Un simple post sur les réseaux sociaux peut aujourd’hui devenir la preuve irréfutable d’un crime de guerre, comme d’un génocide. Si tant est qu’il soit collecté puis corroboré. C’est la mission que se sont donnée des étudiants ainsi que des chercheurs issus de la société civile. Une enquête signée La Chronique, le magazine des droits humains.
Ukraine, Syrie, Myanmar... Les millions d’images circulant sur les réseaux sociaux véhiculent des informations indispensables à la recherche de la vérité. Ces informations, dites en « open source », ne tombent pas dans l’oubli. Des étudiants, des chercheurs, des juristes les répertorient et les recoupent dans l’espoir qu’un jour justice soit rendue.
Bago, une ville au sud du Myanmar, dernière poche de résistance face à la junte qui a pris le pouvoir en février 2021. Le 8 avril de la même année, une rumeur circule, une opération militaire contre les manifestants est imminente, elle sera criminelle, le lendemain. Après avoir bloqué Internet, les militaires tireront à vue, en pleine tête ou dans la nuque d’opposants. Ils les traqueront jusque dans leur maison. Les spécialistes de l’enquête en open source du Washington Post vont fouiller sur les réseaux sociaux à la recherche de preuves du massacre. Quinze mille vidéos et images prises par des civils sont passées en revue. Vingt mille vidéos TikTok des forces de sécurité du Myanmar sont analysées. Le 25 août, leur enquête révèle que des armes lourdes ont été utilisées contre les manifestants. L’analyse des mouvements de troupes montre un niveau sophistiqué de planification par les militaires. « Ce sont des crimes contre l’humanité », déclarera Tom Andrews, rapporteur spécial des Nations unies pour le Myanmar. « Les habitants qui avaient posté des vidéos sur le Web tenaient à rendre publiques ces informations, explique Joyce Lee, spécialiste en criminalistique visuelle au Washington Post. Ils savaient qu’ils filmaient pour l’histoire ».
Un rôle de vigie
Débusquer des preuves avant qu’elles ne s’effacent dans l’invraisemblable masse de données circulant sur la Toile demande des moyens humains colossaux que n’ont pas toujours les cours de justice internationales ni les ONG. Ce rôle est de plus en plus joué par la société civile.
Faire de la veille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, débusquer des preuves avant qu’elles ne s’effacent dans l’invraisemblable masse de données circulant sur la Toile demande des moyens humains colossaux que n’ont pas toujours les cours de justice internationales ni les ONG. Ce rôle est de plus en plus joué par la société civile. Aux États-Unis, un groupe d’étudiants en droit de l’université de Berkeley a mis au point un protocole si abouti qu’il est devenu un modèle dont s’inspirent ONG, journalistes ainsi que l’Organisation des Nations unies, pour enquêter sur les atteintes aux droits humains dans le monde.
Rien d’étonnant que ce fameux « protocole de Berkeley » soit né dans cette université. Le campus est une ville dans la ville, s’étendant sur plus de 3 300 hectares, sur les rives de la baie de San Francisco, en Californie. Parmi les étudiants et les chercheurs qui ont foulé la grande bâtisse principale et ses colonnes immenses, on ne compte pas moins de 114 Prix Nobel et 30 Prix Pulitzer. L’université entretient depuis plus d’un siècle et demi une réputation de prestige et d’indépendance vis-à-vis du pouvoir. Pour accéder au QG de la recherche en open source, il faut aller jusqu’aux confins du campus. En bordure de la ville, le Centre des droits humains est une petite maison qui ne paye pas de mine. Quelques marches, un perron en béton désuet, ouvrent sur deux grandes salles, de longues tables de conférences, où une poignée d’étudiants, un mug à la main et les yeux rivés sur leur ordinateur, travaille en silence. Tous appliquent la même méthode :
On part d’une vidéo postée sur un réseau social, détaille un élève. On identifie l’endroit, la date et l’heure exacte. Puis on tape une série de mots clés pour rechercher les occurrences sur les réseaux. Une fois répertoriées toutes les images en lien avec un sujet, on resserre sur un même lieu, sur un créneau horaire précis. Si plusieurs vidéos montrent le même fait, sous différents angles, cela prouve qu’il a bien eu lieu
Des étudiants de Berkeley, au Centre des droits humains
Cette technique consistant à accumuler plusieurs points de vue a été utilisée par leur équipe pour documenter le génocide au Myanmar. Leurs travaux ont nourri le rapport d’Amnesty International d’octobre 2017 : « Les témoignages, les images et données satellites, ainsi que les preuves photographiques et vidéos recueillis aboutissent tous à la même conclusion : des centaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants rohingyas ont été victimes d’une attaque généralisée et systématique, équivalant à des crimes contre humanité », écrivait l’ONG.
Le Centre des droits humains, à Berkeley. © Viriginie Roels
Travailler pour les procès à venir
Sur le perron, nous croisons Safa qui s’accorde une pause. Elle est membre de l’équipe d’investigation. Cette jeune femme de 23 ans a quitté la Syrie en 2013, sa famille y vit encore. Alors, rechercher sur les réseaux des preuves visuelles de crimes commis par le régime syrien lui tient tout particulièrement à cœur : « Ce centre me permet de faire quelque chose pour mon peuple, de rester à ses côtés. Des gens meurent et risquent leur vie pour poster des informations. C’est d’autant plus difficile de trouver des vidéos pour les archiver, qu’elles sont tout de suite enlevées des réseaux par le régime. Il efface tout, donc il faut faire vite », souffle-t-elle, avant d’écraser sa cigarette et de rentrer dans la maison. À partir de photos et de vidéos publiées sur YouTube, Facebook et Twitter, en collaboration avec l’organisation indépendante Syrian Archiv, ces étudiants ont documenté les frappes d’armes chimiques de mars 2017 sur Al-Lataminah, en Syrie L’une des vidéos, publiée le 26 mars 2017, montrait l’intérieur d’un hôpital et les restes d’une munition au chlore. « Je travaille pour le futur. Pour dans cinq, peut-être dix ans, glisse Safa, entre deux couloirs. Aujourd’hui, nous montons des procédures judiciaires pour crimes contre l’humanité ».
A lire aussi : Six choses à savoir sur la Cour Pénale Internationale ?
Collecter des informations en open source dans le but de les produire lors d’un procès, c’est très exactement le rôle que se sont assigné, dès le départ en 2013, les équipes de Berkeley. Alexa Koenig en est l’instigatrice. Professeure de droit à Berkeley, elle est également présidente du Conseil consultatif sur la technologie du bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Cette femme d’une cinquantaine d’années, au regard d’acier, savait que les recherches menées par ses étudiants n’étaient pas destinées à rester sur les étagères poussiéreuses d’une bibliothèque universitaire : « Avec mes 55 étudiants, nous cherchions un moyen de fêter l’anniversaire de la CPI. On a constaté que des dossiers portant sur des crimes extrêmement graves n’avaient pas donné lieu à des poursuites, faute de preuves. J’ai envoyé mes élèves sur place, pour comprendre comment les personnes documentaient un crime. Bien qu’effarés par les atrocités racontées par certains survivants, les enquêteurs étaient parfois dans l’incapacité de les corroborer. Et cela nous a amenés à nous demander dans quelle mesure les nouvelles technologies avaient changé la façon dont circulent les informations. Avec la CPI, nous avons bossé main dans la main pour établir un protocole. Puis nous avons sollicité des journalistes pour apprendre à vérifier une info. À l’été 2016, des membres du Lab d’Amnesty International sont venus parfaire nos connaissances afin que ces preuves puissent être recevables devant la justice ». Depuis, l’équipe d’Alexa Koenig met son savoir-faire au service de défenseurs des droits, d’ONG, en leur fournissant des éléments pour leur plaidoyer auprès des gouvernements. Dans certains cas, ils aident des avocats. Comme à San Francisco. Un avocat leur avait montré une vidéo sur laquelle une personne était molestée par un policier. Il souhaitait vérifier la fiabilité des images. Les étudiants ont trouvé une dizaine de vidéos prouvant que le comportement du policier n’était pas un cas à part, mais systémique.
Le laboratoire de recherche de l'université de Santa Cruz. © Virginie Roels
Décortiquer une vidéo
La méthode mise au point par Berkeley pour faire de l’investigation en ligne est aujourd’hui reprise par de nombreuses universités. L’idée est d’élargir leur domaine de compétences. Ainsi, l’équipe de Berkeley a-t-elle établi des ponts avec le campus de Santa Cruz, au sud de la Californie, pour couvrir davantage de pays, de conflits. « Nous collaborons sur certains cas, précise Sylvana Falcon, fondatrice du laboratoire de recherche à Santa Cruz et professeure spécialiste de la justice transitionnelle au Pérou. Berkeley a une approche juridique. Ici, nous nous concentrons sur les Amériques et sur les questions de justice sociale ». Niché au cœur d’une forêt de sapins, sur le haut d’une colline surplombant la vallée, le campus ressemble à un camp de vacances. C’est jour de beau temps. Une lumière jaune tombe en aplat brûlant sur les petites bâtisses où se déroulent les cours. Dans l’une d’elles, une trentaine d’étudiants hispanophones, anglophones et russophones apprennent les bases du protocole de Berkeley. Les tables sont disposées en cercle, de sorte que les élèves puissent observer les vidéos projetées sur un écran, au fond de la salle. Ils vont se pencher sur les cas de deux jeunes hommes tués lors des manifestations qui ont secoué la Colombie en mai 2021. La source est une courte vidéo tournée à Cali, épicentre des protestations. Sur l’image, la nuit est tombée, la rue est un ruban noir, de rares manifestants marchent paisiblement. Cela va très vite : « Regardez, il y a un civil et un policier, relève un élève. Le policier lui dit de partir. Il a une arme. Il tire sur lui ! Il lui tire dans le dos ! » Sylvana les amène à rester objectifs : « Peut-être faut-il commencer par vérifier si la vidéo a bel et bien été tournée à Cali. On peut utiliser Google Earth, pour voir si on parvient à identifier le nom de la rue, à partir de l’enseigne d’une boutique, de la présence de cette statue ». Il s’agit aussi de s’interroger sur le compte de la personne qui l’a postée. Est-il celui d’un manifestant ? Ou d’un membre des forces de l’ordre ? La personne a-t-elle l’habitude de tweeter dans cette partie du pays ? Des détails indispensables pour cerner si la vidéo est fiable. « OK, ce n’est pas un faux compte. Avançons. Maintenant que nous avons la rue, il nous faut d’autres vidéos postées de Cali le même soir ». Tous vont alors entrer ces données dans un logiciel de recherche appelé TweetDeck. Plusieurs vidéos surgissent. L’une a été tournée de la fenêtre d’un immeuble. On y voit trois individus poursuivre un manifestant et tirer à vue. « Sont-ils policiers ? » Il y a différents uniformes. Un arrêt sur image ciblant le bandeau blanc aperçu sur le torse de l’un d’eux confirme qu’il s’agit bien de membres de la brigade mobile antiémeute colombienne. Pendant ces deux heures de cours, la classe sera parvenue à identifier et à corroborer trois cas d’exécution sommaire. En un mois, la répression à Cali a fait plus de 60 morts.
Une fois quittés les bancs de l’université, nombre d’entre eux continueront de partager leur expertise. Certains étudiants ont déjà rejoint les rangs du site d’investigation Media Matters ou du New York Times.
Renforcer les capacités des défenseurs
La direction qu’il faut prendre pour l’avenir, ce n’est pas seulement de former nos étudiants aux techniques et protocoles de la recherche open source, il faut aussi trouver le moyen de renforcer les capacités des défenseurs des droits humains au Chili, en Colombie et ailleurs, pour qu’ils se familiarisent avec ces méthodes
Fernando Leiva,dirige le département des sciences sociales de Santa Cruz.
Ce Chilien d’une soixantaine d’années, au regard doux et à la voix posée, mesure l’importance de partager leurs techniques à l’aune de son histoire. Lui et sa famille ont vécu sous la dictature Pinochet, quand les escadrons de la mort assassinaient, sans laisser de traces. « Le problème, c’est que les observateurs, les avocats ou les militants des droits humains, n’ont pas le temps d’aller fouiller sur les réseaux ». Raison pour laquelle, le laboratoire de recherche de Santa Cruz collabore avec des petites ONG sur le terrain. « Nos étudiants ont les compétences techniques pour trouver les éléments de preuve pertinents, utiles à ces organisations ». D’autant que les élèves recensent aussi les armes des forces de l’ordre. « C’est important d’identifier ces armes pour vérifier si elles sont utilisées légalement, pour comprendre si la police emploie des armes militaires, pour mesurer leur létalité, puis remonter jusqu’aux entreprises impliquées dans la fourniture de ces armes », relève Saskia Nauenberg Dunkell, chargée de recherche. « Des entreprises américaines ont produit des armes à létalité réduite qui ont servi contre les manifestants en Colombie. Combined Systems, basée en Pennsylvanie, est l’une d’elles. Or, aux États-Unis, la loi Lee interdit de financer des pays qui commettent des violations des droits humains. Les confronter est une façon de militer ». Certains des rapports du laboratoire restent donc confidentiels, destinés aux institutions et organisations internationales qui prendront le relais.
A lire aussi : Comment des citoyens participent à nos enquêtes ?
Une précieuse chaîne collaborative
Depuis le déclenchement du conflit en Ukraine, le 24 février dernier, la Toile est inondée de vidéos et d’images postées du terrain par des civils ou des militaires. L’Evidence Lab d’Amnesty International recueille des informations en open source en vue de prouver des violations du droit international. En plus des vidéos et des photos, il utilise des images de drones, de satellites. C’est en croisant ces données qu’Amnesty International a pu affirmer, trois jours après le début du conflit, que, dans le nord-est de l’Ukraine, une école maternelle avait été touchée par des armes à sous-munitions, tuant trois personnes, dont un enfant. Elle s’est appuyée, entre autres, sur des vidéos prises au moment de l’attaque montrant des forces russes à l’ouest d’Okhtyrka, point de départ de la roquette d’après la trajectoire de vol.
Aller plus loin : Comment nous enquêtons sur la guerre en Ukraine ?
La puissance de feu de ces milliers d’étudiants, de chercheurs, sociologues et juristes qui, aux quatre coins du monde, veillent à collecter des informations en open source, est aujourd’hui considérée comme un atout majeur par les instances internationales.
Le 1er décembre 2020, Michelle Bachelet, haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies (HCDH) 1, officialisait cette collaboration : « Les données et les images numériques ont appuyé les résultats des enquêtes dans divers domaines. Au Myanmar, la mission d’établissement des faits a utilisé des images satellites pour corroborer les récits des victimes, ce qui a permis de conclure à des crimes contre l’humanité, et potentiellement à un génocide (…). En Syrie, le HCDH a examiné, de près, de nombreuses vidéos remises à titre de preuves, dont beaucoup ont été diffusées par les auteurs eux-mêmes (…) Ces exemples d’actions illustrent la raison pour laquelle nous avons choisi de publier ce protocole conjointement avec le Centre des droits de l’homme de Berkeley. Outre l’élaboration de ce protocole, le HCDH a travaillé en étroite collaboration avec le laboratoire d’enquête sur les droits de l’homme de Berkeley afin d’intégrer des données numériques vérifiées dans les enquêtes et lea
1/ En poste depuis 2018, Michelle Bachelet a terminé son mandat fin août 2022.
Offre découverte
Écrivez-nous à l'adresse [email protected] en nous indiquant votre adresse postale et recevez gratuitement un numéro de La Chronique dans votre boîte aux lettres !