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URGENCE PROCHE ORIENT

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L'écrivain ukrainien Andrey Kurkov pose sur la place de l'Indépendance à Kiev le 11 février 2022. Sergueï SUPINSKY / AFP

Andreï Kourkov : chroniqueur d’une Ukraine meurtrie

Andreï Kourkov, tête de pont de la littérature et du journalisme ukrainiens, publie Les Abeilles grises. Situé dans le Donbass, une région déchirée entre l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses, ce roman fait douloureusement écho à l’actualité. Notre première intention était d'interroger Andreï Kourkov sur ce dernier opus, mais la situation a basculé d’un coup.

Quand on finit par joindre Andreï Kourkov, sa voix est blême. Il sait à peine comment il fait pour tenir debout. La déferlante russe sur l’Ukraine a commencé depuis cinq jours, et il a quitté Kiev pour se réfugier dans un village, à 90 kilomètres de la capitale. Ou peut-être ailleurs. Qu’importe. Il ne dort pas et, dès l’aube, ses journées sont ponctuées d’appels téléphoniques. La planète aux abois est avide des analyses du plus fameux des écrivains ukrainiens qui tient, depuis des années, la chronique d’un pays déchiré. Notre première intention était de l’interroger sur son nouveau roman, Les Abeilles grises, qui met en scène, avec une verve drolatique, deux ennemis d’enfance vivant seuls dans un village déserté sur la ligne de front du Donbass. Mais la situation a basculé d’un coup.

La veille de l’invasion, relate-t-il, il recevait des amis et plaisantait sur le fait que ce dîner serait peut-être le dernier dans son appartement de Kiev. Tous les convives n’ont pas ri.

Le romancier, lui-même, ne croyait pas à la guerre totale. La veille de l’invasion, relate-t-il, il recevait des amis et plaisantait sur le fait que ce dîner serait peut-être le dernier dans son appartement de Kiev. Tous les convives n’ont pas ri. « Le lendemain matin à 5 heures, raconte-t-il, nous avons été réveillés par les premières bombes. Trois explosions, puis deux autres une heure plus tard. Même à ce moment-là, je peinais à croire à la réalité de la guerre, je ne sais d’ailleurs toujours pas si j’ai vraiment réalisé. Le sentiment de la dévastation peine à faire son chemin ». Et qui sait quel parcours il aura accompli à l’heure où seront publiées ces lignes ?

Difficile de faire le portrait d’un homme plongé dans l’accélération folle du chaos. Le présent comme l’avenir lui échappent, on ne peut s’attacher qu’au passé. Les images d’hier ressurgissent ce 25 février, quand Andreï Kourkov quitte Kiev pour mettre sa famille à l’abri et se trouve bloqué par les embouteillages. Les informations sur l’autoradio parlent d’une bataille à l’aéroport de Gostomel où les Russes ont pulvérisé un avion-cargo - Dream - un Antonov qui faisait la fierté de l’industrie ukrainienne. Gostomel, c’est justement l’endroit où il est immobilisé par les bouchons sur l’autoroute. C’est aussi là qu’il a grandi, dans les années 1960, face aux pistes de l’aérodrome.

« Quand les bombes se sont mises à pleuvoir, j’ai pensé que j’étais heureux que mes parents n’aient pas vécu assez longtemps pour voir ça. »

Son père, pilote d’essai, a quitté Leningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg en Russie) pour travailler en Ukraine alors que l’écrivain était enfant. « Quand les bombes se sont mises à pleuvoir, j’ai pensé que j’étais heureux que mes parents n’aient pas vécu assez longtemps pour voir ça ». Sa famille est russe, lui aussi, mais il se définit comme ukrainien – « un Ukrainien politique ». Il n’a jamais cessé de se passionner pour la psychologie, les aspirations et le destin tourmentés de son peuple. En 2004, lors de la révolution Orange, il tenait salon dans une librairie place de l’Indépendance (Maïdan), animait des débats et servait du thé et du cognac aux manifestants congelés.

Lire aussi : Une Pussy Riot explique pourquoi elle a dû fuir la Russie et le pouvoir de Poutine

200 000 exemplaires pour Le Pingouin

Pendant l’ère soviétique, il compose ses premiers récits alors qu’il fait son service militaire comme gardien de prison. Ses manuscrits sont diffusés clandestinement sous forme de liasses de photocopies. Il les lit en cachette dans des appartements ou des clubs.

Avant de se poser en tête de pont de la littérature et du journalisme ukrainiens, Andreï Kourkov, qui a fêté ses 61 ans au mois d’avril, a vécu plusieurs vies. Son parcours a pris des tours aussi âpres et loufoques que celui des personnages de ses romans. Pendant l’ère soviétique, il compose ses premiers récits alors qu’il fait son service militaire comme gardien de prison. Ses manuscrits sont diffusés clandestinement sous forme de liasses de photocopies. Il les lit en cachette dans des appartements ou des clubs. Plus de quatre heures pour un roman. À en perdre la voix. Après la chute de l’URSS, il écrit encore plus fiévreusement sur du papier d’emballage ou des feuilles de partition musicale et organise, en personne, la distribution de son œuvre, passant même la nuit dans un corbillard pour rapatrier des piles d’exemplaires qui s’étaient perdus en chemin. À cette époque déjà, ses livres, qu’il a toujours rédigés en russe (et qui sont publiés simultanément en ukrainien), se vendent à des dizaines de milliers d’exemplaires.

L’envie de littérature l’a déserté. « Il n’y a pas de place pour la fiction, encore moins pour l’humour ». Il a repris sa plume de journaliste pour commenter, au jour le jour, l’évolution des évènements et il a commencé la rédaction d’un journal intime qu’il publie sur Twitter.

Son premier grand succès international, il l’a connu avec Le Pingouin, écrit en 1996, édité quatre ans plus tard en France où il s’est vendu à près de 200 000 exemplaires. Armé des drôles métaphores animalières qui peuplent ses livres, il y brosse une satire humoristique et acide du monde postsoviétique et d’une société ukrainienne qui se découvre indépendante, rongée par la mafia, le désordre, la corruption. Il ne s’est jamais éloigné de ce terrain riche en fables et en personnages excentriques ou déboussolés. Jusqu’aux Abeilles grises, ses fresques brassent les registres et sautent souvent d’une humeur à l’autre, absurdes et mordantes, tragiques et comiques. Les années Poutine sont auscultées avec une précision et un humour diaboliques. Certains de traits du « tsar » de Moscou s’apparentent avec ceux du héros du Dernier Amour du président (2004). Dans la crudité du réalisme, dans le foisonnement des forts caractères livrés à une époque désolante, Andreï Kourkov, optimiste de nature, laisse toujours affleurer l’espoir et la générosité.

On lui demande s’il pense écrire encore, au fin fond de son pays en guerre, mais il élude vite la question. L’envie de littérature l’a déserté. « Il n’y a pas de place pour la fiction, encore moins pour l’humour ». Il a repris sa plume de journaliste pour commenter, au jour le jour, l’évolution des évènements et il a commencé la rédaction d’un journal intime qu’il publie sur Twitter. Il peine à l’alimenter dans le désordre de journées où chaque minute est dévorée par les soubresauts de l’actualité et la fragilité du quotidien. Puisse-t-on pouvoir en lire encore de nombreux chapitres.

Aller plus loin : lire notre dossier sur la guerre en Ukraine

Les romans d'Andreï Kourkov

Les Abeilles grises, éditions Liana Levi, 2022

Vilnius, Paris, Londres, éditions Liana Levi, 2018

Journal de Maïdan éditions Liana Levi, 2014

Le Dernier Amour du président, éditions Liana Levi, 2005

Le Pingouin, éditions Liana Levi, 2000

Visuel compoiste chronique avril 2022

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