Alors que la Russie poursuit sa guerre contre l'Ukraine, elle mène également une bataille sur le "front intérieur". Les cibles : les étudiants, avocats, journalistes, artistes s'exprimant contre la guerre en Ukraine. Beaucoup sont aujourd’hui en prison. Analyse de l’arsenal législatif déployé par le Kremlin pour faire taire les voix critiques.
Dès les premiers jours de l’invasion russe de l'Ukraine, les autorités ont réprimé des milliers de manifestants pacifistes et se sont attaqués à de nombreux médias indépendants.
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Très vite, le Kremlin a déployé de nouvelles lois afin d’incriminer toute voix critique remettant en cause le récit officiel imposé par le régime de Poutine. Résultat : des opposants politiques, artistes, journalistes et simples citoyens ayant exprimé publiquement leurs opinions sont aujourd'hui en prison. Nous appelons à leur libération immédiate et inconditionnelle.
LES FAUSSES INFORMATIONS DU KREMLIN DEVIENNENT LA VERITÉ ABSOLUE
En Russie, des dizaines de personnes risquent jusqu'à dix ans d'emprisonnement, voire davantage, pour avoir diffusé ce que les autorités qualifient de " fausses informations sur les forces armées ", un nouveau crime introduit dans la loi pour réprimer les personnes critiques de la guerre.
Quelques jours après l'invasion, les membres de la Douma ont amendé un ancien projet de loi, et notamment introduit plusieurs articles criminalisant la diffusion de « fausses informations » concernant les forces armées russe ainsi que toutes les expressions d'opinions critiques à l'égard des autorités russes, de leurs actions et de leurs politiques.
Article 207.3 concernant la "diffusion publique d'informations sciemment fausses sur l'utilisation des forces armées russes"
Article 280.3 concernant les "actions publiques visant à discréditer les forces armées russes"
Article 284.2 concernant les "appels à l'introduction de mesures restrictives contre la Fédération de Russie, ses citoyens ou ses entités juridiques"
La loi a été promulguée par le président Vladimir Poutine et est entrée en vigueur le 4 mars 2022. Cette procédure éclair a empêché tout débat public sur les amendements et a démontré que les autorités ne toléreraient aucune critique de la guerre en Ukraine. Le 25 mars 2022, les législateurs ont encore modifié l'article 207.3 afin de criminaliser la "diffusion d'informations sciemment fausses", non seulement au sujet des forces armées russes, mais aussi de tout organisme d'État russe agissant à l'étranger.
Comprendre l’article sur les fausses informations en Russie
L'article 207.3 du Code pénal érige en infraction "la diffusion publique d'informations sciemment fausses, déguisées en messages véridiques, contenant des données sur l'utilisation des forces armées de la Fédération de Russie pour protéger les intérêts de la Fédération de Russie et de ses citoyens, et maintenir la paix et la sécurité internationales, ainsi que des données sur l'exercice par les organes d'État de la Fédération de Russie de leur autorité au-delà des frontières russes aux mêmes fins".
La sanction comprend une peine d'emprisonnement de cinq à dix ans ou une amende de 3 à 5 millions de roubles (environ 50 000 à 83 000 euros). Selon les circonstances, la peine maximale prévue par cette loi peut atteindre quinze ans d'emprisonnement.
DES ARRESTATIONS MASSIVES : LES CHIFFRES
Dès le début de l’invasion de l’Ukraine, et avant l’adoption de cet arsenal législatif, des dizaines de milliers de Russes ont manifesté pacifiquement dans les rues et critiqué l'agression dans leurs médias sociaux. Les autorités ont réagi par une répression contre les manifestants et les voix dissidentes, et auraient arrêté plus de 16 000 personnes. Les autorités se sont également attaquées aux quelques médias indépendants restants en obligeant nombre d'entre eux à fermer leurs portes, à quitter le pays ou à limiter leurs reportages sur la guerre et à citer les rapports officiels russes à la place. Un grand nombre d'ONG de défense des droits de humains ont depuis été qualifiées d' « agents étrangers » ou d' « indésirables » et confrontées à la fermeture arbitraire ou au blocage de leurs sites Internet.
Le nombre réel de personnes susceptibles d'être poursuivies pour s'être opposées à la guerre en vertu de divers articles du Code pénal dépasserait 200.
Pour le seul « crime » de « diffusion d'informations sciemment fausses » en rapport avec l'agression russe en Ukraine, plus de 80 affaires pénales sont en cours, en voici quelques exemples.
Les visages de la répression du Kremlin
Marina Ovsyannikova : ancienne journaliste de la télévision d'État
Marina Ovsyannikova est une ancienne rédactrice en chef de la chaîne gouvernementale russe Channel One. Souvenez-vous, le 14 mars 2022, elle a attiré l'attention des médias internationaux lorsqu'elle a interrompu un journal télévisé en direct en déployant une pancarte anti-guerre. Pour cet acte courageux, elle a ensuite été condamnée à une amende pour "tenue d'un rassemblement public illégal", quitté son emploi à la télévision et s'est installée en Allemagne.
Marina Ovsyannikova à droit de l'image tenant une pancarte avec écrit : « Ne croyez pas la propagande. Ici, ils vous mentent. Les Russes sont contre la guerre »
En juillet 2022, elle retourne à Moscou et manifeste seule près du Kremlin avec une pancarte qualifiant Vladimir Poutine d'assassin, indiquant que 352 enfants avaient été tués en Ukraine. Sa manifestation n'a duré que quatre minutes mais a été largement couverte par les médias indépendants.
Le 10 août, le Comité d'enquête (organisme public autonome chargé d'enquêter sur les infractions graves) a perquisitionné son domicile, l'a arrêtée et interrogée. Selon les autorités, elle avait diffusé des "informations sciemment fausses" selon lesquelles les forces armées russes tuent des civils, y compris des enfants. Le lendemain, à l'issue d'une audience à huis clos, elle a été placée en résidence surveillée, où elle se trouvait toujours au moment où nous rédigeons ces mots.
Aleksandra Skochilenko : une artiste
Aleksandra Skochilenko, une artiste de Saint-Pétersbourg, a remplacé les étiquettes de prix dans un supermarché local par des notes contenant des informations sur la guerre en Ukraine.
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Portrait d'Aleksandra Skochilenko / private
Le 11 avril, des agents du Comité d'enquête l'ont arrêtée et inculpée de "diffusion d'informations sciemment fausses". Elle a été placée en détention provisoire malgré son état de santé (maladie cœliaque), qui nécessite un régime spécial sans gluten qu'elle n'a pas reçu en détention provisoire. En juin, elle a été placée dans une clinique psychiatrique de Saint-Pétersbourg pendant vingt jours pour un examen de sa santé mentale.
Viktoria Petrova : "Une personne ordinaire"
Viktoria Petrova, une cadre travaillant à Saint-Pétersbourg, utilise Vkontakte (VK) un réseau social russes, pour discuter des événements en cours avec plusieurs amis. Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, elle a régulièrement rassemblé des vidéos provenant de diverses sources et les a partagées sur sa page VK en demandant aux internautes de ne pas faire confiance aux médias officiels et de protester contre la guerre. Elle a été arrêtée deux fois pour avoir manifesté pacifiquement dans la rue et a passé dix jours en détention administrative en mars.
Tôt dans la matinée du 6 mai, la police l’a arrêté à son domicile et l'a accusée de violation de l'article 207.3(2). Sa résidence a été fouillée et les enquêteurs ont saisi son matériel électronique ainsi que ses pancartes anti-guerre.
Viktoria Petrova est accusée d'avoir publié plusieurs messages sur VK dans lesquels elle critiquait sévèrement la décision des autorités russes d'envahir l'Ukraine, les partisans de la guerre et les crimes de guerre commis par l'armée russe. Elle a également partagé des vidéos contenant des discours du président ukrainien Volodymyr Zelensky ou encore de journalistes et militants russes condamnant la guerre.
Les histoires de Marina Ovsyannikova, Aleksandra Skochilenko, Viktoria Petrova sont loin d’être des cas isolés. Des nombreuses autres personnes subissent de plein fouet la répression du Kremlin. En éliminant les voix critiques, les autorités russes tentent de renforcer le soutien du public à leur guerre d’agression en Ukraine. Or, pouvoir accéder et partager des informations et exprimer des opinions sont essentiels à la construction du mouvement anti-guerre en Russie.
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