Alors que des informations font état de torture, il faut que l’Etat turc respecte l’Etat de droit et permette à des observateurs indépendants de rencontrer les détenus.
Des détenus disparus
Depuis la tentative de coup d’Etat, de nombreuses personnes ont été détenues dans des conditions ne relevant pas de l’Etat de droit. Certaines ont été placées dans des centres de détention non-officiels, comme des complexes sportifs, une écurie ou encore les couloirs du palais de justice. La police maintient les suspects en garde à vue au secret pendant quatre jours ou plus. Dans ces conditions, les familles ne savent pas où se trouvent leurs proches. Certaines ont fait plusieurs fois le déplacement jusqu'aux centres de détention d'Ankara, pour entendre à chaque fois que leur parent ne s'y trouvait pas.
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Les détenus ne pouvant pas consulter d’avocat, les familles n’ont aucun moyen de savoir ce qui leur arrive. Ces conditions s’apparentent à une disparition forcée ce qui constitue un crime au regard du droit international. Cette pratique soustrait le détenu à la protection de la loi et le coupe du monde extérieur, ce qui augmente nettement le risque de torture, voire d'exécution extrajudiciaire.
Le règne de l'arbitraire
Le 23 juillet, le gouvernement turc a publié son premier décret dans le cadre des nouveaux pouvoirs que lui confère l'état d'urgence. Il augmente considérablement la durée de détention sans inculpation, qui passe de quatre à trente jours. En outre, des détenus ont été placés en détention provisoire, même en l'absence d'éléments indiquant qu'ils risquaient de prendre la fuite ou de falsifier des preuves, comme l'exige pourtant la loi. Ces conditions accroissent le risque de torture et de mauvais traitements.
Dans la plupart des cas, aucune preuve permettant de soupçonner raisonnablement les détenus d'actes criminels n'a été présentée lors de l'audience destinée à établir les inculpations, et l'audience n'a pas défini de motifs justifiant le maintien en détention dans l'attente du procès. Ainsi, les juges ont ordonné que des soldats détenus soient placés en détention provisoire au seul motif qu’ils avaient quitté leur caserne le soir du coup d'État, quelle qu'en soit la raison. Lors de l'audience concernant une détenue, le juge ne lui a pas posé une seule question.
Lorsque les juges posent des questions aux suspects, certaines n’ont aucun rapport avec les événements liés au coup d'État manqué. Elles semblent n’avoir pour objectif que d'établir des liens avec Fethullah Gülen ou des institutions qui lui sont favorables. Les autorités accusent en effet Fethullah Gülen d'avoir orchestré la tentative de coup d'État, ce qu'il dément. Placer des personnes en détention dans le cadre d'une inculpation pénale sans apporter la preuve d'actes criminels est par définition arbitraire et illégal. Il convient d'enquêter sur ces pratiques illégales qui semblent revêtir un caractère systématique.
Les droits de la défense bafoués
Lorsqu’ils sont présentés devant un tribunal, les détenus peuvent difficilement se défendre. Outre le fait que certains soient placés en détention en l’absence de preuves de lien avec le coup d’Etat, dans la plupart des cas, ni les détenus ni les avocats ne sont informés des charges précises retenues à leur encontre – dans un acte d'accusation ou au tribunal – ce qui complique énormément la préparation de leur défense et compromet leur droit à un procès équitable.
Le décret du 23 juillet autorise également des fonctionnaires de la police à assister aux entretiens entre les détenus attendant leur procès et leurs avocats et à les enregistrer, et il restreint le choix des avocats. La plupart des détenus ne peuvent pas choisir leurs avocats et se retrouvent avec des commis d’office du barreau. Ils ne peuvent pas téléphoner à un avocat et, dans la plupart des cas, n’en rencontrent un que peu de temps avant d'être conduits au tribunal ou interrogés par le procureur. Certains avocats n'ont pas pu s'entretenir après les audiences avec leurs clients, pourtant maintenus en détention provisoire. Les droits de la défense sont aussi mis à mal lorsque des soldats détenus sont conduits au tribunal par groupes de 20 à 25.
« Nous dirons qu'il était déjà mort en arrivant ici »
Le non-respect de l’Etat de droit favorise les mauvais traitements contre les prisonniers. De fait, nous avons recueilli de nombreux témoignages qui font état d’actes extrêmement graves. Des détenus sont maintenus dans des positions très douloureuses pendant des périodes pouvant aller jusqu’à 48 heures. Nombre d’entre eux ont dû rester agenouillés pendant des heures avec les mains liées derrière le dos.
Les policiers ont privé des détenus de nourriture parfois pendant trois jours, et d’eau pendant deux jours. Ces actes de torture ont été accompagnés d’insultes et de menaces. Certains détenus ont subi des agressions sexuelles et même des viols. En général, ce sont les hauts gradés de l’armée qui sont victimes des pires sévices.
D’après un témoin, des centaines de détenus présentaient aussi des marques de coups. Certains souffraient de contusions, de coupures ou de fractures osseuses. Une quarantaine était même incapable de marcher. Deux étaient incapables de tenir debout. Des policiers auraient déclaré qu'ils étaient responsables des passages à tabac et que les détenus étaient frappés « jusqu'à ce qu'ils parlent ». D'après les avocats, des détenus à la chemise couverte de sang ont été présentés aux procureurs pour être interrogés.
Malgré la violence de ces coups, certains sont privés des soins médicaux indispensables. Un médecin de la police aurait déclaré à propos d’un détenu présentant de graves blessures : « Laissez-le mourir. Nous dirons qu'il était déjà mort quand il est arrivé ici.» De ces actes de torture découlent une détresse émotionnelle extrême : un détenu a tenté de se défénestrer d’un sixième étage, tandis qu'un autre se frappait la tête contre le mur. Or, malgré les images et vidéos de torture largement diffusées dans le pays, le gouvernement demeure incroyablement silencieux sur ces violences. Ne pas condamner les actes de torture et les mauvais traitements dans de telles circonstances revient à les cautionner.
Rétablir les droits humains dans les prisons
Face à ces violations, il est nécessaire que des observateurs indépendants puissent rencontrer sans délai les détenus dans tous les centres de détention, officiels et non officiels. Nous exhortons le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) d’effectuer de toute urgence une mission en Turquie afin d'évaluer les conditions de détention. En tant que membre du Conseil de l'Europe, le gouvernement turc est tenu de coopérer avec le CPT, seul organisme indépendant autorisé à mener des visites spéciales dans tous les lieux de détention en Turquie au moment de son choix.
Cette visite est d’autant plus nécessaire que l’Institution nationale des droits humains en Turquie, habilitée à se rendre dans les centres de détention à travers le pays afin d’en surveiller les conditions, a été dissoute en avril 2016, et aucune autre institution ne remplit aujourd'hui cette mission dans le pays.
Non à la répression généralisée en Turquie
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