Dimanche 1er juillet en Turquie, les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, intersexuées (LGBTI) et leurs alliés ont prouvé qu’à Istanbul, l’amour et la solidarité sont beaucoup plus puissants que la peur et les actes d’intimidation.
Personne n’aurait pu empêcher ce moment. Pas même les centaines de policiers présents, lourdement armés, accompagnés de chiens et équipés de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc.
Pendant une heure, la rue Mis a donné un aperçu de ce que la Marche des fiertés d’Istanbul a pu être par le passé – un événement florissant attirant des dizaines de milliers de participants parés des couleurs de l’arc-en-ciel.
La Marche des fiertés avait été interdite pour la quatrième année d’affilée, mais à la toute dernière minute dimanche 1er, et à l’issue de très habiles négociations avec la police, les organisateurs ont obtenu l’autorisation de se rassembler dans cette toute petite rue, au croisement de la rue Istiklal, la principale artère piétonne où le cortège avait précédemment défilé sans problème pendant des années.
En quelques minutes, deux cents personnes s’étaient rassemblées dans la rue Mis pour danser et scander des slogans. La voix de Madonna s'élevait des hauts parleurs. De grands sourires et des larmes animaient les visages. Un large drapeau arc-en-ciel dominait la foule. Ce fut un moment inattendu de pure magie. Mais nous craignions que le charme ne soit bientôt rompu. L’atmosphère était à la fois joyeuse et tendue : tout le monde savait que ce rassemblement pouvait passer de la fête à l’embuscade d’un moment à l’autre.
Des policiers antiémeutes bloquaient les deux extrémités de la rue. Nous étions entourés d’uniformes et d’armes. La communauté LGBTI d’Istanbul sait fort bien que le gaz lacrymogène et les balles en caoutchouc n’ont pas qu’une valeur dissuasive. Ils ont été abondamment utilisés ces trois dernières années.
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C’était comme si on célébrait la Marche des fiertés dans une cage
Yuri Guaiana, membre d'une organisation de défense des droits des personnes LGBTI
Yuri Guaiana, était là, comme moi, pour témoigner sa solidarité et rendre compte de l’événement.
Au cours des heures qui ont précédé la marche, nous avons tous vu des policiers antiémeutes et d'autres en civil, en rang à côté de leurs véhicules blindés, dont certains étaient équipés de canons à eau, sur la place Taksim et le long de l’itinéraire prévu pour le défilé.
C’était surréaliste de se diriger vers une célébration de l’égalité, de la diversité et de l’amour frappée d’une interdiction, tandis que des policiers lourdement armés se mêlaient aux passants faisant leurs courses en cette après-midi par ailleurs normale.
Cihangir, 27 ans, militant local en faveur des droits des personnes LGBTI, s’attendait au pire lorsque nous lui avons parlé dans un café tranquille un peu plus tôt ce jour-là. Il nous a dit qu’il craignait que la blessure au bras dont il souffrait déjà ne s’aggrave si la police recourait à la force ou l’arrêtait.
En avril, nous avons diffusé un rapport sur le climat de peur prévalant en Turquie, dans lequel les militants et les défenseurs des droits humains ne savent jamais s’ils seront les prochains à être pris pour cible par le gouvernement.
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Depuis novembre dernier, tous les événements LGBTI sont prohibés à Ankara, la capitale turque, en vertu de l’état d’urgence. La semaine dernière, même une projection du film britannique Pride, salué par la critique, a été interdite par les autorités. Plusieurs organisations de défense des personnes LGBTI ont dû fortement réduire leur visibilité, et des gens nous ont dit avoir eu l’impression d’être renvoyés dans la clandestinité, après des années durant lesquelles un mouvement national avait pris forme en Turquie.
Cihangir a déclaré que la Marche des fiertés de cette année ne concernait pas uniquement la communauté LGBTI, mais qu’il s’agissait d’une action de solidarité avec tous les groupes marginalisés actuellement visés par des pressions en Turquie. « Je pense vraiment que ça va changer », a-t-il déclaré, déterminé à prendre part à la lutte en faveur de l’égalité des droits et de la liberté d’être lui-même. « Je nous vois comme des chatons », a-t-il continué, faisant référence à la communauté LGBTI. « Nous ne serons pas abandonnés dans la rue. » Plus tard, dans la rue Mis, j’ai aperçu Cihangir. Il dansait au milieu de la foule.
Mais au bout d’une heure, mon collègue Andrew Gardner a soudain demandé à la délégation d’Amnesty International de le suivre. Sans traîner. Il avait entendu dire que la police ne laissait pas les gens sortir de la rue, et nous ne voulions prendre aucun risque. « Allons-y », a-t-il dit. Laissant les arcs-en-ciel derrière nous, nous sommes passés devant des chiens policiers tenus en laisse, en espérant qu’ils ne nous bloquerent pas le passage. Nous étions venus pour observer l’amour et la diversité en marche. Et tout d’un coup, nous avons eu l’impression de devoir nous cacher. En descendant la rue Istiklal, nous avons constaté que la présence policière avait fortement augmenté. Presque chaque rue transversale était désormais bloquée par des policiers et des fourgonnettes de police.
Après notre départ, nous avons appris que le comité organisationnel de la Marche des fiertés avait lu des communiqués de presse dans plusieurs autres petites rues proches de la place Taksim, comme dans la rue Mis. Des participants courageux avaient continué à se rassembler, bien que la police les ait pourchassés à chaque fois.
J’ai demandé à Andrew ce qu’il avait pensé de l’événement : « La raison d’être d’une manifestation, c’est la visibilité. Coincer les gens dans une ruelle, loin des regards, ce n’est pas respecter le droit de manifester », a-t-il déclaré.
Quand Yuri a quitté la rue Mis, il m’a dit qu’il avait vu ce qui ressemblait à une file interminable de policiers se dirigeant vers lui, la plupart accompagnés de chiens. C’était terrifiant. « Voir autant de policiers et de véhicules déployés contre un groupe de personnes qui dansaient dans la rue... », a-t-il dit en secouant la tête avec incrédulité, incapable de finir sa phrase.
Ne laissons planer aucun doute : du gaz lacrymogène a été utilisé dimanche 1er juillet. On nous a signalé que des chiens policiers ont fait tomber des gens à terre. Onze personnes ont été arrêtées, puis remises en liberté dans la soirée.
Toutefois, aucune des personnes présentes dans la rue Mis ce dimanche-là n’oubliera jamais ces précieux moments de joie, et le fort sentiment d’appartenance et de fierté dont elles ont fait l’expérience. Des personnes ont de nouveau eu la possibilité de s’exprimer publiquement en plein jour, même si cela n’a duré qu’une heure.