Elles travaillent dans des fermes, des ateliers d’ébénisterie, des hôtels, des centres de soins. Elles viennent du Mexique, d’Inde, de la Jamaïque. Elles font partie intégrante de l’économie canadienne. Et pourtant, ces personnes sont exploitées au Canada où elles décrivent l’enfer aux mains d’employeurs aux pleins pouvoirs.
« Le Canada m’a détruite. », livre Gabrielle, une jamaïcaine venue au Canada pour travailler dans une plantation de cerisiers. Son témoignage et ceux des 43 autres personnes que nous avons interrogées, illustrent le système d’exploitation en œuvre au Canada sur les salariés venus d’autres pays. Dans notre rapport de plus de 80 pages, c’est la parole de ces personnes que nous avons recueillie. Leur témoignage est accablant, eux qui décrivent leurs conditions de travail comme de « l’esclavage moderne ».
Le système d’exploitation en œuvre est permis par un programme canadien intitulé « Programme des travailleurs étrangers temporaires » (PTET). Le constat est clair : des violations grave aux droits humains sont commises, dans un pays encore perçu positivement comme « nation d’immigration »
Nous sommes comme des esclaves liés à un employeur. C’est de l’esclavage moderne, indirectement. […]
Stacey, infirmière apprentie camerounaise qui a travaillé dans une exploitation agricole
Des travailleurs migrants nous ont dit qu’ils étaient venus au Canada dans l’espoir de trouver un avenir meilleur, mais au lieu de cela, ils ont eu le sentiment d’avoir été traités comme des esclaves.
Erika Guevara-Rosas, directrice générale des recherches et du travail de plaidoyer chez Amnesty International
Travail forcé, racisme, zéro jour de repos
Chaque année, des personnes mexicaines, guatémaltèques, jamaiquennes, indiennes, philippines, viennent au Canada pour travailler dans l'agriculture, les soins, la construction et autres secteurs en peine de recrutement chez la population canadienne. Leur arrivée s’effectue dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), lancé par les autorités canadiennes en 1973 dans le but de combler les « pénuries de main-d’œuvre ». Ce programme permet uniquement des permis de travail fermés et temporaires, ce qui signifie que les futurs salariés sont liés à un seul employeur qui exerce sur eux un plein pouvoir. Pouvoir sur de décision de la fréquence de leur salaire, pouvoir de modifier les salaires, pouvoir de décider s’ils doivent quitter le territoire. Dès leur entrée sur le territoire canadien, ils sont liés à un employeur unique qui contrôle alors tant leur statut administratif que leurs conditions de travail.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la liste d’abus que nous avons documentée : les personnes que nous avons interrogées nous ont décrit être sous-payées, être forcées à travailler de longues heures sans repos et dans des conditions dangereuses, se voir assigner des tâches qui n’étaient pas prévues dans leur contrat, vivre dans des logements surpeuplés, sans aucune intimité, ne pas être prises en charge lorsqu’elles se blessaient sur leur lieu de travail. Plusieurs témoins nous ont aussi livré être victimes d'insultes racistes et de violences physiques. La plupart des personnes interrogées n’ont pas pu bénéficier de recours pour les violations aux droits humains subies.
Témoignages de leur enfer
Bénédicte est Camerounaise, mère de deux enfants. Elle choisit le Canada car elle a la possibilité d’occuper un emploi : travailler dans un élevage de volaille. Et elle a la possibilité de faire venir ses enfants. Son futur employeur lui promet la résidence permanente au Canada. Elle verse alors près de 7 000 dollars de frais de recrutement. A distance, elle signe un contrat qui précisait un salaire, des périodes de repos, des congés avec un logement, un véhicule et une place de parking. Ecran de fumée. A l’arrivée, son employeur modifie les règles : elle n’aura pas le droit de quitter la maison, pas le droit à un téléphone portable. Conditions de travail : 70 à 80 heures de travail par semaine, zéro jour de repos, pas de congés.
Portrait de Bénédicte
Je ne m’attendais pas à être une esclave ici. On m’a fait des promesses. Tout ce que j’ai supporté dans l’espoir d’avoir mes enfants [au Canada]. Ça faisait presque deux ans et je savais qu’aucune de ces promesses n’allait se réaliser.
Bénédicte
Elle est la cible de propos racistes et dégradants de son employeur qui affirmait qu’il existait des « standards de beauté supérieurs chez les Blanches ». Il entrait dans son logement à l’improviste pour inspecter sa chambre. Il l’a harcelée et agressée sexuellement. A son arrivée au Canada, son employeur lui a dit qu’elle devait être « à sa disposition » pour lui rendre des services sexuels. S’installe alors quotidiennement un climat de peur.
Epuisée physiquement et mentalement, elle tombe rapidement malade. Or, si elle tombait malade, elle serait renvoyée au Cameroun : voici la menace de son employeur. Après qu’un médecin lui diagnostique une anémie sévère, Bénédicte décide de quitter la ferme, en juillet 2018. Immédiatement, son employeur annule son visa, la laissant dans une situation irrégulière au regard de la législation canadienne sur l’immigration.
Bénédicte est arrivée au Canada en septembre 2016, avec un visa de deux ans lié à son employeur. Elle n'a finalement obtenu sa résidence permanente que des années plus tard, en 2021.
Pour Miguel, obéir ou partir
Miguel vient du Guatemala. Lui aussi a choisi le Canada pour obtenir un emploi dans le secteur agricole. Et lui aussi a été trompé. Une semaine de 40h de travail lui est promise, salaires de 13,5 dollars par heure, logement gratuit et possibilité de faire venir sa famille par la suite. La réalité c’est 60 à 72h de travail semaine, sans repos, aucun moyen de faire venir sa famille et conditions de vie extrêmement précaires.
Portrait de Miguel
Ce n’était pas une maison. Je ne sais même pas comment appeler ça. C’était inhumain.
Miguel
Miguel vit dans des conteneurs avec deux autres travailleurs. Pas de chauffage, pas d’eau potable et lieu de vie infesté de souris. Il décrit qu’ils devaient prendre leur douche avec de l’eau sale récupérée de l’évier où ils lavaient la vaisselle.
A ces conditions de vie indignes, s’ajoutent les menaces, fréquentes voire quotidiennes. Des menaces de rapatriement ou violences verbales. L’employeur faisait souvent irruption dans son logement de fortune en déclarant : « Allez, au travail ». Son employeur lui avait confisqué son passeport et installé des caméras dans son lieu de vie et dans son lieu de travail. Une surveillance permanente. Miguel doit faire face à deux options : obéir ou partir.
Il réunit des preuves sur sa situation et les transmet à l’agence de recrutement au Guatemala. Son employeur s’en aperçoit. Il met fin à son contrat, avant son terme. Dans une volonté manifeste d’effacer toute preuve de ses abus, l’employeur a forcé l’un es collègues de Miguel, Roberto, à lui donner son téléphone portable personnel. Un chauffeur de l’entreprise conduit Miguel à l’aéroport pour le renvoyer immédiatement au Guatemala. Il n’a jamais embarqué à bord de l’avion et a réussi à rester au Canada. Miguel et d’autres personnes dans la même situation que lui ont dénoncé à la police les atteintes aux droits humains qu’ils ont subies et ont obtenu des permis de travail ouverts.
L’exploitation au travail est un résultat prévisible et systémique des visas liés à un employeur.
Erika Guevara-Rosas, directrice générale des recherches et du travail de plaidoyer chez Amnesty International
Des cas comme ceux de Bénédicte ou Miguel, il y en a des centaines au Canada. Cette exploitation n’est pas le résultat d’agissements isolés de quelques employeurs sans scrupules. Ce système d’exploitation est permis par le programme de visas de travail temporaire des autorités canadiennes. Le programme a été conçu de telle sorte qu’il permet des atteintes graves aux droits humains.
Pour remédier aux causes profondes des atteintes et être conforme aux obligations internationales du Canada en matière de droits humains, toute réforme devra mettre fin aux visas liés à un employeur pour les remplacer par des permis de travail ouverts. Les personnes quittant leur pays pour travailler au Canada doivent être libres de changer d’emploi et d’employeur, au même titre que les Canadien·ne·s.
Zoom sur l'histoire : le Canada, "nation d'immigration" ?
L’image positive selon laquelle le Canada est une « nation d’immigration » dont l’identité est ancrée dans l’éloge du multiculturalisme et l’ouverture aux immigrants cache d’autres pans de son histoire. Le Canada a été fondé à travers la colonisation de terres autochtones – aujourd’hui encore bien souvent non cédées – et le déplacement des peuples autochtones ainsi que la dépossession de leurs terres. La réduction à l’esclavage de personnes noires, l’exploitation de travailleurs chinois pour la construction du chemin de fer Canadien Pacifique et les politiques d’immigration opposées à l’arrivée de personnes asiatiques, juives et noires au motif d’une suprématie blanche font partie intégrante de l’histoire du Canada. Rappelons que l’esclavage a été légal pendant plus de deux siècles, de 1629 à 1834, sur le territoire, année où la Grande-Bretagne a adopté la Loi d’abolition de l’esclavage. Dans les colonies françaises et britanniques devenues par la suite le Québec, l’Ontario, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard et le Nouveau-Brunswick, des personnes autochtones étaient réduites en esclavage, de même que des personnes noires d’ascendance africaine arrivées au Canada à différentes époques, originaires d’Afrique de l’Ouest, de Madagascar, des Caraïbes et des États-Unis.
Les politiques migratoires et programmes d’immigration actuellement en vigueur au Canada, tels que le Programme des travailleurs étrangers temporaires, s’inscrivent dans le prolongement de cette histoire.