L’entreprise norvégienne Green Resources s’est hissée aux premiers rangs de la finance carbone, grâce à ses projets de reboisement en Afrique de l’Est. Focus sur la Tanzanie où des villageois perçoivent au quotidien les répercussions de cette fausse bonne solution.
L’image est belle, les arguments efficaces. Sur les photos, des femmes et des hommes, certainement des employés, sourient dans un cadre de verdure. Les mots utilisés suggèrent un avenir apaisé, où l’être humain et la planète vivent enfin en harmonie. La page internet de Green Resources AS (Gras) est impeccable, claire, professionnelle. La société norvégienne, créée en 1995, s’y décrit en des termes alléchants : « L’une des rares entreprises privées qui luttent activement contre le changement climatique en plantant de nouvelles forêts » et « la plus grande entreprise de développement forestier et de transformation du bois d’Afrique de l’Est ».
Gras possède des plantations d’arbres dans trois pays : l’Ouganda, la Tanzanie et le Mozambique, 38 000 hectares en tout. Les forêts les plus importantes en surface se trouvent en Tanzanie : 15 500 hectares, 50 % des arbres plantés sont des pins et 50 % des eucalyptus.
Le nom même de l’entreprise, « Ressources vertes » en français, annonce la couleur : lutter contre la déforestation et contre le changement climatique en créant, avec ses plantations, des « puits carbone ». Ces derniers séquestrent une partie du carbone émis notamment par les activités humaines et les gaz à effets de serre, responsables du dérèglement du climat.
Pour ces plantations, Gras reçoit de l’argent. Le système a vu le jour en 1997 dans le cadre du « protocole de Kyoto » : les États se sont engagés à réduire les émissions des gaz à effet de serre, dont le dioxyde de carbone. Les entreprises qui ne veulent ou ne peuvent pas réduire leurs émissions ont une solution : « compenser » en payant pour planter des arbres. Autant dire que la norvégienne Green Resources AS est dans l’air du temps. Faire pousser des forêts dans les pays du Sud pour compenser l’émission des industries du Nord semble en effet une parfaite bonne idée, à la fois rentable et morale.
Et ça marche. Gras a été financée pour plus de 50 millions d'euros par deux banques de développement du nord de l’Europe, la finlandaise Finnfund et la norvégienne Norfund. Ses plantations ont obtenu la certification FSC (Forest Stewarship Council), qui garantit des bois issus d’une gestion responsable des forêts. Certaines reçoivent aussi le label VCS (pour Voluntary Carbon Standard), créé en 2006, et qui certifie que les projets réalisés dans le cadre de la compensation carbone respectent les normes environnementales et sociales.
Trois projets de reboisement en Afrique
En outre, Gras participe au développement des communautés rurales qui lui ont concédé une partie de leurs terres. Voilà en somme une société à laquelle on ne peut décerner que des bons points. Dans son rapport d’activité – que Green Resources AS préfère appeler « rapport de développement durable » – pour le premier semestre 2020, elle rappelle, assez discrètement, qu’elle gagne de l’argent sur le marché du carbone.
« Gras a été l’une des premières entreprises au monde à recevoir des revenus de carbone de ses plantations forestières. C’est un leader dans le domaine de la finance carbone, avec trois projets de reboisement. »
Rapport d'activité de Gras, 1er semestre 2020
Deux des plantations destinées à créer des puits carbone se trouvent en Ouganda, une en Tanzanie. Elles ont rapporté, selon le compte rendu annuel, 32 000 euros, au cours du premier semestre 2020 sur le marché du carbone, somme assez mineure, et l’entreprise espère bien que cette activité soit plus rentable dans le futur.
Le site internet de Green Resources n’en dit pas plus. Qui sont ses clients ? Pas un mot. Qui sont les financeurs de cette entreprise privée ? Pas une ligne. Autant Gras est diserte sur ses « bonnes actions » envers les communautés villageoises, autant elle n’entre pas dans le détail de ses activités lucratives. Elle n’aime pas non plus répondre aux questions : après plusieurs sollicitations, elle a fini par refuser toute interview et nous renvoyer sur son site internet.
La mariée européenne installée en Afrique de l’Est ne serait-elle pas un peu trop belle ?
Monoculture contre biodiversité
Une rapide recherche écorne l’image de cette championne de la lutte contre le changement climatique et du développement durable. Au milieu des années 2000, l’entreprise norvégienne est accusée d’avoir, en Ouganda, planté ses arbres sur des terres dont les habitants avaient été chassés. Le scandale est tel qu’en 2015, l’Agence suédoise de l’énergie, entreprise publique et principale acheteuse des crédits carbone émis par GRAS, cesse ses versements. Sale coup pour l’entreprise vertueuse. Au Mozambique, Green Resources AS annonce renoncer à certaines terres à la suite de frictions (conflits fonciers, plantations le long de rivières…) avec des communautés locales.
En Tanzanie, pas question de déplacements forcés de population ni de frictions graves. Mais les agissements de l’entreprise norvégienne sont loin des promesses de son site internet.
Green Resources est implantée, depuis 1996 à Mafinga, dans les hautes terres du Sud (Southern Highlands), ensemble de montagnes et de plateaux dans le sud-ouest de la Tanzanie. Ici, tout le monde vit du bois. Dans chaque village traversé, à côté des parcelles de maïs et de tournesols, des planches brutes sèchent dans des claies verticales, des hommes s’activent, tronçonneuses et scies circulaires, sur des troncs coupés. Sur le bord des pistes, de grands sacs, hauts d’un mètre cinquante, pleins à ras bord de charbon de bois, combustible pour la cuisine. « Tout le monde est à la fois forestier et agriculteur, résume Valentina Mkandawile, fonctionnaire territoriale postée dans le village de Mafanda, 5 000 habitants et 20 000 hectares de terres. Les gens, ici, vivent des deux ».
Ces eucalyptus abattus et laissés en vrac, sur une parcelle de Green Resources, ne pourront plus être valorisés. Tout le monde y perd. © Gwenaëlle Lenoir
À côté des forêts tropicales d’altitude, des arbres plantés comme pour des parades militaires, en rangs monotones. Des monocultures de pins et d’eucalyptus qui appartiennent à l’État, aux communautés villageoises, et à de plus gros propriétaires… comme Green Resources. Elle regroupe deux entités : une société d’exploitation industrielle des arbres, abattage, découpe et vente, Sao Hills, et une autre dédiée à la plantation et à la gestion de la forêt, Green Resources Limited (GRL).
L’entreprise a signé des baux de terres pour quatre-vingt-dix-neuf ans avec trois villages. Le principe : avoir en concession pour cette période longue des prairies appartenant à la communauté villageoise, les mettre en plantation, avec toute une série d’engagements sociaux, comme construire des bâtiments de service public, salles de classe, logements pour des fonctionnaires locaux, dispensaires, créer des emplois.
Les débuts sont idylliques. « Nous avons assez de terres pour nos besoins, affirme Elie Stefani, le maire du village d’Ushindele, qui a cédé 6 000 hectares à GRL. Et nous recevons 10 % de leurs gains faits sur le marché du carbone. Nous avons pu ainsi rénover deux salles de classe, construire une salle communale et des bureaux pour les fonctionnaires ». Devant son moulin artisanal, où il broie le maïs et le blé récoltés par ses administrés, l’édile énumère les sommes versées à la commune : 26 800 euros en 2015, 10 700 en 2018, et seulement 1 400 l’an dernier. Une sacrée chute qu’il est incapable d’expliquer. « L’entreprise a eu des difficultés, ils nous ont dit que le marché du carbone s’était effondré », répond-il.
Est-ce l’effet de ces difficultés économiques ? D’une mauvaise gestion ? Certaines pratiques étonnent.
« Ils [les responsables locaux, étrangers ou tanzaniens, ndlr] nous ont dit que nous pourrions abattre gratuitement des arbres qu’ils avaient plantés, car ils avaient déjà été payés. »
deux jeunes d’Ushindele, Julius Kazumdi et Benedict Mnyare
Permettre de « déplumer » ainsi des puits de carbone semble tout à fait contraire à l’ambition affichée de Green Resources. Étranges, aussi, les anomalies relevées dans les plantations d’eucalyptus de l’entreprise autour du village d’Uschindele. Le long des pistes en terre rouge, des troncs d’arbres abandonnés depuis plus d’un an. Même chose sur des collines pentues : les eucalyptus, coupés à leur base, n’ont pas été ramassés. Ils ont été laissés là où ils sont tombés. Ici et là, la terre affleure : l’eucalyptus fait partie de ces arbres dont la monoculture abîme la terre. Très gourmand en eau, il assèche le sol en surface, le rend acide et empêche tout couvert végétal protecteur. Ailleurs, la méthode du brûlis a été utilisée, et les troncs sont carbonisés. Mais de jeunes eucalyptus y ont été nouvellement plantés.
Promesses non tenues
« C’est le même spectacle de désolation dans toutes les plantations de Green Resources. Un vrai scandale écologique ! On ne laisse pas pourrir des troncs comme ça, surtout si on prétend gérer de manière durable et faire de la compensation carbone », s’indigne un sous- traitant qui, comme l’immense majorité des personnes que nous avons interrogées, tient à garder l’anonymat. D’après tous ceux que nous avons rencontrés, ces pratiques datent de trois ans au plus. Et elles scandalisent tout le monde dans cette région où l’on vit du bois.
Dans la base de données collaborative Id-Recco, élaborée par plusieurs institutions françaises et qui recense les programmes forestiers de réduction des émissions carbone (Redd +) sont nommés plusieurs clients de Green Resources. Parmi ceux qui achètent des crédits carbone à Gras, la multinationale pétrolière BP, les avionneurs Delta Airlines et British Sky, le transporteur FedEx.
« On ne peut pas faire de la compensation carbone et couper des arbres, ce n’est pas possible. Le carbone est piégé par le feuillage des arbres »
ce même sous-traitant
Nous avons demandé à Green Resources de nous indiquer si une partie de leurs plantations était réservée exclusivement à la compensation carbone. Nous n’avons pas eu de réponse. « Ils ont coupé des arbres dans les parcelles où ils avaient planté en premier, car les troncs y sont plus gros. Parfois, ils n’ont pas replanté. Cette exploitation industrielle a commencé au milieu des années 2000, explique Bilad Omar, un ancien cadre, que nous rencontrons dans un café modeste de Mafinga. Les eucalyptus sont utilisés pour les poteaux de transmission, les pins comme bois de sciage. Mais ils coupent maintenant des arbres qui ne sont pas à maturité, des pins de 8 ou 10 ans au lieu de 18 ou 20. Ce n’est pas sérieux ».
Au fil des rencontres, les griefs se multiplient et le tableau s’assombrit. Un employé avec accès aux magasins affirme que l’entreprise se sert du Roundup [désherbant contenant du glyphosate, ndlr] pour nettoyer les herbes autour des jeunes plants. À la pépinière, dans le village de Makungu, nous apprenons que des substances chimiques permettent de ralentir la croissance des jeunes pousses en attendant qu’elles soient plantées… et qu’une fois en terre, ce sont des fertilisants qui sont utilisés. « Ce n’était pas le cas au début, mais les sols sont abîmés, et ils veulent des croissances plus rapides », explique Joshua Michael, qui travaille toujours pour Green Resources.
Surtout, les promesses n’ont pas été tenues. Celles de l’emploi en particulier. L’entreprise a licencié des dizaines de personnes depuis le milieu des années 2010 et fait travailler massivement des sous-traitants… qui affirment ne pas être payés. Les relations avec les communautés villageoises se sont tendues, tant et si bien que de multiples feux se sont déclarés dans les plantations de la société. Et qu’elle a fait une promesse en décembre 2020 au village d’Ushindele : « Nous recevrons 6 700 euros chaque année où aucun habitant de chez nous n’allumera un feu », affirme Elie Stefani, le maire.
Beaucoup de villageois ont l’impression de s’être fait avoir. « Quand ils sont arrivés, ils nous ont donné des semences et nous ont dit que nous allions participer au commerce carbone, se souvient Tom Kaguo, l’adjoint au maire de Mapanda, un rien amer. Nous étions 120. Nous avons planté des pins et des eucalyptus sur 400 hectares. Quand nous avons demandé à Green Resources comment arriver sur le marché du carbone, ils ont répondu que c’était beaucoup trop compliqué pour nous ». En somme, les entreprises du Nord seraient les plus qualifiées pour faire de l’argent avec les arbres du Sud. Même quand ça n’est visiblement pas le cas.
La Chronique, magazine d'enquêtes et de reportages
Article est tiré du magazine La Chronique de l'été 2021.