgence, ce sont les militaires qui dirigent, pas les civils ! » Mais quelques pelotons de mercenaires roumains, identifiables à leurs 4×4, rappellent aussi que, malgré leur nombre et le pouvoir que leur confère l’état de siège, les forces congolaises peinent à contenir seules les assauts de la milice ennemie. Le gouvernement congolais a discrètement fait appel à des supplétifs étrangers, ainsi qu’à une société militaire privée française, pour assurer la défense de son territoire.

L’onde de choc du génocide rwandais

Sur le côté gauche de la RN2, aux faubourgs sud de Sake, a poussé un camp de fortune, Matsuya. Il compte 14 500 déplacés de guerre, qui habitent des tentes de bric et de broc, parfois de simples moustiquaires, protections dérisoires en cette saison des pluies. Certains dorment à même le sol, écrasés par la fatalité ou la chaleur ambiante, on ne sait. Comme ce petit enfant cloué à terre, qui semble oublié au milieu de la tragédie. Au bout de cette course folle qui les a vus réchapper à la mort, ces Congolais ne reçoivent aucune aide de leur pays ou de la communauté internationale. Ils reviennent pourtant de loin. « J’ai perdu un fils et une fille, tués par balles alors qu’on s’enfuyait. Moi j’étais devant, eux ils étaient en retard », témoigne Charlotte, une agricultrice de 67 ans, originaire de Kabase, plus au sud. Elle a fui l’avancée du M23, qui, à l’automne 2022, a entamé un mouvement pour prendre en tenaille la ville de Sake. La sexagénaire précise : « Je suis une Hutu ». Évocation lourde de sens dans cette région frontalière du Rwanda, entraînée dans les répercussions sans fin du génocide des Tutsi en 1994. Ce séisme originel a enfanté des conflits à répétition. Autant de déflagrations meurtrières baptisées les « guerres du Kivu » qui débutent en 1998 et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. En RDC, elles auraient fait, selon les experts, des millions de morts, principalement hutu (voir l’interview de Jason Stearns, p. 21). Ce sombre bilan est méconnu, occulté par la folie meurtrière du génocide de 1994 qui fit, en un mois, 800 000 morts.

 

L’impossible retour des déplacés

Dans les allées poussiéreuses du camp de Matsuya, les familles semblent figées dans l’attente d’un impossible retour à la normale. Chacun s’est aménagé son petit chez-soi sur ce flanc de colline qui descend en pente accidentée vers le lac Kivu. Les ONG sont absentes du camp, et les infrastructures inexistantes. « Impossible de creuser des latrines ici, la roche volcanique est trop dure », rappelle un chef originaire du village de Karenga, à 40 kilomètres de là. Cet abandon inflige aux déplacés une double peine, aux conséquences souvent tragiques. La malnutrition, le choléra, la diarrhée achèvent les plus faibles.

Vêtue de rouge, le visage éteint, Uwimana nous invite à traverser la RN2. Le camp s’étend de l’autre côté de la route, vers les champs situés en lisière du parc des Virunga. Une petite cohorte d’habitants du camp a suivi Uwimana. Certains confectionnent à la hâte des bouquets de clochettes jaunes cueillies sur le chemin. « Les paysans du coin nous ont laissés les enterrer ici », précise une femme. Trois monticules de gravier poussiéreux, sans croix ni ornement, rappellent que la terre volcanique, aussi fertile soit-elle, est dure à creuser. Ci-gisent deux adolescents et une enfant. « Ma fille est morte de faim. Elle avait 4 ans, et s’appelait Mushiga ». Après une courte prière, Uwimana repart sans dire un mot de plus. Sur son dos, elle porte le petit frère de la fillette qui a survécu et dort paisiblement.

Au centre de santé de Sake, deux kilomètres plus loin,

« On a 70 cas de choléra par semaine, avant la guerre ils n’étaient pas plus de trois ».

—Michel Ayube, infirmier, inspecte les malades.

David Karoulé, l’administrateur, complète ce tableau apocalyptique. « On a aussi des cas de rougeole, la malaria, la malnutrition, le typhus, car l’eau ici est impropre. Toutes ces maladies sont liées à la guerre ». Comme en écho, Zawadi, assise sur son lit, ajoute : « Dans le camp, nous n’avons ni à manger, ni à boire, ni rien pour nous couvrir, pas même une tente ». Enceinte et mère de deux petits, la jeune femme de 28 ans a pu faire sauver in extremis Ezequiel, son garçon de deux ans actuellement en rémission du choléra.

 

L’explosion du nombre des viols

C’est dans la ville de Sake que s’est terminée la dernière offensive du M23, au début du mois de mars. Repoussée par l’aviation congolaise et les supplétifs roumains, la milice a échoué à prendre ce verrou stratégique qui ouvre la voie vers Goma. Mais elle tient encore des portions de la route qui mène aux mines de coltan plus au nord. Les villageois qui osent franchir le dernier check-point gardé par l’armée s’exposent au racket des miliciens. Pourtant, chaque jour, des mères venues du camp de déplacés franchissent le Rubicon. On les voit tout le long de la route. « Je suis morte de peur, car le M23 est encore autour de mon village, mais quand je pense à mes enfants, j’y vais », affirme Fuhara, le dos courbé sous le poids de son colis. Soulagée, elle est de retour dans la zone tenue par l’armée congolaise. Comme tant d’autres déplacées, elle était retournée, au péril de sa vie, dans son champ, récolter des patates douces pour nourrir sa famille.

L’instabilité engendrée par le conflit avec le M23 a très largement accru les risques pour les femmes. Le nombre de viols a explosé dans la région. À l’hôpital Heal Africa, dans la grande ville de Goma, un service d’urgence leur est dédié. Au plus fort de la crise, 40 femmes venaient ici quotidiennement pour obtenir un traitement PrEP, qui permet de les prémunir de la contagion du VIH. Aujourd’hui, l’infirmière attend une dizaine de patientes. Chacune est reçue en tête-à-tête dans une petite pièce prévue à cet effet. Arrivée directement de son camp de déplacés avec son bébé de 8 mois sur le dos, Anouverité, 20 ans, se confie. « Je viens de Kichanga, le M23 a attaqué il y un mois et demi, je suis restée un peu en espérant que l’armée reviendrait, mais ça n’est jamais arrivé. Bien que je sois hutu, les rebelles ne m’ont pas fait de mal, en revanche, hier dans la forêt… » Elle est en état de choc, sa parole se perd puis elle reprend : « J’étais partie chercher du bois de chauffe pour cuire les patates que j’avais. Ils sont arrivés à cinq pour me violer. Ils n’ont pas eu de pitié, ils ont pris mon bébé, l’ont mis de côté, et ont commencé leur affaire ». Ces récits d’horreur sont le lot quotidien d’Eugénie, la soignante qui reçoit les victimes. Elle note que les viols ne sont pas nécessairement le fait des groupes armés, mais aussi de civils munis de simples machettes qui profitent de la vulnérabilité des déplacées. La docteure Jeanette Katungumafika, qui les prend en charge, reste abasourdie par l’ampleur du phénomène : « La plupart sont violées en forêt. Si je devais chiffrer le nombre de victimes depuis le début de la guerre, je parlerais de milliers de femmes ». L’hôpital bénéficie d’un programme de la Banque mondiale qui vise à proposer le traitement PrEP aux victimes de violences sexuelles exposées au virus du sida. « Le problème c’est que toutes ne sont pas au courant qu’il existe un traitement. Il n’est efficace que s’il est pris dans les 72 heures. La moitié des femmes violées arrivent trop tard. Et c’est sans compter celles qui ne viennent pas nous voir ». Devant sa porte, une autre dizaine de victimes attendent la consultation.

 

Goma, ville refuge

Une douce odeur d’eucalyptus brûlé et de cuisine de rue émane de Goma. C’est une ville horizontale, les immeubles dépassent rarement le premier étage. Adossée à la frontière du Rwanda, elle a poussé entre les rives du lac Kivu et les coulées de lave du volcan Nyiragongo. Elle s’est élargie par cercles concentriques, issus des vagues successives de déplacés qui, depuis trente ans, fuient les guerres régionales.

Le camp de Matsuiya à Sake accueille 14500 déplacées ayant fui le M23 vers Goma

Camp de Matusya, à Sake, accueille 14500 déplacés fuyant le M23 vers Goma. Malnuttrition et cholera se progagent. © Véronique de Viguerie

En 1994, avec l’aide de la France, 650 000 Rwandais, majoritairement hutu, sont venus s’y réfugier après la défaite du gouvernement génocidaire pro-hutu. Dans le même temps, l Véronique e Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame, majoritairement tutsi, prenait le Rwanda par les armes. En 1998, la première guerre du Kivu puis les conflits qui se succèdent provoquent des déplacements de populations qui viennent grossir Goma. La résurgence du M23, rebelles de l’armée congolaise soutenus par le Rwanda, a fait 900 000 déplacés. En trois décennies, la ville est ainsi passée de 140 000 à 2,1 millions d’habitants, avalant les uns après les autres les villages environnants.

 

Une mécanique implacable

Kanyarushina, situé à 5 kilomètres au nord de l’aéroport de Goma, est l’un de ces faubourgs récents. C’est ici que les autorités ont fixé 35 000 nouveaux déplacés du Masisi. En ce dimanche de Pâques, le plancher de l’église protestante vibre des chants fervents des déplacés. Le pasteur rappelle que « l’homme est comme une fleur coupée, sa vie est courte ». Un gros rat se faufile dans l’église à toute allure, sans que personne ne se détourne du sermon. Parmi les fidèles, nombre viennent de la ville de Kishishe. Située 90 kilomètres plus au nord, en plein parc des Virunga, elle a été le théâtre, fin novembre 2022, d’un massacre du M23. Le nombre de victimes, 171 selon l’Onu, est contesté par le M23 qui n’en reconnaît que 20. Mais les rescapés racontent les mêmes journées de peur qui ont précédé la tuerie. « Le M23 a combattu les forces congolaises pendant quelques heures le matin, puis notre armée s’est retirée et les M23 ont commencé à piller les magasins », affirme Kambale, un cultivateur d’arachides. Bihiroi, lui, a fui aux premiers crépitements de balles. « Mais au bout de deux jours, on a dû revenir à Kishishe à cause de la faim. On a vu des macchabées partout, alors on s’est enfuis ».

« Ils ont cru que j’étais mort, j’ai pu ramper jusqu’à la forêt et m’en sortir ».

— Gédéon, chef de quartier de Kishishe

La mécanique qui se met en place à Kishishe est typique des conflits locaux où se mêlent passé et présent, milices et civils, et qui aboutit à des massacres. Ce 29 novembre 2022, les miliciens du M23 recherchent le camp d’une milice extrémiste hutu présente depuis le génocide de 1994, les FDLR. Ils sont basés à quelques kilomètres de Kishishe en bordure de la forêt. Informés de la présence des M23, les FDLR se sont cachés dans des champs voisins. Au même moment, une autre milice locale d’autodéfense, des « maï-maï » arrivent à Kishishe. Gédéon, un des chefs de quartier, témoigne : « Ils sont venus à 60, avec quatre kalachnikovs, dont deux hors d’usage. On leur a dit que ce n’était pas une bonne idée de venir ici, que ça nous mettait en danger ». Mais les maï-maï n’écoutent pas et vont attaquer leurs ennemis, les M23. Ils sont vite mis en déroute et perdent leur chef. L’attaque va entraîner une réplique meurtrière du M23. De retour à Kishishe, les miliciens commencent une fusillade autour de l’Église adventiste du septième jour. Dans cette tuerie, le président du M23 Bertrand Bissimwa, joint par téléphone, reconnaît du bout des lèvres des victimes collatérales : « Pendant les combats des civils couraient ici ou là ; huit sont morts, dont le pasteur ». Avant de tenter de discréditer la parole des rescapés : « Lorsqu’il y a des combats, tout le monde se cache, comment aurait-il pu nous voir en train de tuer des civils ? » Gédéon s’est retrouvé nez à nez avec une escouade du M23, au petit matin alors qu’il essayait de fuir. « Ils m’ont dit que je devais être un FDLR. J’ai répondu non, je suis le chef du village. Ils m’ont ordonné d’enlever mes chaussures et mon imperméable. Il y en a un qui m’a pris par la ceinture, et l’autre s’est positionné pour m’abattre ». Gédéon se dégage, court, on lui tire dessus sans l’atteindre. Il tombe dans un égout. Un miracle selon lui : « Ils ont cru que j’étais mort, j’ai pu ramper jusqu’à la forêt et m’en sortir ». Alors que commence la bataille des chiffres pour connaître l’ampleur du massacre de Kishishe, les déplacés comme Gédéon n’attendent qu’une chose : la paix.

 

 

Le retour du M23

Le M23 groupe politico-militaire congolais est un mouvement qui prétend défendre la minorité tutsi au Congo-Kinshasa (lire p. 21). Il est accusé, entre autres par l’Union européenne, d’être responsable du massacre de Kishishe en 2022 et auparavant en 2012 de nombreuses exactions, dont assassinats de civils et viols, par Human Right Watch. Il est le dernier avatar d’une série de groupes armés soutenus par le Rwanda. Au prétexte de chasser les anciens génocidaires hutu réfugiés en RDC, ces groupes s’emparent régulièrement du contrôle de la région, si riche en ressources minières. En novembre 2012, ils avaient pris Goma avant de disparaître en forêt… pour réapparaître dix ans plus tard.

 

 

 

Offre découverte

Découvrez La Chronique sans plus tarder : recevez un numéro "découverte" gratuit

Remplissez ce formulaire en indiquant votre adresse postale et recevez gratuitement votre premier numéro dans votre boîte aux lettres !