La République démocratique du Congo recèle la plus importante réserve mondiale en cobalt, un minerai crucial à la transition énergétique mondiale. Quelque 40 000 enfants travailleraient toujours dans les mines, dans des conditions particulièrement périlleuses, en particulier à Kolwezi. Un reportage réalisé pour La Chronique, le magazine des droits humains. Retrouvez l'intégralité du reportage photo qui accompagne cette enquête dans le magazine papier.
Armés d’un tamis de fortune, une dizaine d’enfants en haillons pataugent dans une flaque d’eau boueuse. « Il n’y a rien dans ce sac-là, je retourne à la mine », s’exclame Domi Kazadi, 11 ans, en tout en se dirigeant vers un mur de béton de trois mètres de haut. Après avoir escaladé l’obstacle, le garçon reparaît, chargé d’une vingtaine de kilos de gravats. De petites pépites de cobalt surgissent bientôt dans le tamis, suscitant de larges sourires sur les visages juvéniles : les enfants ne rentreront pas chez eux les mains vides. « Quand je trouve quelque chose, je ramène un peu de manioc à la maison », jubile Bonheur Tumbamosoya, 6 ans, membre de la petite bande de « creuseurs ». Les murs d’enceinte des gigantesques mines à ciel ouvert de la province du Lualaba, au sud-est de la République démocratique du Congo (RDC), sont visiblement de faible utilité. Selon la dernière estimation de l’UNICEF, en 2014, près de 40 000 enfants comme Domi et Bonheur y pénètreraient chaque jour pour tenter d’y glaner du minerai.
Creusées au milieu d’un océan de misère, les mines du Lualaba concentrent les trois quarts de la demande mondiale de cobalt, un métal hautement stratégique. Doté de prodigieuses propriétés chimiques, ce sous-produit du cuivre permet aux batteries électriques de gagner en densité énergétique et en résistance à la chaleur. Longtemps cantonné aux alliages industriels, le minerai est subitement devenu incontournable à la transition énergétique mondiale. Sous l’effet de la démocratisation du véhicule électrique, dont le nombre devrait être multiplié par six d’ici à 2030, la demande en cobalt connaît une croissance exponentielle. Et le Congo tente de rafler la mise. Embouteillages dès l’aube ; hôtels flambants neufs aux tarifs exhorbitants, où la moindre chambre décrépie se monnaie contre un mois de salaire local ; foules bigarrées mélangeant aventuriers des affaires venus du monde entier et Congolais accourus des quatre coins du pays ; ballet d’avions privés reliant la ville aux capitales africaines : Kolwezi, la capitale du Lualaba, est le théâtre d’une ruée vers l’or des temps modernes. Elle a d’ailleurs été surnommée « capitale mondiale du cobalt ».
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« Tous mes enfants viennent creuser avec moi »
Le boom n’a jusque-là guère profité à la population locale. Les mines industrielles, une vingtaine d’immenses balafres à ciel ouvert dans les environs de Kolwezi, sont fortement mécanisées et ne fournissent que 20 % des emplois du secteur minier pour 80 % de sa production. Soit quelques milliers de postes, souvent obtenus au prix d’exorbitants pots-de-vin et entachés de graves violations du droit du travail. Trop peu, quoiqu’il en soit, pour satisfaire les besoins des dix millions d’habitants de la région du Katanga, dont les deux tiers vivent sous le seuil de pauvreté. Largement exclue de la manne minière, la population locale tente donc chaque jour de s’introduire par effraction sur les terrils des mines industrielles pour y glaner le peu de minerai restant. « Toutes les quatre heures, les gardes se relaient. C’est à ce moment-là que nous escaladons les remblais de la mine pour y chercher quelques pelletées de terre, explique Dorcas Musinga, 51 ans, une mère de famille élevant seule ses 15 enfants dans un bidonville du centre-ville de Kolwezi. Tous mes enfants viennent creuser avec moi, sauf le petit dernier, Patrick, âgé de 4 ans. Il pourra commencer d’ici deux ans ». Derrière elle, un groupe d’enfants pioche hâtivement la pente du remblai de couleur ocre. « C’est une activité très dangereuse, car les pentes du terril peuvent s’effondrer à tout moment. Des enfants meurent fréquemment ensevelis sous des éboulements », murmure Dorcas, en serrant la main de Patrick.
Déjà, les gardes de la mine apparaissent à l’horizon. Un coup de sifflet retentit, les enfants dévalent l’imposant talus puis courent se réfugier dans les méandres du bidonville. Une fois leur production nettoyée, la petite équipe traverse la route d’enceinte de la mine et pénètre à l’intérieur d’une maisonnette rouge siglée « Maison Erick, restaurant ». À l’intérieur, Erick Bashombwa, le propriétaire des lieux, n’a rien d’un restaurateur classique. Dans la pièce principale de son échoppe, au lieu de tables et de chaises, d’imposant sacs de minerai sont entreposés. « Fais voir ce que tu as là, mon petit », lâche « papa Erick » à l’un des enfants venus lui soumettre leur marchandise. « Il y a un peu de cuivre et de cobalt, mais c’est bien maigre. Je t’en offre un dollar ». L’enfant, qui attendait davantage, hésite. Puis il saisit les quelques billets de banque que le quarantenaire lui fait miroiter devant les yeux, avant de reprendre la direction de la mine.
Des creuseurs tirés à vue
L’incurie régnant sur le secteur minier congolais vire fréquemment au drame. La police du Lualaba est payée par les industriels pour épauler les gardes privés dans leur mission de protection des mines contre les incursions illégales. Et elle n’hésite pas à tirer à balles réelles sur les miséreux en quête de poussières de minerai. « C’était en avril dernier. Comme tous les jours, nous avions escaladé les remblais de la mine pour y chercher un peu de minerai. Tout d’un coup, un policier a tiré sur la foule, racontent émus Dénis Mongakasongo et Lajoie Ngombe, un couple installé un bidonville jouxtant une importante mine à capitaux chinois. Notre fils de 12 ans, Souverain, a pris une balle dans la tête. L’un de ses amis a été touché au dos. Il y a eu une émeute, on a déposé leurs corps devant l’entrée de la mine pour protester, en vain. Nous n’avons pas porté plainte car pour cela, il faut de l’argent ». Informées, les autorités locales n’ont pas ouvert d’enquête. L’entreprise chinoise, dont le site a été le théâtre du drame, n’a pas davantage contacté les familles des victimes. Selon plusieurs habitants de Kolwezi interrogés, le meurtre des deux enfants est loin d’être un cas isolé. « Il y a un mois, un homme a pris une balle dans le dos alors qu’il remontait du fond de la mine. Il y a une semaine, c’est un adolescent qui a été tué tandis qu’il escaladait le mur d’enceinte. Un peu avant, un adulte et deux enfants ont été abattus dans des conditions similaires » témoigne ainsi Jean-Paul Mbuyu, un creuseur installé à Kolwezi depuis 2015.
Au fil des ruelles poussiéreuses de Kolwezi, les témoignages d’enfants abattus se multiplient. Monga Chadrak, un fermier de 27 ans, a perdu son fils Chérif, 9 ans, dans la même mine. « Chérif avait pris l’habitude d’aller chercher un peu de minerai en rentrant de l’école, murmure son père depuis l’intérieur de sa frêle maison de tôle offrant une vue plongeante sur la mine. Un soir, il n’est pas rentré. Je l’ai cherché pendant deux jours, pour finir par le trouver à la morgue avec une balle dans la poitrine. D’après ce que les riverains m’ont dit, ce sont les policiers qui gardent la mine qui l’ont abattu ».
© Théophile Simon
La mainmise chinoise
À l’entrée de Kolwezi, une immense enfilade de petits entrepôts de tôle borde la route principale. Des milliers de négociants chinois y achètent et revendent la production de la population locale. Une partie, comme celle d’Erick Bashombwa, provient du travail des enfants et se retrouvera bientôt sur le marché mondial du cobalt, largement contrôlé par l’Empire du Milieu depuis le mitan des années 2000. La Chine est la dernière d’une longue liste de nations ayant lorgné, au cours de l’Histoire, les mines congolaises. Les esclavagistes portugais, il y a cinq siècles, avaient déjà identifié les fabuleuses ressources en cuivre de la région. La Belgique, qui a colonisé le Congo à la fin du XIXe siècle, a ensuite industrialisé les mines. Après l’indépendance, les États-Unis ont couvert d’or le dictateur Mobutu Sese Seko pour garantir son accès aux mines d’uranium. Enfin, la Chine, au tournant du siècle, a fait main basse sur les mines congolaises pour alimenter son insatiable croissance économique. Au point de contrôler aujourd’hui 15 des 19 mines industrielles de cobalt du sud-est congolais, la majorité des usines de raffinage du minerai et la quasi-totalité de la chaîne logistique. « La Chine contrôle aujourd’hui 75 % du stock planétaire de cobalt », rappelle Robin Goad, un géologue canadien.
Selon plusieurs défenseurs des droits humains interrogés à Kolwezi, l’arrivée des Chinois au Congo s’est traduite par une flambée de violations. « Cette industrie a toujours connu des atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement, mais cela a empiré avec l’arrivée des Chinois », juge Fabien Mayani, le directeur local de l’ONG américaine Carter Center. Richard Ilunga, le fondateur d’Afrewatch, une petite association environnementale locale, abonde : « Outre les graves violations du droit du travail perpétrées dans les mines détenues par la Chine, les grossistes chinois sont les principaux acheteurs de la production artisanale de minerai, extraite dans des conditions dramatiques par la population locale, souvent à l’aide d’enfants ». Cette production artisanale de cobalt est loin d’être négligeable. D’après diverses estimations d’experts du secteur, elle représenterait entre 12 % et 20 % de la production congolaise. Soit davantage qu’aucun autre pays producteur de cobalt dans le monde (la Russie et l’Australie, les principaux concurrents du cobalt congolais, ne pèsent à eux deux que 10% de la production de RDC). « C’est là que les Chinois ont une certaine responsabilité dans le travail des enfants. Parce que les grandes entreprises chinoises présentes au Congo n’hésitent pas à acheter le cobalt à leurs compatriotes grossistes, très peu regardants quant à l’origine de la marchandise. Ce minerai est ensuite exporté vers la Chine pour être transformé en batteries électriques », explique Christian-Geraud Neema, un spécialiste congolais des liens économiques entre l’Afrique et la Chine.
La loi de la jungle
Interrogé par La Chronique au sujet du travail des enfants dans l’industrie du cobalt, le ministre des Mines de la province du Lualaba, Jacques Kaumba, renvoie la responsabilité à l’acheteur final. « Les Occidentaux se sont servis dans nos mines pendant des décennies et se bouchent désormais le nez en ce qui concerne nos conditions de travail. Mais ils n’hésitent pas à acheter le produit fini aux Chinois », s’agace l’homme politique, depuis son immense propriété avec piscine au centre de Kolwezi. Les faits ne lui donnent pas tort. En plus de raffiner l’écrasante majorité du cobalt mondial, la Chine a érigé la production de véhicules électriques en priorité nationale en 2015. Et depuis, elle a multiplié les initiatives pour se transformer en usine à batteries électriques du monde. Avec un certain succès : le pays fournit aujourd’hui les trois-quarts des batteries vendues grâce à plus d’une centaine de « giga-usines » dédiées, soit dix fois le nombre d’usines européennes et américaines réunies.
Pour Donat Kambola, un avocat spécialiste des droits humains basé à Kolwezi, le raisonnement du ministre est un peu court. « Il n’y a pas une seule mine congolaise qui soit conforme au Code minier. Les sites ne sont pas suffisamment sécurisés, ce qui permet aux enfants de pénétrer clandestinement, et les négociants ne sont pas contrôlés, ce qui assure une totale impunité. Tout cela est bien du ressort de l’État », tempête-t-il. Richard Ilunga d’Afrewatch se montre encore plus sévère. « L’État en tant que tel n’existe pas en RDC. C’est une bande d’individus qui prennent en otage les institutions pour se servir, et cette corruption endémique empêche d’appliquer la loi », regrette l’activiste, pointant le récent du limogeage du gouverneur provincial du Lualaba, accusé par Kinshasa d’avoir détourné près de 360 millions de dollars américains.
Pourtant le business continue. Au fond de l’une des principales mines industrielles de Kolwezi, située en plein centre-ville, une puissante détonation retentit. « Ils agrandissent la mine à coup de dynamite. Bientôt, nous serons expropriés », conclut Monga Chadrak, les yeux dans le vague. Ainsi vont les mines du Lualaba, où l’on meurt au bruit des explosifs pour quelques grammes de cobalt.
T. S.
Les laborieux progrès du cobalt congolais
Fréquemment alertées sur les conditions d’extraction du « cobalt de sang » par les ONG (dont Amnesty International, à l’origine d’un rapport sur le cobalt congolais dès 2016), un nombre grandissant d’industriels occidentaux tentent de mieux contrôler leur chaîne d’approvisionnement. De BMW à Tesla en passant par Apple et Samsung, plusieurs initiatives ont émergé ces dernières années pour renforcer les contrôles de terrain, notamment sur le travail des enfants. Avec un résultat mitigé. « Il y a certes eu des progrès pour ce qui concerne le travail des enfants, mais le problème persiste, alerte Farida Eliaka Bombende, directrice du plaidoyer pour l’ONG Vision Mondiale. Il sera difficile d’éradiquer le phénomène tant que perdureront de tels niveaux de pauvreté. L’arrivée des Chinois n’a pas arrangé les choses. Si l’on voit moins d’enfants dans les mines, beaucoup sont désormais employés dans la manutention et les petits travaux de service ».
Craignant que les effroyables conditions de travail des mines de cobalt ne finissent par détourner pour de bon les investisseurs étrangers, les autorités de Kinshasa encouragent depuis peu les creuseurs clandestins à former des coopératives autonomes. Censées être mieux régulées, ces mines artisanales restent gangrénées par la corruption. En pénétrant dans l’une d’elles aux abords de Kolwezi, j’y ai découvert un tableau apocalyptique : noyés dans une épaisse poussière et dépourvus de tout équipement de sécurité, près de 22 000 travailleurs indépendants grattent à mains nues les entrailles de la Terre. Une fois la roche chargée dans des sacs de toile, les forçats du cobalt ont l’interdiction de vendre leur production ailleurs qu’au dépôt de la mine, où les attendent une ribambelle de négociants chinois. « La paie reste très faible, souffle Kalonda Kibanze, l’un des creuseurs présents sur place. La direction de la mine est de mèche avec les Chinois pour truquer les balances et le analyses de teneur en minerai. Nous sommes captifs. Et si vous creusez la brousse, on vous arrête ».
T. S.