Des clandestins tentent de rentrer aux États-Unis au Sud, d’autres fuient au Nord.
Le président Donald Trump a pris dès son arrivée au pouvoir, en janvier 2017, un décret interdisant l’entrée des réfugiés aux États-Unis. En fermant en outre ses frontières aux citoyens de sept pays musulmans, le locataire de la Maison-Blanche a provoqué une vive réaction de Justin Trudeau.
Le Premier ministre canadien s’est alors dit prêt à recevoir les « persécutés » tandis que le président Trump promettait de construire un « mur » entre le Mexique et les États-Unis pour bloquer les migrants clandestins.
Les États-Unis ont de longues frontières, 3 100 kilomètres avec le Mexique et 6 400 avec le Canada. La dureté du président américain à l’encontre des migrants a des conséquences parfois dramatiques.
Des clandestins, souvent installés depuis des années aux États-Unis, se trouvent expulsés sans ménagement au Sud. D’autres migrants, craignant l’expulsion vers leurs pays d’origine, s’enfuient au Nord, prenant Trudeau au mot.
De la vallée du Rio Grande au Sud au Chemin Roxham au Nord, nous sommes allés à la rencontre des clandestins pour qui le rêve américain s’effondre. Nos reporters racontent les différences de méthode, le mot est faible, entre les Border Patrols américains et les Gendarmes canadiens, entre le gouvernement de Trump et celui de Trudeau. Tant au Texas que dans l’État de New York ou au Québec, des bénévoles s’activent pour que l’accueil ne soit pas un vain mot.
Les rescapés du Rio Grande
Entre le Mexique et le Texas, une zone de très haute sécurité tente d’empêcher les clandestins de franchir la frontière.
C’est leur passeport vers une nouvelle vie, pleine d’espoirs et de lendemains qui chantent : une grande enveloppe kraft noircie de destinations encore inconnues et d’horaires de bus à attraper, garnie des précieux titres de transport. Un sésame un brin intimidant pour ces familles originaires d’Amérique centrale, qui, après plusieurs jours dans un centre de détention texan, vivent leurs premiers instants de semi-liberté aux États-Unis.
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Maria, 30 ans, s’interroge sur le périple qui l’attend : trente-six heures de bus depuis McAllen, au Texas, en direction d’Oakland, en Californie, où des amis l’hébergeront. Les trois changements en cours de route l’inquiètent. On la renseigne, elle semble acquiescer. La jeune femme salvadorienne, accompagnée de ses deux filles de 5 et 9 ans, sait que son expédition n’est pas terminée. Le bracelet électronique que les policiers américains lui ont attaché à la cheville est là pour le rappeler.
D’ici quelques semaines, elle devra se présenter devant un juge de l’immigration pour espérer voir sa demande de régularisation acceptée. Rien de gagné. Mais pour l’heure, Maria et ses filles goûtent à quelques moments de calme, après deux mois passés sur les routes du Guatemala et du Mexique. Il sera bien temps de penser à l’avenir et aux 600 dollars qu’elle doit rembourser aux passeurs.
Les migrants doivent porter un bracelet électronique © Jeoffrey Guillemard / Haytham Pictures
Autour de Maria, dans le centre de répit humanitaire de McAllen, les salariés et bénévoles de l’organisation catholique de la vallée du Rio Grande s’affairent pour venir en aide à ces dizaines de familles, très majoritairement originaires du fameux « triangle » d’Amérique centrale (Honduras, Salvador, Guatemala).
Elles ont emprunté la route migratoire la plus fréquentée pour espérer donner corps à leur rêve américain : traversée du Mexique à pied, en bus ou sur la bestia (« la bête », le surnom du train qui traverse le pays du Sud au Nord), avant de franchir le Rio Grande, le fleuve qui matérialise une partie de la frontière entre les États-Unis et le Mexique depuis 1848.
Maria s’est accrochée à une bouée fournie par un passeur, comme la plupart des migrants qui tentent le passage au niveau de la vallée du Rio Grande. Elmer, un Hondurien de 30 ans, a payé 300 pesos (13 euros) pour s’accrocher à un petit radeau avec sa fille et six autres personnes.
À peine les pieds sur la terre ferme, il s’est rendu aux policiers américains. Pour lui, les risques du voyage pèsent bien peu à côté de la violence qui mine son pays.
« Les jeunes se mettent à voler ou à tuer parce qu’ils n’ont rien. On m’a braqué un pistolet sur la tempe juste avant que je parte ».
Il n’est pas possible de vivre dans mon pays. Ce que tu as, on te le prend. Je n’ai pas d’éducation, mais peu importe ce qui se présentera à moi aux États-Unis : ça sera une bonne opportunité.
Jimmy, cultivateur de maïs au Honduras
Le Rio : le chemin le plus court
La vallée du Rio Grande est actuellement, et de loin, le point de traversée le plus utilisé entre le Mexique et les États-Unis. En avril dernier, 6 000 des 9 600 familles arrêtées par la Border Patrol américaine le long de la frontière Sud l’ont été à cet endroit.
La zone n’est pourtant pas si vaste. Il s’agit d’une bande frontalière d’environ 250 kilomètres d’Est en Ouest, serpentant au gré du fleuve. En lieu et place d’une vallée, on trouve plutôt une plaine inondable, où se succèdent, côté américain, les champs de maïs et les plantations d’agrumes.
Rive Sud, c’est le règne des maquiladoras, ces manufactures où une main-d’œuvre bon marché assemble des produits ensuite exportés vers les États-Unis, grâce à des droits de douanes peu élevés. La vallée est parsemée de villes sœurs, qui se regardent de part et d’autre du Rio : destins entremêlés depuis près de deux siècles et trajectoires parfois opposées. Reynosa et McAllen, Matamoros et Brownsville, voici les quatre principales agglomérations du secteur.
Pourquoi les migrants viennent-ils y tenter leur chance ? Parce que c’est le chemin le plus court depuis le Sud du Mexique, parce que la traversée du fleuve n’est pas difficile, parce que les passeurs y sont nombreux…
« L’histoire de Brownsville et de Matamoros ne fait qu’une depuis très longtemps », appuie Terence Garrett, professeur à l’université de Brownsville, spécialiste de la politique migratoire américaine.
C’est ici qu’a éclaté en 1846 la première bataille de la guerre américano-mexicaine, qui aboutira, deux ans plus tard, à la perte de territoires immenses pour le Mexique.
Le siège de Fort Texas, c’est le nom de cette escarmouche, s’est déroulé à quelques encablures de l’actuelle université. La fac avait même installé son parcours de golf sur le site de l’ancienne place forte. Mais, depuis que l’administration américaine y a bâti son mur frontalier, le lieu est laissé à l’abandon, tout juste surveillé par les véhicules tout-terrain de la Border Patrol.
Impossible de ne pas voir ce mur, ou plutôt cette barrière couleur rouille haute d’environ quatre mètres. Installée sur la rive américaine du Rio Grande, elle constitue un deuxième obstacle après le fleuve, censé donner un laps de temps supplémentaire aux forces de l’ordre pour se rendre sur les lieux de traversée et appréhender les migrants.
Dans la vallée, on compte déjà 90 kilomètres de barrières, installées depuis le « Secure Fence Act » voté en 2006, lors de la présidence de George W. Bush. L’administration Trump a récemment voté une rallonge budgétaire qui devrait aboutir à l’ajout d’une cinquantaine de kilomètres d’obstacles. Sans oublier les importants moyens technologiques dédiés à la surveillance de la zone : drones, détecteurs de mouvements, équipements de vision nocturne pour les patrouilles.
La vallée du Rio Grande est devenue, au fil des années, le laboratoire de la militarisation galopante de la frontière Sud des États-Unis.
Pour quels résultats ? La courbe des moyens dévolus à la Border Patrol – dont un tiers des effectifs est constitué d’anciens militaires – suit une trajectoire diamétralement opposée à celle des arrestations. En 2000, 1,6 million de personnes avait été appréhendé entre le Mexique et les États-Unis. L’an passé, il y en avait eu à peine plus de 300 000.
La raison ? Les migrants sont en réalité bien moins nombreux à essayer de rejoindre les États-Unis. Notamment les Mexicains, plus tentés de rester au pays, où une vaste classe moyenne a émergé et où les opportunités économiques vont grandissant.
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Une zone d’exception quadrillée jour et nuit
Pour Tony Martinez, le maire de Brownsville, ce mur « affreux » a « changé l’esthétique de la région », mais il n’empêche pas les plus motivés de tenter de traverser. Selon lui, la promesse du candidat Trump de bâtir un « grand et beau mur » tout au long des 3 000 kilomètres de frontière entre les deux pays est une « des choses les plus idiotes qu’il ait dites ».
« Tout le monde sait que c’est infaisable, mais Donald Trump se sent obligé de le répéter pour flatter son électorat, des Blancs nationalistes, anti-immigrants et anti-humanité ». Tony Martinez est ce qu’on appelle un « Americano » : un Américain aux origines mexicaines.
Son père s’est installé ici dans les années 1920, fuyant les affrontements déclenchés par la révolution de Pancho Villa. La vallée est à son image : un melting-pot de Blancs et de Latinos, qui vivent ensemble depuis des décennies. « On ne pourra pas nous enlever notre amitié », glisse l’édile, qui veut croire que d’ici « quinze à vingt ans, les États-Unis auront achevé leur transition » et accepté la part substantielle de population hispanique.
Contrairement au reste du Texas, qui vote majoritairement pour le Parti républicain, les habitants de la Rio Grande Valley donnent, scrutin présidentiel après scrutin présidentiel, leur préférence aux candidats démocrates.
Dans tous les sens du terme, c’est une zone d’exception : quadrillée nuit et jour par les patrouilles de la police migratoire, mais aussi marquée par des interactions profondes entre les deux populations. Rares sont les habitants de la vallée qui n’ont pas de famille de l’autre côté du Rio Grande.
Tous les jours, entre 3 000 et 5 000 personnes franchissent légalement les trois postes-frontières de Brownsville.
Depuis une quinzaine d’années, les vérifications de sécurité se sont considérablement renforcées et le temps d’attente allongé : entre vingt et quatre-vingt-dix minutes pour les piétons, entre trente minutes et deux heures pour les véhicules.
Pas de quoi dissuader les étudiants mexicains qui vont à la fac de Brownsville, les badauds qui viennent faire du shopping aux États-Unis, ou même ces personnes aisées qui prévoient la naissance de leurs enfants dans une clinique américaine, afin de leur offrir la double nationalité. Coût de l’opération : entre 8 000 et 10 000 dollars à régler rubis sur l’ongle à l’hôpital, sous peine de perdre son visa.
Et puis, il y a tous les invisibles. Ceux qui ont traversé, il y a parfois vingt ans, ont échappé à la police américaine et débuté une vie de clandestins, choisissant de demeurer près de la frontière. Car franchir le fleuve n’est peut-être pas le plus grand défi.
La législation américaine permet à ICE, la police de l’immigration, d’effectuer des contrôles inopinés dans une limite de 100 miles (160 kilomètres) autour d’une frontière. Bien des migrants renoncent ainsi à poursuivre leur route vers le Nord, effrayés par les check-points installés sur la route.
C’est le cas de Laura Viareal. Cette femme de 68 ans, d’origine mexicaine, est arrivée en 1985 pour offrir de meilleurs soins à son fils lourdement handicapé. Elle est restée en situation irrégulière pendant deux années, « faisant attention à tout » quand elle sortait de chez elle. C’est grâce à sa sœur, en situation légale, qu’elle a fini par obtenir des papiers.
Trente ans plus tard, Laura a même choisi de devenir citoyenne américaine, « parce qu’avec Trump au pouvoir, on ne sait jamais ce qui peut se passer ». Désormais munie du droit de vote, elle s’efforce de convaincre d’autres personnes de l’imiter pour faire entendre leur voix lors des prochaines élections.
Les expulsés cibles des cartels de la drogue
Beaucoup n’auront pas cette opportunité. Tous les jours, on les voit au niveau du « pont international » de Brownsville, raccompagnés par la police américaine avant d’être expulsés à Matamoros, côté mexicain. Pour tout bagage, ils ont un sac plastique, dans lequel ils gardent leurs rares effets personnels. On leur recommande de ne pas trop traîner dans la zone frontalière.
Les Mexicains expulsés des États-Unis constituent des cibles de choix pour le crime organisé et les cartels
Juan Antonio Sierra Vargas, 63 ans, est le responsable de la Casa del migrante de Matamoros, la Maison du migrant. Tous les jours, en début d’après-midi, il se rend au poste frontière pour récupérer les derniers expulsés. Objectif : éviter qu’ils ne soient victimes d’enlèvements crapuleux.
La première étape les mène au bureau de l’association, situé dans la gare routière de Matamoros. C’est un défilé de visages marqués par des jours voire des semaines de détention, mais surtout par la prise de conscience d’un échec douloureux.
Certains, comme ces deux sourds-muets originaires de l’État mexicain du Guerrero, n’ont pas passé plus de quelques heures sur le sol américain avant d’être interpellés. Difficilement, ils parviennent à faire comprendre comment ils ont d’abord été séquestrés par des passeurs à Reynosa (Mexique), libérés en échange d’une rançon versée par leur famille en Floride, avant d’être finalement attrapés par la Border Patrol. Pour eux comme pour tous ceux pris en flagrant délit de traversée illégale, la perspective d’accéder un jour à un statut régulier aux États-Unis s’éloigne pour de bon.
D’autres ruminent ce qui ressemble à une arnaque, tel ce jeune homme qui avait payé 2 500 dollars pour être amené au-delà de la fameuse limite des 100 miles sur le sol américain. Résultat : le camion dans lequel il se trouvait, avec 115 autres personnes, a été arrêté sur la route de la ville texane de San Antonio pour… excès de vitesse.
Certaines histoires sont parfois encore plus dramatiques. En 2017, neuf migrants ont été retrouvés morts dans la remorque surchauffée d’un poids-lourd sur le parking d’un supermarché Walmart. En 2010, c’est du côté mexicain que l’horreur a frappé, quand « Los Zetas », considérés comme le cartel de la drogue le plus dangereux, ont assassiné 72 migrants dans l’État du Tamaulipas.
Deux mois de prison pour « défaut d’identification »
À tous les expulsés, une alternative se présente : prendre un billet de bus ou d’avion pour la ville dont ils sont originaires ou rester à proximité de la frontière, avec l’espoir de retraverser, bientôt.
Un migrant mexicain a trouvé refuge dans la Maison du migrant Matamaros © Jeoffrey Guillemard / Haytham Pictures
La Casa del migrante dispose d’un foyer pour ceux désireux d’être abrités. C’est une maison blanche située dans les faubourgs de Matamoros. On y rencontre Victor, 29 ans. Lui n’a pas été pris en train de franchir le Rio Grande. Il a été victime d’un contrôle à McAllen, où il vit depuis… vingt-sept ans. Incapable de fournir une pièce d’identité, il a d’abord effectué deux mois de prison pour défaut d’identification, puis a été transféré dans un centre de détention « rempli de migrants ».
Une semaine plus tard, le voici poussé vers la sortie, direction le Mexique, où il est né. Le jeune homme symbolise l’évolution récente de la politique de l’administration Trump envers les sans-papiers, qui cible désormais tous les immigrés sans distinction, alors que l’administration Obama visait avant tout les auteurs de crimes et délits sérieux.
Victor a un peu plus de deux ans quand sa mère, aidée par un « coyote », un passeur, décide de traverser le Rio Grande. « Je me souviens du fleuve agité, des branchages pour effacer les traces de pas, de la voiture qui nous a ramassés côté américain, rembobine Victor. On n’a pas pris le risque de passer les check-points de la zone des 100 miles et on est restés à McAllen ».
À l’âge de 14 ans, il commence à travailler dans le bâtiment, monte en grade, malgré son statut de sans-papiers. Il paye ses impôts, espérant qu’un jour, en cas de régularisation, ces années de cotisations soient prises en compte.
Mais, en 2010, Victor est expulsé une première fois vers le Mexique, à la suite d’un contrôle en état d’ivresse. Il revient, en échange de 4 000 dollars payés à un passeur, limite au maximum ses déplacements, s’efforce d’aller travailler en Uber ou en Lyft, pour éviter les contrôles.
Je devais tout le temps faire attention à moi. Et c’est devenu encore plus dur sous Trump avec les arrestations au faciès.
Victor, un migrant mexicain
Victor en a conscience, il n’a « plus d’avenir légal aux États-Unis, du moins pas avant vingt ans ». Pour lui, c’est décidé, son futur s’écrira au Mexique. Il envisageait de refaire sa vie dans son État natal du Querétaro, mais « il y a eu une grosse fusillade il y a quelques jours ».
Il penche désormais pour la ville de Monterrey, « qui a l’avantage d’être calme parce que c’est là qu’habitent tous les chefs des cartels ». Sa mère devrait le rejoindre dans quelques semaines, le temps de vendre la maison que la famille avait achetée, bien qu’en situation irrégulière. On demande à Victor s’il laisse derrière lui une amoureuse. Il répond : « Oui, j’en avais une. Mais elle est aussi sans-papiers et j’imagine que les relations à distance ne fonctionnent pas ».
- Sylvain Mouillard pour La Chronique d'Amnesty International France
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