Depuis que les chars russes ont envahi l’Ukraine, des voix s’élèvent contre la guerre mais le Kremlin répond par toujours plus de répression. Cela fait des années qu’en Russie, les attaques contre la liberté d’expression sont devenues la norme. Veronika Nikulshina, membre des Pussy Riot (littéralement « Émeute de chattes », un collectif d’activistes punk), ne connaît que trop bien cette répression. À 24 ans, elle a dû s’exiler en catastrophe pour échapper au pouvoir poutinien. Elle raconte.
Propos recueillis par Flore de Borde pour La Chronique, notre magazine d'enquêtes et de reportages. Retrouvez l'intégralité de nos reportages dans le numéro de mars.
Cet entretien a été réalisé le 2 décembre 2021, soit avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Comment avez-vous pris conscience du caractère liberticide du système russe ?
J’ai changé plusieurs fois d’école, et les premières personnes qui m’ont déçue dans l’existence ont été les enseignants. J’ai été confrontée à un système pédagogique pyramidal avec des professeurs autoritaires, incapables de dialoguer, de prendre en compte la personnalité et la réalité sociale de leurs élèves. Avec le recul, j’ai réalisé que l’école et l’université sont des extensions du système politique.
J’ai fait l’expérience de l’injustice et de la corruption. Un jour, avec ma sœur, nous avons eu un accident de voiture à un carrefour. Le conducteur en face, qui est décédé, était ivre et n’avait pas respecté le feu rouge. Il se trouve que cette personne travaillait pour le FSO (service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie). La cour a jugé que ma sœur était coupable, ce qui était faux, simplement parce que c’était une citoyenne sans relations et sans défense.
Qu’est-ce qui a motivé votre volonté d’agir ?
En 2018, la Russie a organisé la Coupe du monde de football. Tout était parfaitement orchestré pour recevoir les spectateurs, journalistes étrangers. Mais un soir, après un match, plusieurs jeunes se sont retrouvés dans la rue pour s’amuser et danser. J’étais avec eux. Des policiers sont arrivés. Constatant que notre groupe ne comptait pas d’étrangers, ils ont agi à leur guise. Ils nous ont violemment interpellés et dispersés, certains d'entre nous ont même été arrêtés.
J’ai pris conscience que les autorités de mon pays passaient leur temps à interdire à mon peuple de danser.
Un déclic, je devais dénoncer ce système. J’ai décidé de rejoindre les Pussy Riot, et j’ai réalisé ma première action pendant la finale de la Coupe du monde. Intitulée « Le policier entre en scène », elle consistait à traverser le terrain en tenue de policier. Nous voulions montrer que pendant que la Russie jouait le rôle « d’hôte accueillant », des centaines de citoyens étaient poursuivis pour des raisons politiques et des milliers d’autres emprisonnés pour rien, sur la base d’affaires entièrement fabriquées. Après cette irruption sur le terrain de football, j’ai été immédiatement envoyée dans un centre de détention pour quinze jours.
Vous avez continué à dénoncer le régime avec des actions spectaculaires…
Nous avons ensuite organisé une action intitulée « 2036 » qui dénonçait la réforme de la Constitution adoptée en juillet 2020. Celle-ci permettait à Vladimir Poutine de rester au pouvoir jusqu’en 2036. Nous avons disposé nos corps sur le sol de façon à dessiner « 2036 » sur la place Rouge. Étonnamment, le pouvoir a peu réagi et nous a relâchés sans autre forme de procès. Puis le 7 octobre 2020, nous avons fait un « cadeau » au président pour son anniversaire. Nous avons accroché des drapeaux LGBTI sur les bâtiments des principales institutions fédérales de l’administration présidentielle, de la Loubianka qui est le quartier général du FSB, ainsi que sur un certain nombre de bâtiments culturels. Notre objectif était de dénoncer l’homophobie d’État.
Cette action a eu un très grand retentissement. Poutine n’a pas apprécié notre cadeau. Certains d’entre nous ont reçu des amendes, d’autres ont été détenus entre quinze et trente jours. La situation s’est ensuite détériorée pour moi.
C’est-à-dire ?
Le 7 mai 2021, deux jours avant la fête de la Victoire*(1), le pouvoir a eu peur d’une énième provocation et m’a interdit de me rendre sur le plateau de tournage du film que j’étais en train de réaliser. Arrêtée, j’ai été envoyée en centre de détention avec un faux chef d’accusation. Juste avant les élections législatives de septembre 2021, la répression a empiré, parvenant à un niveau jamais atteint depuis la fin de l’URSS.
L’année dernière a, de fait, été un véritable tournant : les journalistes indépendants sont tous devenus des « agents de l’étranger »*(2), l’association Memorial créée par Andreï Sakharov [physicien et militant pour les droits de l’homme, NDLR], a été liquidée, les gens qui ont soutenu Alexeï Navalny [opposant au régime de Poutine, incarcéré le 17 janvier 2020] ont été arrêtés et ses structures de soutien dissoutes. Le 16 juin, les autorités m’ont emprisonnée deux semaines, sur la base de rapports mensongers établis par la police. Le lendemain de ma libération, un véhicule s’est garé devant mon domicile. Dix hommes en civil en sont sortis, ont violemment pénétré chez moi, m’ont littéralement enlevée neutralisant mon téléphone pour que mes avocats ne puissent pas me localiser et m’ont à nouveau enfermée au centre de détention à Moscou.
J’ai compris que le pouvoir actuel ne cesserait plus de me harceler et de me priver de liberté, qu’il viendrait me chercher n’importe où, n’importe quand. J’ai donc décidé de quitter la Russie.
Le jour de ma libération, je suis allée directement à l’aéroport, sans repasser chez moi. Des amis avaient préparé mes affaires. J’ai pris l’avion pour la Géorgie avec une seule petite valise qui contenait mes vingt-quatre années de vie en Russie.
Pourquoi la Géorgie ? À quoi ressemble votre vie maintenant ?
Enfermée dans un centre de détention, ce n’est pas vraiment moi qui ai décidé de partir en Géorgie. Je n’ai eu de contact avec le monde extérieur que pendant les dix minutes durant lesquelles mon téléphone portable m’a été rendu. Je n’avais aucun moyen de choisir un pays ou d’acheter un billet d’avion. J’ai juste pu appeler Peter Verzilov qui est l’un des co-fondateurs des Pussy Riot, et je lui ai dit que je voulais fuir. Il m’a pris un billet pour la Géorgie parce que ce pays a une tradition d’accueil pour les artistes activistes et pour les opposants politiques russes. Je suis partie avec mon compagnon, qui n’est pas membre des Pussy Riot mais qui avait été envoyé en même temps que moi au centre de détention, pour la simple raison que nous sommes ensemble.
Quand je suis arrivée en Géorgie, j’ai développé un syndrome post-traumatique. Chaque fois que je voyais un représentant des forces de l’ordre, je faisais des crises de panique.
Je commence seulement à aller mieux et à repenser à mes projets artistiques. Je poursuis mon projet de film qui est une réflexion métaphorique sur la façon dont nous pouvons échapper au capitalisme et à la brutalité de notre monde actuel.
Il y a trente ans, l’Union soviétique s’effondrait, suscitant un immense espoir en Russie. Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’effondrement de l’URSS avait en effet suscité un immense espoir de changement en Russie, mais trente ans plus tard, d’après le dernier sondage du centre Levada publié en décembre 2021, 63 % des Russes regrettent sa chute. Ce qui me déstabilise, c’est que beaucoup de jeunes idéalisent Staline : 41 % des 18-24 ans connaissent mal ou pas du tout les répressions staliniennes des années 1930-1950. C’est une déformation de l’histoire entretenue par le Kremlin qui s’emploie depuis des années à réhabiliter le passé soviétique.
Poutine glorifie la figure de Staline, et notamment son rôle dans la victoire contre le fascisme il y a soixante-dix ans. Les jeunes sont victimes de cette propagande.
Ils devraient rêver de liberté plutôt que d’un retour à l’époque stalinienne et à une grandeur passée illusoire. Ce constat est particulièrement saisissant en province, un peu moins dans les grandes villes, comme Moscou ou Saint-Pétersbourg. Cela m’inquiète même si je les comprends. Ils se sentent vulnérables. Beaucoup sont au chômage, sans perspective. Ils se réfugient derrière une figure rassurante et paternaliste.
Votre exil n’est-il pas un constat d’échec face à la machine répressive russe ?
Je ne pense pas que cela soit un échec, parce que je peux continuer à faire de l’art engagé, à dénoncer ce qui me choque, à parler de la Russie. Si j’étais en prison, cela serait impossible. Je pense que l’activisme des Pussy Riot a fait bouger les lignes en Russie. Le fait que je sois aujourd’hui indésirable pour ce gouvernement est une forme de reconnaissance de mes actions. Poutine a certes le pouvoir de faire ce qu’il veut, mais notre société change. Les jeunes qui vénèrent aujourd’hui Staline, ne sont pas forcément pro-Poutine.
Beaucoup de gens n’ont plus peur et sont prêts à descendre dans la rue. Le gouvernement le sait. Ce tournant répressif est, selon moi, un aveu de faiblesse.
Poutine est par ailleurs un homme âgé [il aura 70 ans le 7 octobre prochain, NDLR], qui essaye d’assurer sa propre sécurité pour le restant de ses jours. Il utilise la force et la violence pour se mettre à l’abri. Il voit aussi que la nouvelle génération soutient son opposant Alexeï Navalny. Nous traversons une période sombre de notre histoire. Comme moi, beaucoup de personnes quittent la Russie. Il faudra encore un peu de temps pour qu’un changement structurel s’effectue et que « nous » puissions revenir. Mais le processus est en cours.
*1/ Le 9 mai 1945, date officielle de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie.
*2/ Le 30 décembre 2021, le président Poutine a signé une série de lois permettant de désigner comme « agents de l’étranger » tout individu qui s’engage en politique, au sens large du terme, et qui reçoit des financements étrangers.
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