Depuis 2016, les régions du Cameroun anglophone sont le théâtre de violences armées entre séparatistes et forces gouvernementales. Une crise majeure.
Depuis 2016, le Cameroun est en proie à des violences armées qui opposent l’armée aux forces séparatistes des deux régions anglophones du nord-ouest et du sud-ouest du pays. La crise anglophone résulte de la répression de manifestations largement pacifiques qui ont eu lieu en 2016 et 2017 et qui demandaient la fin de la marginalisation de la minorité anglophone.
Environ 20 % de la population camerounaise est anglophone.
Ces dernières années, alors que de graves violations des droits humains sont commises par plusieurs parties, la communauté internationale semble une fois de plus détourner le regard.
Dans notre dernier rapport sur le Cameroun, Fabien Offner, chercheur, et Sarah Mattewson, chargée de campagne, du bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest, révèlent l’ampleur des atrocités commises dans les régions anglophones du Cameroun, notamment les homicides illégaux, les meurtres, les violences sexuelles et les enlèvements.
Ce que nous dénonçons 👇
1. Plusieurs parties ont commis de graves violations des droits humains à l'encontre des populations civiles : homicides illégaux, meurtres, violences sexuelles, enlèvements…
2. La population est prise en étau entre les exactions de l'armée, celles des séparatistes armés et celles des milices.
3. Le non-respect de l’État de droit par les autorités camerounaises.
Des militants et d'autres personnes qui dénoncent ce qui se passe ont fait l'objet de représailles de la part des autorités.
L’espace civique a été fortement restreint, avec des libertés d’association et d’expression régulièrement bafouées. Ces dernières années, des personnes originaires des régions anglophones ont été arrêtées et enfermées pour avoir exprimé leurs opinions ou manifesté de manière pacifique. Parmi elles, des journalistes, des défenseur·es des droits humains, des militant·es et des sympathisant·es de l’opposition.
De nombreuses personnes soupçonnées de liens avec les séparatistes armés ont été arrêtées et détenues arbitrairement.
4. Les divers États partenaires du Cameroun, dont la France, ont poursuivi leur coopération militaire avec le pays sans informer sur les mesures d'atténuation mises en place pour s'assurer que leur assistance ne contribue pas à de graves violations des droits humains ni à des crimes commis par des séparatistes armés, des forces armées ou des milices dans les régions anglophones.
Voici tout ce qu’il faut savoir sur la crise anglophone au Cameroun 👇
Un réfugié camerounais, qui a fui au Nigeria en raison de la guerre séparatiste du Cameroun, en mars 2019, montre la cicatrice de la blessure qu'il a reçue de l'armée camerounaise. Crédit : KOLA SULAIMON / AFP
Comment cela a débuté
La crise anglophone a commencé à la fin de 2016. Des milliers de Camerounais anglophones sont descendus dans la rue pour dénoncer la marginalisation perçue de leurs traditions et systèmes anglophones. Mais ces manifestations, largement pacifiques, ont été brutalement réprimées par l'État.
Des groupes armés séparatistes sont rapidement apparus. Fin 2017, ils ont proclamé l'indépendance des régions du nord-ouest et du sud-ouest en tant que « République fédérale d'Ambazonie ». De violents affrontements s’en sont suivis entre l'armée camerounaise et les séparatistes armés, connus collectivement sous le nom d’Ambas ou Ambazoniens, et continuent jusqu'à ce jour.
De nombreuses initiatives de paix ont échoué et la violence armée s'est enracinée.
Les séparatistes armés sont toujours très actifs, malgré les pertes et les divisions en différentes factions. Ils sont présents dans toutes les régions anglophones et sont bien établis dans les zones rurales difficiles d'accès. Ils ont renforcé leurs réserves d'armes et continuent de cibler les structures étatiques, y compris en dehors des régions anglophones. Les séparatistes armés visent aussi toute personne soupçonnée de soutenir le gouvernement ou de ne pas adhérer à leur cause.
Les forces de défense et de sécurité camerounaises continuent quant à elles de mener des attaques contre les séparatistes et contre les personnes soupçonnées de les soutenir.
Les griefs anciens et les discours discriminatoires et incendiaires alimentent la violence
Au milieu des combats entre l'armée camerounaise et les séparatistes armés, les conflits fonciers de longue date entre les éleveurs peuls Mbororos et les agriculteurs d'autres groupes ethniques de la région du nord-ouest alimentent également la violence armée. Les Peuls Mbororos sont perçus comme soutenant les autorités, et en tant que tels sont particulièrement ciblés par les séparatistes armés.
Certaines personnes ont utilisé la crise anglophone comme prétexte pour régler de vieux différends avec les Peuls Mbororos, et il existe de nombreux exemples de discours discriminatoires et incendiaires visant cette population, en les accusant d'être des « étrangers » et en appelant à leur expulsion de la région. Par ailleurs, des milices armées pro-gouvernementales, principalement composées de Peuls Mbororos, ont également commis des exactions contre la population.
Des atrocités commises de toute part
L'armée camerounaise comme les séparatistes armés ont commis des atrocités contre la population dans la région du nord-ouest.
👉 L'armée camerounaise a commis de graves violations des droits humains, notamment des homicides illégaux, des violences sexuelles, des destructions d’habitations et le harcèlement ou la détention de ceux qui dénoncent la crise.
👉 Les séparatistes armés ont commis des crimes graves qui relevent du droit interne tels que des meurtres, des enlèvements, des actes de torture et des destructions de maisons.
Bien que la situation ne soit pas qualifiée de conflit armé, toutes ces atrocités restent absolument interdites par le droit camerounais et le droit international des droits humains.
Le 17 décembre 2022, des membres de l'armée camerounaise ont tué trois personnes et détruit au moins 10 maisons dans un village de la division Bui. L'incident aurait eu lieu en représailles à une attaque antérieure commise contre l'armée par des séparatistes armés dans la région. Un habitant du village a partagé son récit déchirant avec Amnesty International : surpris dans son sommeil par de forts bruits, il est sorti de chez lui pour voir les maisons de certains de ses voisins en flammes. Craignant pour sa propre sécurité, il a rapidement couru pour s'emparer de quelques biens. Dès qu'il est arrivé à la porte, il a vu 11 soldats, tous en uniformes militaires. Ils lui ont demandé en français : « Où sont les garçons Amba que vous hébergez dans le village ? » Quand il a répondu, honnêtement, qu'il ne savait pas où se trouvaient les séparatistes, l'un des soldats a violemment réagi, le poussant avec force et ordonnant ensuite aux autres soldats d'incendier sa maison.
Un soldat, qui tenait un gallon d'essence de cinq litres, a arrosé la maison avec et y a mis le feu.
Certains Peuls Mbororos armés ont aussi commis des actes de violence (notamment des meurtres, des incendies de maisons et de terres et le vol de bétail), parfois en collaboration avec les forces de défense et de sécurité. Par exemple, le 14 février 2020, l'armée camerounaise et des Peuls Mbororos armés ont massacré 21 personnes dont 13 enfants à Ngarbuh.
Le gouvernement a parfois annoncé des enquêtes et des poursuites pour certaines violations des droits humains commises par les forces armées, mais au-delà de l'ouverture du procès il y a plus de deux ans sur le massacre de Ngarbuh, aucune autre information n'a été publiée sur l'avancement des affaires, ce qui conduit à des préoccupations quant à l'impunité de fait dans celles-ci.
Dans la nuit du 28 mars 2022, un horrible incident a eu lieu dans le village de Mbokop-Tanyi. Des séparatistes armés ont attaqué un campement de Peuls Mbororos, notamment une maison où dormaient une femme avec son enfant de 7 ans et son bébé de 6 mois.
Ils ont d'abord tiré sur la femme, puis ont brûlé la maison avec les trois personnes à l'intérieur, les tuant tous.
Le mari de la femme, qui n'était pas présent, a indiqué qu'il n'avait « jamais eu de problème ni avec Amba Boys ni avec personne dans le village » avant l'attaque. Il a déclaré à Amnesty International, désespéré :
« Un de mes frères m'a appelé le lendemain matin pour me dire que les Amba Boys avaient incendié ma maison, avec deux de mes enfants et mon épouse à l'intérieur. »
Le 3 septembre 2021, Monica, qui n'avait que 20 ans à l'époque, était terrifiée lorsqu'elle a vu l'armée camerounaise arriver dans son village (Ngie) et commencer à attaquer des maisons, apparemment en représailles au meurtre d'un membre de leurs troupes par des séparatistes plus tôt dans la journée.
Elle a raconté comment elle avait pris sa petite fille et couru se cacher dans la maison, mais les soldats ont défoncé la porte à coups de pied. Ils ont ordonné à son mari de s'allonger sur le sol et ont dit à Monica de laisser sa fille de côté. Un soldat a ensuite violé Monica. Quand son mari a tenté de la défendre, ils lui ont tiré trois balles : dans la tête, dans la poitrine et dans le ventre. Après environ une heure, ils ont emmené Monica et sa fille à l'extérieur et ont mis le feu à leur maison. Ils les ont conduites dans un camp militaire, où elles ont été détenues avec six autres femmes. La plus jeune n'avait que 12 ans.
Chaque jour, ils les violaient, l'une après l'autre.
Après plus de 75 jours, Monica et les autres ont été libérées lorsque l'un des soldats a accepté de les aider et a alerté son commandement de ce qu’il se passait dans le camp. Mais à ce moment-là, trois des filles étaient déjà mortes. Monica a ensuite donné naissance à des jumeaux, à la suite des viols subis.
Annie* rapporte également qu'elle dînait avec ses grands-parents en 2021 lorsque des militaires camerounais ont fait irruption et abattu ses grands-parents, puis l'ont violée à plusieurs reprises.
Depuis 2017, plusieurs centaines de Peuls Mbororos auraient été tués dans la région du nord-ouest. Ils sont également la cible d'enlèvements en échange de rançons, et des séparatistes armés brûlent leurs maisons et prennent leur bétail. Par exemple, Mohamed, un éleveur Mbororo, a été informé que si les Mbororos ne soutenaient pas les Ambas, ils seraient chassés de la région. Il a été enlevé à quatre reprises en 2019 et torturé à la machette, avant de payer des rançons pour être libéré. Bien que les Peuls Mbororos n'aient pas nécessairement été davantage pris pour cibles par les séparatistes armés que d'autres groupes, les attaques contre eux semblent souvent être accompagnées ou alimentées par un discours discriminatoire les identifiant comme des « étrangers » qui devraient quitter les régions anglophones.
Un climat de répression
Au Cameroun, il règne également un climat de répression pour ceux qui dénoncent la crise.
Des journalistes, des défenseurs des droits humains, des avocats et des universitaires, qui dénoncent ou documentent des atrocités commises par l'une ou l'autre partie, se sont souvent retrouvés détenus, harcelés ou menacés de mort.
Réduire au silence celles et ceux qui dénoncent la crise
Le militant pour la paix Abdul Karim Ali a été placé en détention dans une base militaire, en août 2022. Détenu depuis lors, il a été récemment transféré à la prison centrale de Kondengui, à Yaoundé. Il est accusé notamment d’« hostilité à la patrie », de « sécession » et de « rébellion ». Bien qu'il n'ait pas reçu de preuves à l'appui de ces accusations, il a été interrogé à plusieurs reprises sur une vidéo qu'il a faite le 9 juillet 2022 et qui dénonce un chef militaire camerounais, connu sous le nom de « Moja Moja » pour avoir torturé des civils.
Akem Kelvin Nkwain, responsable des droits humains au Centre pour les droits de l'homme et la démocratie en Afrique (CHRDA), a reçu plusieurs menaces de mort de la part de séparatistes armés présumés en 2022, après avoir tweeté à propos d'un enfant tué par un engin explosif improvisé (IEDEEI) présumément posé par des combattants séparatistes. Les messages comprenaient une image de lui-même marqué d’une croix symbolisant la mort et les mots : « Nous vous déclarons, vous et toute votre famille, comme des traîtres et des ennemis des combattants ambazoniens. »
La réaction des autorités politiques et judiciaires face à cette crise a, jusqu’à présent, engendré d’autres violations des droits humains.
👉 Des dirigeants politiques séparatistes et des membres de la société civile ont été jugés et condamnés par des tribunaux militaires pour des infractions liées au terrorisme. Les tribunaux militaires ne devraient en aucun cas avoir compétence sur des personnes civiles conformément aux normes internationales et régionales relatives aux droits humains.
👉 Dans le même temps, le gouvernement a annoncé que certaines violations des droits humains commises par les forces armées feraient l'objet d'enquêtes et de poursuites, mais très peu d'informations sont disponibles sur l'état d'avancement de ces affaires, ce qui soulève des interrogations quant à l'impunité.
👉 D'autre part, très peu d'informations ont été fournies sur de véritables enquêtes au sujet des crimes commis par les séparatistes armés contre la population, malgré les nombreuses détentions arbitraires de présumés séparatistes. Plus de 1 000 anglophones étaient toujours en détention à travers le pays en janvier 2022, et plusieurs dizaines de ces personnes ont manifestement été arbitrairement arrêtées, condamnées ou détenues. Il s'agit notamment des personnes ayant manifesté au début de la crise, de séparatistes présumés ou de militants dénonçant la situation.
Malgré les violations, la coopération militaire se poursuit
Les États partenaires du Cameroun, dont la France, le Royaume-Uni, la Serbie et la Croatie, ont poursuivi leur coopération militaire avec le pays, malgré les nombreuses allégations crédibles de violations des droits humains dans ce contexte de violence armée.
Amnesty International a démontré que des séparatistes armés sont en possession d'armes provenant de divers pays, dont la Russie, Israël et la Belgique, ainsi que d’armes prises à l'armée camerounaise.
Ce que nous dénonçons : le risque que les équipements militaires fournis par les partenaires du Cameroun soient utilisés par les forces armées, les milices ou les séparatistes armés pour commettre des crimes dans les régions anglophones.
Nos demandes
Que doivent faire les autorités camerounaises et leurs partenaires pour faire face à ces violations ?
Nous appelons les autorités camerounaises à :
enquêter sur toutes les allégations de crimes, y compris les violations des droits humains commises par leurs propres forces armées, et poursuivre les responsables dans le cadre de procès équitables ;
veiller à ce que les personnes arrêtées dans le contexte de la crise anglophone soient rapidement traduites devant un tribunal ordinaire qui respecte les normes internationales d'équité des procès et non devant des tribunaux militaires ;
libérer immédiatement et sans condition toutes les personnes détenues arbitrairement ;
protéger les journalistes, les défenseurs des droits humains et les militants qui reçoivent des menaces pour avoir documenté ou dénoncé des crimes commis dans le contexte de la violence armée dans les régions anglophones.
Nous demandons aux partenaires internationaux de :
condamner les crimes commis par les forces de sécurité camerounaises, les milices et les séparatistes armés, et appeler publiquement le gouvernement camerounais à ouvrir d'urgence des enquêtes approfondies, indépendantes et impartiales sur les allégations de violations des droits humains et de crimes de droit interne commis dans le contexte de la violence armée dans les régions anglophones ;
procéder à des évaluations rigoureuses et régulières des risques, à la vérification des unités militaires et au suivi après livraison pour vérifier que tous ceux qui reçoivent des armes et d'autres types d'assistance militaire opèrent en pleine conformité avec le droit international des droits humains.
cesser immédiatement de fournir toute forme d’assistance militaire en présence de preuves crédibles de commission ou de facilitation de violations graves du droit international des droits humains par des unités recevant des armes, de l’assistance militaire, et en l’absence de mesures efficientes pour améliorer le respect du droit international des droits humains.