Exécutions sommaires, viols collectifs, pillages... Depuis 2020, le conflit en Éthiopie a fait des milliers de victimes. Tandis que la situation s'enlise, des dizaines de milliers de personnes ont fui les combats, et la famine s’étend. Retour sur une guerre ignorée avec l'éclairage de Fisseha Tekle, l’un de nos chercheurs spécialisés sur l’Éthiopie depuis plus de quinze ans.
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Les crimes que nous avons documenté constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité
Fisseha Tekle
Chercheur chez Amnesty International, basé à Nairobi, au Kenya
1. Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres ?
L’Éthiopie est un État fédéral de 115 millions de personnes. La possibilité de faire sécession est inscrite dans la Constitution fédérale éthiopienne. Par ailleurs, c’est l'un des seuls pays du continent africain, avec la Gambie, à n’avoir jamais été colonisé : il représente un symbole important pour toute l’Afrique.
Le conflit en Éthiopie a officiellement démarré dans la nuit du 3 au 4 novembre 2020. Le gouvernement éthiopien a accusé les forces du Front de libération des peuples du Tigré (TPLF en anglais) d'avoir attaqué l’armée fédérale éthiopienne basée au Tigré, et a décidé de lancer une offensive dans cette région.
En réalité, les tensions politiques dataient de bien avant. Lorsque le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed est arrivé au pouvoir, en avril 2018, les autorités régionales du TPLF [qui ont dominé la vie politique pendant près de trente ans, ndlr] lui ont reproché de les avoir écartées du pouvoir et de marginaliser la minorité tigréenne du pays. De son côté, le gouvernement accusait le TPLF de soutenir des forces d’oppositions, favorisant les tensions dans le pays.
En 2020, en raison de la pandémie de coronavirus, le gouvernement fédéral a reporté à deux reprises des élections qui devaient se tenir au printemps. Mécontents, les leaders du TPLF ont décidé d’organiser leurs propres élections, en septembre 2020, élections dont ils sont sortis vainqueurs. Ce scrutin a été jugé illégal par le pouvoir fédéral, qui a annoncé dans la foulée une suspension des fonds fédéraux pour la région. À partir de là, tout le monde s’est préparé à la guerre…
L'ethnie tigréenne est minoritaire dans le pays, elle représente environ 6 % de la population.
En raison de la fissure politique au sein du parti de la coalition au pouvoir et des protestations populaires qui ont éclaté dans les régions d'Oromia et d'Amhara, le TPLF a été progressivement écarté du pouvoir à partir de 2018.
En 2018, Abiy Ahmed, d’origine oromo, l'ethnie la plus importante du pays, a accédé au poste de Premier ministre. Le TPLF s’est ensuite replié dans son fief du Tigré, au nord du pays.
2. Qui sont les principaux acteurs de ce conflit ?
Le conflit, qui a éclaté en novembre 2020, oppose en premier lieu le gouvernement fédéral éthiopien au gouvernement régional du Tigré. Mais il a ravivé d’anciennes querelles et de nombreux d’acteurs s’y sont greffés. De manière générale, tous ceux qui avaient un grief envers le TPLF et sa gouvernance passée de l'Éthiopie ont apporté leur soutien au gouvernement fédéral. C’est le cas des régions d’Amhara et d’Afar qui bordent le Tigré, mais aussi de l’Érythrée, qui a envoyé des forces armées en soutien au gouvernement.
3. Quels sont les moments clés du conflit ?
En novembre 2020, le gouvernement fédéral et ses alliés ont lancé une offensive pour prendre le contrôle du Tigré. Les combats ont fait des milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés. Ils ont plongé le nord du pays dans une profonde crise humanitaire. Durant cette offensive, nous avons répertorié de nombreuses violations des droits humains touchant les civils : bombardements, destruction d’hôpitaux, d’écoles, d’églises, mais aussi exécutions extrajudiciaires de masse et restriction des accès à l’aide humanitaire. Nos recherches ont également établi que le viol et les violences sexuelles avaient été alors utilisées comme armes de guerre.
Alors que le 28 novembre 2020, le Premier ministre déclarait la victoire, en juin 2021, les combattants pro-TPLF avaient repris l’essentiel du Tigré puis avancé dans les régions voisines d'Afar et d'Amhara progressant jusqu’à 200 kilomètres de la capitale Addis-Abeba. Au cours de cette période, nous avons pu documenter des violations graves des droits humains, dont des viols et violences sexuelles, lors d'attaques menées par les forces tigréennes dans la région Amhara.
Après ça, les forces gouvernementales ont réussi à repousser le TPLF, qui a battu en retraite pour revenir dans sa région, au Tigré. Nous en sommes là aujourd’hui.
4. Quelle est la situation humanitaire aujourd’hui dans le pays ?
Avant la guerre, une partie de la population avait déjà besoin d’une aide humanitaire. Mais ce besoin a littéralement explosé. Avec l’arrêt de l’activité agricole durant toute la durée des combats et la sécheresse qui sévit dans la région ces dernières années, la famine menace.
Source : les Nations unies.
5. Quelles conséquences le conflit a-t-il eu sur les civils ?
Les conséquences sur les civils sont énormes, au-delà même des violations directes des droits humains dont ils sont victimes.
Dans toutes les régions touchées par la guerre, les hôpitaux, quand ils n’ont pas été complètement détruits par les bombardements ou vandalisés, n’ont plus les moyens de fonctionner. Et l’accès à l’éducation a été interrompu. La plupart des écoles n’ont pas redémarré les cours en septembre 2021. Les écoles ont souvent servi de camp de base aux troupes armées. Les livres et le matériel de classe ont été détruits.
6. Est-ce qu’il y a un témoignage en particulier qui vous a marqué ?
La plupart des témoignages recueillis sont extrêmement durs. De nombreuses victimes témoignent de souffrances très importantes, et spécialement les victimes de viols. Il y a en a beaucoup dans la région du Tigré, mais aussi dans la région d’Amhara qui était sous contrôle des forces tigréennes.
Je me souviens en particulier de cette femme, violée par des soldats érythréens (alliés du gouvernement fédéral) et dont les parties génitales ont été mutilées. Durant son viol, plaquée au sol, elle a perdu connaissance. Quand elle s’est réveillée, elle a cherché partout son petit garçon qui se trouvait avec elle au moment de l’attaque. Elle l’a retrouvé un peu plus loin, dans un fossé. Quand elle est allée à l’hôpital, au Tigré, elle a découvert qu’ils avaient introduit des objets dans son vagin. Cela fait partie des cas qui sont toujours difficiles à se remémorer. Et il y a eu des témoignages similaires dans la région d'Amhara, où les forces tigréennes ont violé une femme devant l’une de ses filles.
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7. Peut-on parler aujourd’hui de crimes contre l’humanité ?
Toutes les parties impliquées dans le conflit ont commis de graves violations des droits humains. On peut a minima parler de deux catégories de crimes qui relèvent du droit international : les exécutions extrajudiciaires de masse et le viol utilisé comme arme de guerre. Ces crimes, que nous avons documentés, constituent des crimes de guerre et possiblement des crimes contre l’humanité.
8. Quel impact le conflit a-t-il sur la région ? Pourrait-il déstabiliser la Corne de l’Afrique ?
Nous pouvons déjà voir les effets que ce conflit a sur la région. Quelques semaines seulement après le début du conflit, des forces ont été déployées dans un territoire disputé de longue date entre le Soudan et l’Éthiopie. Des alliances régionales divergentes sont également apparues : d’un côté, les gouvernements somalien et érythréen apportent leur soutien au gouvernement fédéral, tandis que le Soudan se place plutôt du côté du Tigré.
Les impacts du conflit actuel ne sont pas encore pleinement matérialisés, mais le risque qu’il déstabilise encore davantage une région déjà minée par de nombreuses tensions et le terrorisme, est réel. Le conflit pourrait dégénérer et s’étendre à toute la région.
9. Abiy Ahmed a reçu le prix Nobel de la Paix en 2019. Que penser de ce prix ?
Ce prix Nobel aurait dû être un signal fort pour Abiy Ahmed et l’encourager à poursuivre les réformes et à promouvoir les droits humains dans le pays. Malheureusement, c’est le contraire qui est arrivé.
Abiy Ahmed a reçu le prix Nobel de la paix en 2019, un an après être devenu Premier ministre de l’Éthiopie. À ses débuts, c’était un réformiste. Il a libéré des milliers de personnes détenues pour leurs idées (journalistes, leaders ou membres de partis politiques, etc.). Il a modifié des lois répressives et a normalisé les relations avec l’Érythrée. De ce point de vue, le prix Nobel était mérité, mais sûrement prématuré.
Ce prix Nobel aurait dû être un signal fort pour Abiy Ahmed et l’encourager à poursuivre les réformes et à promouvoir les droits humains dans le pays. Cela aurait pu créer une sorte d’obligation morale. Malheureusement, c’est le contraire qui est arrivé.
Où en est-on aujourd'hui ?
👉 Le 24 mars 2022 : une trêve humanitaire a été annoncée par le gouvernement fédéral éthiopien dans la région du Tigré touchée par le conflit, trêve que les autorités tigréennes ont ensuite accepté de respecter si une aide suffisante parvenait au Tigré dans un délai raisonnable. En savoir plus.
👉 Le 1er avril 2022 : le Programme alimentaire mondial de l'ONU annonçait dans un tweet que les premiers convois humanitaires avaient pu bénéficier de cette trêve et atteindre Mekele, la capitale du Tigré.
👉 Le 6 avril 2022 : nous avons publié avec Human Right Watch un nouveau rapport révélant que, dans la zone du Tigré occidental, les forces de sécurité amhara, des milices et les autorités nouvellement nommées dans cette région mènent depuis fin 2020 une campagne coordonnée de nettoyage ethnique et commettent des violences généralisées contre les membres de l’ethnie tigréenne, qui s’apparentent à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité.
👉 Le 21 juillet 2022 : nous avons publié un nouveau communiqué de presse sur le massacre de plus de 400 habitants amharas à Tole Kebele, dans la région d'Oromia, perpétré le 18 juin dernier. Des centaines de personnes ont été tuées et des dizaines d'autres blessées lors de cette attaque qui a été commise par l'Armée de libération de l'Oromo (OLA). Le matin du 18 juin 2022, les forces de l'OLA ont encerclé les villages de la localité, avant qu'un coup de feu ne signale le début de l'attaque. La plupart des personnes présentes dans les villages étaient des mères et des enfants. Ils n'ont pas pu fuir les assaillants. Hussein*, 64 ans, a déclaré : "Nous avons trouvé leurs corps empilés au même endroit. Parmi ces morts, il y avait des nouveau-nés. Parmi ces 42 personnes, 22 d'entre elles sont mes enfants et petits-enfants." Les forces gouvernementales, alertées au moment du massacre, sont arrivées de longues heures après les faits, alors qu'elles se trouvaient à seulement 49 kms de la zone attaquée.
Nos demandes
La communauté internationale doit agir rapidement en faisant clairement savoir à toutes les partes au conflit en Éthiopie qu’elles doivent protéger la population civile, cesser toute incitation à la haine, permettre un accès et un suivi humanitaire sans entraves et respecter les droits humains.
Elle doit soutenir toutes les initiatives visant à enquêter de manière impartiale sur les atteintes aux droits humains, identifier les responsables et lutter contre l'impunité.
Le Conseil des droits de l'homme des Nations unies doit rapidement mettre en place la Commission Internationale d'experts en droits humains, dont le principe a été adopté en décembre 2021, lors d'une session extraordinaire consacrée à la situation en Éthiopie, et lui donner les ressources nécessaires pour lui permettre d'enquêter sur les violations des droits humains commises par l'ensemble des parties.