Après avoir été forcés de s’enfuir de chez eux, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes âgés sont abandonnés par le système humanitaire. Enquête.
Depuis plusieurs décennies, les minorités ethniques du Myanmar sont de façon récurrente victimes de violations commises par l’armée. De nombreuses personnes âgées victimes d’atrocités perpétrées lors des récentes opérations militaires avaient déjà subi des violences similaires quand elles étaient des enfants ou de jeunes adultes. Le récit des terribles épreuves qu’elles ont traversées jette une lumière crue sur les violences commises de longue date par l’armée, et souligne le besoin de justice.
Les failles d’un système
Plus d’un million de personnes ont été déplacées dans des camps en raison du conflit et des violences commises par l’armée, et parmi elles figurent des dizaines de milliers d’hommes et de femmes âgés. La communauté humanitaire a réagi de façon admirable crise après crise, sauvant d’innombrables vies. Mais les personnes âgées pâtissent des failles d’un système qui néglige souvent leurs besoins spécifiques.
Notre enquête est basée sur 146 entretiens menés avec des femmes et des hommes âgés appartenant aux minorités ethniques kachin, lisu, rakhine, rohingya, chan et ta’ang. Ces entretiens ont été réalisés lors de trois missions menées au Myanmar dans l’État d’Arakan, l’État kachin et le nord de l’État chan, et dans des camps de réfugiés du sud du Bangladesh, entre décembre 2018 et avril 2019. Les personnes interrogées étaient âgées de 54 à plus de 90 ans.
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Ciblées par l’armée
Dans le contexte des atrocités commises par l’armée du Myanmar dans les États d’Arakan, kachin et chan, les personnes âgées sont confrontées à des dangers bien spécifiques. Elles restent souvent sur place en raison de leur fort attachement à leur maison ou parce qu’elle sont physiquement incapables de fuir.
Quand l’armée a attaqué les Rohingyas en 2017, un grand nombre d’hommes et de femmes âgés sont morts brûlés vifs dans leur maison,
Mes parents sont restés dans la maison, a-t-elle expliqué. J’avais déjà deux jeunes enfants, comment aurais-je pu les emmener eux aussi ? […] Mes parents étaient physiquement incapables de bouger. »
. Mariam Khatun, une Rohingya âgée d’environ 50 ans
Quand elle a atteint la rivière avec ses enfants, Mariam Khatun a regardé derrière elle et elle a vu le village en feu, en sachant que ses parents se trouvaient toujours dans la maison.
Les personnes âgées, premières victimes ?
Nous avons examiné les listes d’habitants de différents villages rohingyas qui ont été tués, et cet examen montre que les personnes âgées ont été touchées de façon disproportionnée. Une étude chiffrée réalisée par Médecins Sans Frontières a abouti à la même conclusion, indiquant que dans le mois qui a suivi le lancement des opérations militaires, le 25 août 2017, les plus forts taux de mortalité ont – de loin – été observés chez les femmes et les hommes rohingyas de plus de 50 ans.
Pour les personnes âgées qui ont fui l’État d’Arakan et l’État kachin, le voyage à travers les régions montagneuses des zones frontalières a souvent été difficile, et les choses ont encore été aggravées par le fait que l’armée a bloqué les routes principales et restreint l’accès à l’aide humanitaire. Amnesty International a rassemblé des informations sur plusieurs cas de personnes âgées qui ont perdu la vie alors qu’elles tentaient de fuir pour trouver la sécurité, parce qu’elles n’ont pas pu obtenir de soins médicaux.
L’ aide humanitaire insuffisante
Nding Htu Bu, une personne réfugiée de 65 ans, le 10 décembre 2018 © Hkun Lat;
Dans les camps de réfugiés au Bangladesh, un grand nombre de femmes et d’hommes rohingyas âgés n’ont pas la possibilité d’avoir régulièrement accès aux services les plus essentiels, notamment à des installations sanitaires, des soins médicaux, l’eau et la nourriture. L’encombrement des camps et le terrain accidenté représentent une difficulté supplémentaire, en particulier pour les personnes âgées à mobilité réduite.
De nombreux Rohingyas âgés ont dit qu’ils ne pouvaient pas utiliser les latrines, et qu’ils devaient utiliser un récipient dans leurs abris, ce qui porte atteinte à leur dignité. Mawlawi Harun, un Rohingya de plus de 90 ans, a déclaré, alors qu’il se tenait assis dans son abri du camp n° 15 au Bangladesh : « J’utilise les latrines ici, et je mange et je dors ici. Je vis maintenant comme une vache ou une chèvre. Que puis-je dire de plus ? Les vaches défèquent et urinent à l’endroit même où elles mangent […] Maintenant je dors dans des latrines. »
Les femmes et les hommes âgés ont aussi beaucoup de mal à accéder aux infrastructures de santé, à cause de la distance et du terrain accidenté. Mais même quand ils peuvent s’y rendre, ils s’aperçoivent que certains dispensaires ne peuvent pas fournir de soins pour des maladies chroniques pourtant fréquentes – telles que l’hypertension et les troubles respiratoires chroniques – qui touchent de façon disproportionnée les personnes âgées. Beaucoup de personnes âgées sont obligées d’acheter des médicaments au marché, alors qu’ils devraient être fournis dans le cadre de l’aide médicale.
Dans le nord du Myanmar, où de nombreux Kachins ont été déplacés depuis 2011, certains programmes humanitaires, en particulier des programmes de soutien aux moyens de subsistance, n’incluent pas suffisamment les personnes âgées. Les personnes âgées subissent également une discrimination dans l’accès au travail, ce qui engendre une cascade d'effets négatifs, et est aggravé par la diminution de l’aide humanitaire au cours des dernières années, dû à l’épuisement des donateurs et au fait que l’on s’attend à ce que les personnes déplacées qui vivent dans des camps trouvent du travail autour du camp.
Une vie de traumatisme
Pour de nombreuses personnes âgées appartenant à diverses minorités ethniques du Myanmar, le déplacement qu’elles subissent actuellement représente la dernière épreuve en date dans une vie marquée par le conflit et l’oppression de l’armée.
Nous avons interrogé plusieurs dizaines de personnes âgées, notamment des Kachins, des Rohingyas et des Chans, qui ont se sont enfuies de chez elles au moins trois fois au cours de leur vie, souvent quand elles étaient des enfants, puis de jeunes adultes et une fois encore à un âge avancé. Ces bouleversements répétés ont engendré des difficultés économiques en plus de préjudices psychosociaux.
J’ai fui tellement de fois depuis mes neuf ans […] J’ai toujours dû me tenir sur mes gardes. Quoi que je fasse – que ce soit à la ferme ou dans un verger – je ne peux jamais avoir la tranquillité d’esprit
Nding Htu Bu, une femme kachin de 65 ans qui vit dans un camp de personnes déplacées.
Des personnes âgées ont aussi vu un ou plusieurs de leurs enfants être tués ou violés par des soldats birmans.
Pourtant, malgré ces préjudices graves et répétés, on constate qu’il n’existe que très peu de soins psychosociaux ciblant les personnes âgées, ou auxquels les personnes âgées peuvent avoir accès.
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