À retenir
Nos recherches confirment des violations du droit international humanitaire par l’armée russe.
Les attaques russes pourraient constituer des crimes de guerre.
Les allégations russes qui affirment n'utiliser que des armes à guidage de précision sont manifestement fausses.
Le jeudi 24 février 2022, l'armée russe a attaqué l’Ukraine. Bombardements, tirs de roquettes, attaques de missiles... Les troupes et les colonnes de chars de Vladimir Poutine sont entrées dans le pays et frappent désormais à la porte de Kiev, la capitale.
Depuis le début de l'invasion, nous continuons notre mission d'enquête sur les violations des droits humains dans le pays. L'invasion russe constitue un crime d'agression et, d’après nos recherches, l’armée russe mène des attaques aveugles en Ukraine et utilise des armes non discriminantes, interdites par le droit international. Ces faits constituent de possibles crimes de guerre.
« Nos pires craintes se sont réalisées » a réagi Agnès Callamard, notre secrétaire générale. Après des semaines d'escalade, la Russie a envahi l'Ukraine. La diplomatie a échoué. Les bombes tombent. Des civils vont mourir. Certains meurent déjà.
Nous pensons aux Ukrainiens sur la ligne de front d’une nouvelle guerre en Europe, et à tous nos collègues d'Amnesty Ukraine
Une déclaration de guerre télévisée
La menace d’une guerre en Ukraine couvait depuis des semaines. Après la reconnaissance, lundi 21 février, par le président russe Vladimir Poutine des deux territoires séparatistes – les républiques populaires de Louhansk et de Donetsk situées dans la région du Donbass*, à l’est de l’Ukraine –, la tension était à son paroxysme. Dans la nuit du jeudi 24 février, Vladimir Poutine a finalement annoncé sa décision d’une « opération militaire spéciale » pour « démilitariser et dénazifier l’Ukraine ».
Une déclaration de guerre télévisée, au cours de laquelle il a affirmé :
Quiconque tentera d’interférer avec nous, ou pire encore de menacer notre pays et notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et aura des conséquences que vous n’avez encore jamais connues.
Aux environs de 5 heures du matin, des explosions ont été entendues dans plusieurs villes ukrainiennes, y compris à Kiev, la capitale. Des tirs de missile et de roquettes qui ont visé les bases militaires ukrainiennes. Une attaque des forces russes menée depuis la Russie, la Biélorussie, mais aussi la Crimée. La veille, l’Ukraine avait déclaré l’état d’urgence et instauré la loi martiale. Son espace aérien est désormais fermé.
Chronologie :
1991 : indépendance de l’Ukraine, ancienne république soviétique, divisée entre une majorité pro-occidentale et une minorité russophone habitant à l’est, dite « pro-russes ».
26 décembre 2004 : élection du président Viktor Iouchtchenko, considéré comme pro-occidental, qui marque les débuts du rapprochement de Kiev avec l’Union européenne (UE) et l’Otan.
7 février 2010 : élection de Viktor Ianoukovitch, considéré comme pro-russe et qui refuse de signer l’accord d’association avec l’UE.
Février 2014 : révolution ukrainienne ou « révolution de Maïdan », qui provoque la destitution du président pro-russe Viktor Ianoukovitch.
Mars 2014 : annexion de la Crimée par la Russie.
Depuis 2014 : guerre civile dans la région du Donbass, à l’est du pays. Elle oppose les forces pro-russes soutenues par Moscou et le gouvernement ukrainien. Le Donbass est composé des entités administratives de Donetsk et de Louhansk.
Frappes aveugles et utilisation d'armes non discriminantes
* Armes non discriminantes : il s'agit d'armes imprécises qui peuvent toucher des personnes civiles et des habitations. Ces armes sont interdites par le droit international.
Le ministère russe de la Défense a assuré que « les forces armées ne mènent aucune frappe sur les villes d’Ukraine », qu’il s’agisse de missiles, de frappes aériennes ou d’artillerie. Mais d’après les premières informations, l’armée russe a déjà mené des attaques aveugles en Ukraine, et utilisé des armes non discriminantes*. Nous avons enquêté sur plusieurs attaques et nos recherches, étayées par le Crisis Evidence Lab* d'Amnesty International, ont confirmé que des missiles balistiques et d'autres armes explosives imprécises avaient été utilisées par l’armée russe.
* Le Crisis Evidence Lab d'Amnesty International analyse des preuves numériques, notamment des photos, des vidéos et des images satellite.
À Vuhledar, près de Chuhuiv, à Okhtyrka, à Ouman (respectivement à l’est, au nord-est et au centre de l’Ukraine), mais aussi à Kharkiv, deuxième vile du pays, et à Tchernihiv, les tirs et les bombes ont frappé des zones civiles et des lieux protégés, tels qu’un hôpital ou une école. Ces frappes aveugles ont causé la mort de plusieurs civils, dont des enfants.
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À Vuhledar, dans la région de Donetsk, l’analyse des photos des débris du missile qui a frappé près d’un hôpital, vers 10h30 le 24 février, montre qu'il s’agit d’un missile balistique 9M79 Tochka. Cette arme, extrêmement imprécise, manque régulièrement ses cibles d'un demi-kilomètre ou plus. Elle ne devrait jamais être utilisée dans des zones peuplées.
* 5 à 40 % des sous-munitions n’explosent pas à l’impact, et se transforment alors en mines antipersonnel qui continuent à menacer les populations longtemps après la fin des conflits. Au moindre contact, elles mutilent, brûlent grièvement ou tuent.
De la même façon, le 25 février, à Okhtyrka, dans le nord-est de l'Ukraine, une école maternelle a été touchée par des armes à sous-munitions. Un enfant et deux autres civils ont été tués. Il s'agit de la quatrième attaque frappant une école que nous avons été en mesure de vérifier dans le cadre de ce conflit. Les bombes à sous-munitions sont composées d’un conteneur, tel un obus, regroupant des projectiles explosifs, de taille plus réduite, appelées « sous-munitions »*. Ces armes sont interdites par le droit international car, de par leur nature, elles touchent inévitablement des zones civiles. Rien ne peut justifier le largage d'armes à sous-munitions dans des zones peuplées, et encore moins à proximité d'une école.
Le 28 février à Kharkiv, deuxième ville du pays, nous avons également documenté 3 attaques, qui ont tué au moins 9 civils, dont des enfants, alors même que des pourparlers de paix avaient lieu à la frontière avec la Biélorussie.
Le 3 février, à Tchernihiv, une frappe aérienne (huit bombes ont été larguées), probablement russe, a tué au moins 47 civils. En savoir plus.
Toutes ces attaques violent le droit international et constituent de possibles crimes de guerre.
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Photo de Justin Yau/Sipa USA. Cette photo montre des habitants de Chuhuiv en Ukraine, le 24 février 2022, devant un immeuble gravement endommagé par un bombardement russe. Le Crisis Evidence Lab d'Amnesty a vérifié les dommages causés à un immeuble résidentiel proche de la base aérienne de Chuhuiv en Ukraine, qui ont tué un civil et en ont blessé un autre.
Un mépris récurrent pour les droits humains
« L’armée russe fait preuve d’un mépris flagrant pour la vie des civils en utilisant des missiles balistiques et autres armes explosives à large rayon d’impact dans des zones à forte densité de population. Certaines de ces attaques sont susceptibles de constituer des crimes de guerre. Le gouvernement russe, qui affirme à tort n’utiliser que des armes à guidage de précision, doit assumer la responsabilité de ces actes », a déclaré Agnès Callamard, notre secrétaire générale.
* Les attaques délibérées contre des populations civiles et des biens civils, ainsi que les attaques aveugles qui tuent ou blessent des personnes civiles constituent des crimes de guerre.
Que ce soit lors du conflit dans le Donbass à l’est de l’Ukraine, en Syrie, ou dans le cadre de ses campagnes militaires à l’intérieur du pays, en Tchétchénie, l’histoire récente des interventions militaires de la Russie est entachée d’un mépris flagrant pour les droits humains et le droit international humanitaire (cf. encadré). Ce non-respect récurrent du droit international par l’armée russe fait craindre que l’histoire ne se répète.
Nous sommes particulièrement préoccupés par les activités des milices sur le territoire ukrainien. Il est notoire que ces groupes armés, soutenus par la Russie dans la région du Donbass, ne respectent pas les règles du droit international humanitaire, ni l’obligation de rendre des comptes, tout comme les groupes paramilitaires pro-gouvernementaux ukrainiens.
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La protection de la population civile, une priorité absolue
Même les guerres ont leurs lois : la protection des civils et des biens civils en fait partie. Or, à l’heure actuelle, en Ukraine, des milliers de personnes vivent sous des attaques illégales.
L'Assemblée générale des Nations unies a voté le mercredi 2 mars, une résolution "déplorant dans les termes les plus énergiques l'agression commise par la Russie contre l'Ukraine" - 141 votes pour (dont la RDC), 5 votes contre (Russie, Bélarus, Érythrée, Corée du Nord, Syrie), 35 abstentions.
La Cour Pénale Internationale quant à elle, saisie par 39 Etats membres, a décidé d'ouvrir une enquête. C’est un signal fort pour tous les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en Ukraine - y compris les hauts représentants de l’État dont la responsabilité est la plus engagée – qui seront amenés à rendre des comptes à titre individuel.
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De lourdes menaces pèsent aujourd'hui sur la vie, les moyens de subsistance et les infrastructures des civils. Les risques de pénurie alimentaire aiguë sont réels. Les déplacements de population sont massifs. Mais dans ce contexte humanitaire difficile, peu ont la possibilité de fuir aujourd'hui par des chemins sans danger.
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« La protection de la population civile en Ukraine doit être la priorité absolue » a déclaré Agnès Callamard. Avant d’ajouter : « Amnesty International suivra de près la situation afin de dénoncer les violations du droit international commises par toutes les parties. »
NOS DEMANDES
Nous appelons toutes les parties à respecter strictement le droit international humanitaire et le droit international relatif aux droits humains :
les vies, les habitations et les infrastructures civiles doivent être protégées ;
les attaques aveugles et l'utilisation d'armes interdites telles que les armes à sous-munitions ne doivent pas avoir lieu ;
l’accès des organisations humanitaires aux zones de conflit doit être autorisé et facilité pour porter assistance à la population civile ;
les couloirs humanitaires doivent être planifiés avec soin et sécurisés.
L’armée russe : une longue liste de violations des droits humains
L’armée russe a maintes fois piétiné les lois du droit international humanitaire en s’abstenant de protéger les populations civiles et a même procédé à des attaques ciblant délibérément des civils et des biens à caractère civil.
Dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine, en 2014-2015, au plus fort du conflit armé dans cette région où les forces séparatistes pro-russes s’opposent aux forces ukrainiennes, tous les camps ont bafoué le droit international humanitaire. Des armes explosives imprécises ont notamment été utilisées dans des zones à forte densité de population, et utilisé dans des maisons. Plus d’un million de personnes a fui les combats. Plus de 13 000 personnes sont mortes. « Ces épisodes ont déchiré des communautés et des vies, les forces militaires ayant piétiné les droits de la population civile en toute impunité » a rappelé à ce propos Agnès Callamard, notre secrétaire générale.
En Syrie, entre septembre et novembre 2015, nous avons documenté une série de frappes aériennes russes menée dans des zones résidentielles à Homs, Idlib et Alep, qui a fait au moins 200 morts parmi les civils. En 2020, nous avons signalé que l’aviation russe ciblait des écoles et des hôpitaux en Syrie, qui étaient parfois inscrits sur la liste des sites protégés établie par l’ONU.
Combattons les injustices
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