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URGENCE PROCHE ORIENT

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Des manifestants défilent sur l'avenue Habib Bourguiba à Tunis pour la protection des droits et libertés, 13 septembre 2024 / © Yassine Gaidi - Anadolu via AFP
Liberté d'expression

Tunisie : cinq raisons d’être inquiets de la dérive autoritaire du pouvoir

À l’approche de l’élection présidentielle du 6 octobre en Tunisie, les autorités intensifient leur répression à coup d’arrestations de membres de l’opposition et de graves atteintes à la liberté d’expression et à l’indépendance du pouvoir judiciaire. À la manœuvre : Kaïs Saïed, le président tunisien, qui brigue un deuxième mandat. 

Depuis plusieurs années, nous dénonçons un inquiétant recul des droits fondamentaux en Tunisie. Comment expliquer un tel retour en arrière dans le pays berceau des printemps arabes de 2011 ? Comment en est-on arrivé à constater une véritable érosion de l’État de droit ? Comment expliquer le virage autoritaire pris par le président Kaïs Saïed, cet ancien professeur de droit élu démocratiquement à la tête de l’État en 2019 et qui aujourd’hui, ravive les heures sombres de la dictature en Tunisie ? On fait le point. 

1. Un président aux pleins pouvoirs

25 juillet 2021. La dérive autoritaire pourrait prendre date en ce jour où le président Kaïs Saïed a opéré son coup de force : il limoge le premier ministre, gèle les travaux du Parlement et prend le contrôle exécutif du pays. Son objectif affiché ? Répondre  à la crise politique traversée par la Tunisie où les partis étaient émiettés et où la corruption battait son plein. En réalité, depuis ce 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a commencé à détricoter les acquis de la révolution du printemps arabe de 2011. Il a démantelé le régime parlementaire mis en place au lendemain de la révolution pour concentrer l’essentiel du pouvoir entre ses mains.

2. L'indépendance de la justice attaquée

Le 5 février 2022, le président Saïed a dissous le Conseil supérieur de la magistrature, le dernier bastion de l’impartialité judiciaire, né après la révolution tunisienne de 2011 pour protéger les juges de l’influence du gouvernement. Suite à cette dissolution, Kaïs Saïed révoque 57 juges sans préavis, sur la base de vagues accusations. Le système judiciaire est mis au pas. Le 25 juillet 2022, un an jour pour jour après son coup de force, Kaïs Saïed fait adopter une nouvelle Constitution par référendum – avec un taux de participation très faible – qui affaiblit considérablement l'indépendance judiciaire. 

Lire aussi : « Tous les risques de la dictature sont réunis » - entretien avec le juriste Yadh Ben Achour

Cette immixtion dans le système judiciaire se poursuit dans le cadre des élections présidentielles du 6 octobre. Depuis 2011, une institution est chargée d’organiser le bon déroulé des élections : l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Ses membres, nommés directement par le président depuis 2022, n’ont approuvé que trois candidatures à l’élection présidentielle, dont celle du président Kaïs Saïed. Plusieurs personnes ont contesté la non-approbation de leurs candidatures devant le tribunal administratif. Trois de ces candidats, Imed Daimi, Mondher Znaidi et Abdellatif El Mekki, tous membres de l’opposition, ont obtenu gain de cause en appel et le tribunal a ordonné le rétablissement de leur candidature. L’ISIE est passée outre. Elle a rejeté la décision de justice, pourtant contraignante, et a refusé rétablir les candidatures pour les élections présidentielles. Cette décision porte atteinte à l’indépendance de la justice et à l’État de droit. 

3. Des arrestations massives

Les principaux opposants au président Kaïs Saïed, qui auraient pu se présenter comme candidats à l’élection présidentielle, sont aujourd’hui en prison, accusés d’avoir « fait des dons pour influencer les électeurs ». En deux jours seulement, les 12 et 13 septembre 2024, 97 membres du parti d’opposition Ennahda sont arrêtés. Ils font désormais l’objet d’une enquête pour des accusations de complot.

Avant l’intensification de la répression liée au contexte pré-électoral, des arrestations ubuesques ont eu lieu en Tunisie. Le 11 mai 2024, des hommes cagoulés débarquent en pleine nuit dans la Maison des avocats à Tunis et arrêtent violemment Sonia Dahmani, avocate tunisienne de renom. Une arrestation filmée en direct par les caméras de France 24 qui démarrait un duplex au moment où les policiers en civil ont fait irruption dans la Maison des avocats. Sonia Dahmani a été arrêtée suite à des propos qu’elle avait tenu sur un plateau télévisé qui critiquaient la politique migratoire des autorités tunisiennes. « De quel pays extraordinaire parle-t-on ? Celui que la moitié des jeunes veulent quitter ? », pour cette phrase, Sonia Dahmani a été condamnée à huit mois de prison, accusée de diffuser de « fausses informations. »

Lire aussi : Les discours de haine des autorités contre des personnes exilées

4. La liberté de la presse en recul

L’un des nombreux acquis de la révolution de 2011 aura été la liberté de la presse, qui était totalement muselée pendant les années de la dictature de Ben Ali. C’est à cette liberté d’expression retrouvée, l’un des souffles de la révolution, que s’attaque désormais le président Kaïs Saïed. En pleine période électorale, l’Instance en charge de l’indépendance des élection (ISIE), a tenté de restreindre la couverture électorale par les médias. Quatre stations de radio privées ont reçu des avertissements de l’ISIE suite à des reportages pointant le processus électoral, selon le Syndicat national des journalistes tunisiens. « Le rôle de l’ISIE n’est pas de réglementer le travail des médias. » a réagit Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International. « Les accréditations accordées aux journalistes et aux observateurs visent à faciliter l’accès tout au long des différentes étapes des élections, et non à exercer un contrôle sur la couverture des élections et à restreindre la liberté de la presse. »

Pour son numéro de septembre, le magazine Jeune Afrique consacre sa Une au président tunisien. Le portrait de Kaïs Saïed sort derrière l’ombre d’un drapeau tunisien avec en titre : « L’hyper-président ». Les autorités ont interdit la diffusion de ce numéro en Tunisie. Jeune Afrique dénonce un « triste retour aux années Ben Ali ».

À ces attaques déployées contre les médias vient s’ajouter une véritable censure en ligne, en particulier depuis l’adoption du décret-loi 54 qui sanctionne de lourdes peines de prison le fait de partager de "fausses informations" en ligne, définies de façon vague et ambigüe.

5. Les observateurs du bon déroulé des élections mis au pas

Deux ONG tunisiennes en charge de surveiller les élections depuis 2014 - l’ONG anti-corruption IWatch et de l’ONG Mourakiboun - n’ont pas été autorisées à observer le déroulé des prochaines élections présidentielles d'octobre. L’ISIE a rejeté leurs demandes d’accréditation. C’est la première fois depuis 2011 que des associations sont interdites d’observer le bon déroulé du processus électoral. En cause : les autorités ont informé l’ISIE que les deux ONG avaient reçu des « fonds étrangers suspects ».

Dans le cadre des normes internationales relatives aux droits humains, les associations doivent être libres de demander et de recevoir des financements de diverses sources, nationales et internationales, sans restriction injustifiée, et sans faire l’objet de discours les incriminant et criminalisant.

C’est dans ce contexte préoccupant que vont se dérouler les élections présidentielles le 6 octobre en Tunisie. La communauté internationale devra accorder toute son attention à l’évolution de la situation en Tunisie pour garantir la protection des droits humains et le respect de l’état de droit. Plus encore, elle doit d’ores et déjà dénoncer l’escalade de la répression documentée par de nombreuses organisations de la société civile, et exhorter les autorités tunisiennes à y mettre fin.