Depuis le 8 octobre 2023, le conflit entre le Hezbollah et Israël s'est intensifié, impactant des millions de civil.es libanais·es. Les ordres d’évacuation émis par l'armée israélienne, ont déjà touché un quart du territoire libanais. Notre enquête révèle des défaillances graves dans ces procédures, avec des ordres mal communiqués, peu avant des frappes, mettant des milliers de vies en danger.
Depuis le 8 octobre 2023, les affrontements entre Israël et le Hezbollah ont fait basculer le sud du Liban dans une crise humanitaire de grande ampleur. En réponse aux attaques croissantes, l’armée israélienne a multiplié les ordres d’évacuation à destination d’environ 118 villes et villages notamment au sud du pays, région particulièrement exposée. Cependant, ces mesures, censées protéger les civil·es, se sont souvent révélées inadaptées, provoquant chaos et confusion.
Entre l’absence d’itinéraires sûrs et des délais de préavis insuffisants, des milliers de personnes se sont retrouvées prises au piège des violences. Notre enquête, basée sur l’analyse d’ordres d’évacuation et sur des témoignages de civil·es, met en lumière les failles inquiétantes de ces procédures, questionnant leur respect du droit international humanitaire.
Comment avons-nous enquêté ?
Nous avons examiné plus d’une dizaine d’ordres d’évacuation de l’armée israélienne et interrogé 12 habitant·es qui avaient fui Dahieh après les ordres d’évacuation des 27 et 28 septembre 2024, notamment les quartiers d’Al Laylaki, d’Hay El Sellom, de l’autoroute Hadi Nasrallah et de Burj Al Barajneh. Nous avons aussi interrogé trois habitants de villages situés dans le sud du Liban.
Notre laboratoire d'analyse de preuves ("Crisis Evidence Lab") a cartographié les zones concernées par les ordres d’évacuation israéliens afin d’analyser les zones touchées par les frappes.
Enquête sur de nombreux ordres d’évacuation inadaptés, voire trompeurs
Au sud de Beyrouth
Nous avons examiné deux ordres d’évacuation adressés aux habitant·es de Dahieh, faubourg densément peuplé de la banlieue sud de Beyrouth. Ces ordres ont été émis dans la nuit du 27 au 28 septembre, après l’attaque surprise qui a tué le dirigeant du Hezbollah Hassan Nasrallah. Les frappes aériennes qui ont suivi ont détruit des immeubles résidentiels entiers.
Nos analyses montrent non seulement que les cartes associées à ces ordres étaient inexactes, mais aussi que ceux-ci avaient été émis trop peu de temps avant les attaques, dans un cas moins de 30 minutes avant le début des frappes. Ces ordres ont été envoyés en pleine nuit, alors que beaucoup de personnes dormaient, n’étaient pas connectées ou ne suivaient pas les informations.
À partir de 23 h 06 le 27 septembre, l’armée israélienne a commencé à diffuser ces ordres d’évacuation via X (ex-Twitter), demandant aux habitant.e.s de Dahieh de s’éloigner de 500 mètres de trois immeubles situés dans les quartiers d’Al Laylaki et d’Al Hadath, affirmant qu’ils se trouvaient « à proximité d’intérêts du Hezbollah ». Le message ne précisait ni le délai pour évacuer, ni les voies d’évacuation sûres, laissant les civil·es dans la panique.
« J’ai sauté dans ma voiture et j’ai conduit n’importe comment […] Arrivée à Al Laylaki, j’ai vu que tout le monde était aussi paniqué que moi. Si les gens avaient pu se jeter de leur balcon pour partir plus vite [ils l’auraient fait]. Ils criaient, couraient, klaxonnaient, il y avait des motos, des sacs plastique […] J’ai vite aidé mes parents à descendre les escaliers et à monter dans ma voiture, et j’ai seulement emmené mon chat […] Actuellement je n’ai aucune affaire avec moi. »
Fatima, une journaliste qui vit à Al Laylaki, appelée par son frère vers 23 h 15 pour lui dire de quitter la zone.
La carte accompagnant l’ordre d’évacuation dans le quartier d’Al Laylaki indiquait une zone colorée en rouge, censée représenter le rayon de 500 mètres autour des bâtiments ciblés. Cependant, cette zone ne couvrait en réalité qu’un rayon d’environ 135 mètres. Sur les 500 bâtiments situés dans ce rayon de 500 mètres, seulement 30 immeubles apparaissaient dans la zone rouge, et étaient donc prévenus qu’ils étaient concernés par l’ordre d’évacuation.
Une heure et 10 minutes plus tard, l’agence nationale de presse libanaise faisait état de 11 nouvelles frappes sur Dahieh, dont certaines sur des immeubles et des zones qui n’avaient pas fait l’objet d’un ordre d’évacuation.
Abir, qui vit avec sa mère près d’Al Laylaki n'a pas pu évacuer immédiatement son logement car sa mère est âgée et malade, et il fallait la porter pour descendre six étages par les escaliers.
« Ce fut une nuit d’enfer. J’ai allongé ma mère sur le sol dans la pièce la plus sûre, qui est la vieille salle de bain, et nous avons caché nos têtes dans nos bras [pendant tout le bombardement]. »
Les deux femmes n’ont pu partir que quelques heures plus tard, quand un ami d’Abir est venu l’aider à porter sa mère.
Image satellite du quartier d’Al Laylaki, dans le sud de Beyrouth. Le cercle rouge foncé montre la zone indiquée sur la carte publiée par l’armée israélienne sur les réseaux sociaux. Le cercle plus large représente le rayon de 500 mètres concerné par l’ordre d’évacuation.
À trois heures du matin le 28 septembre, l’armée israélienne a publié un autre ordre d’évacuation sur X à destination des habitant·e·s des quartiers de Burj Al Barajneh et d’Al Hadath, dans la banlieue sud de Beyrouth, leur ordonnant de s’éloigner de 500 mètres de trois autres immeubles. Le message ne précisait pas le délai d’évacuation et les cartes des zones concernées étaient une nouvelle fois trompeuses, montrant des zones bien plus petites que le rayon de 500 mètres annoncé.
Témoignage d’Ahmad, habitant de Burj Al Barajneh
Ahmad a indiqué avoir pris la décision de quitter Dahieh immédiatement après la frappe qui a tué Hassan Nasrallah, car il vit avec ses parents âgés. « Alors que nous étions encore coincés sur la route en sortant de Dahieh, avec toutes les ambulances qui essayaient de faire passer en priorité les personnes blessées, nous avons entendu parler de l’ordre d’évacuation à la radio dans la camionnette. « J’étais très amer. Ils ne nous avertissent pas, ils nous torturent. C’est un jeu sadique : “Nous allons bientôt vous tuer, toi et ta famille. Montrez-nous comment vous parvenez à vous échapper”. »
Le 30 septembre 2024, l’armée israélienne a émis un ordre d’évacuation de zones situées autour de plusieurs immeubles résidentiels à Al Laylaki, Haret Hreik et Burj Al Barajneh. Elle a lancé une série de frappes seulement 30 minutes plus tard. De même, le 3 octobre 2024, à 22 h 51, elle a émis un ordre d’évacuation à destination des habitant·e·s de Burj Al Barajneh, les appelant à partir immédiatement. Les médias locaux ont fait état d’une « forte frappe » quelques minutes après la publication de l’ordre d’évacuation, et d’au moins quatre frappes avant 23 h30.
Image satellite des quartiers de Burj al Barajneh et d’Al Hadath, dans la banlieue sud de Beyrouth. Les cercles rouge foncé montrent les zones indiquées sur les cartes publiées par l’armée israélienne sur réseaux sociaux. Les cercles plus larges représentent les zones concernées par l’ordre d’évacuation.
Au sud du Liban
Des ordres d’évacuation massive ont été adressés aux habitant·es de plusieurs villes du sud du Liban.
Le 1er octobre, l’armée israélienne a adressé deux mises en garde aux habitant·es du sud du Liban. La première, à 9 h 21, interdisait toute circulation de véhicules au sud du fleuve Litani « jusqu’à nouvel ordre », affirmant que le Hezbollah utilisait « l’environnement civil et la population comme boucliers humains ». La seconde, à 12 h 18, ordonnait aux habitant·es de plus de 25 villes du sud du Liban d’évacuer et de se rendre au nord du fleuve Awali, à quelque 58 kilomètres de la frontière avec Israël.
Le 2 octobre, à 9 h 11 puis à 11 h 15, l’armée israélienne a émis des ordres d’évacuation pour 24 autres villes et villages du sud du Liban, appelant les habitant·es à « sauver leur vie en partant immédiatement de chez eux » et leur ordonnant de se rendre au nord du fleuve Awali, en les prévenant que tout déplacement vers le sud pourrait les mettre en danger. Elle a publié un ordre similaire à 12 h 49 le 3 octobre pour 25 autres villes et villages, puis à 9 h 11 le 4 octobre pour 35 nouveaux villages, et encore un autre à 12 h 58 le 7 octobre concernant 25 villages supplémentaires. Aucun de ces messages ne proposait une évacuation sûre et efficace, se contentant d’ordonner aux habitant·es de partir « immédiatement ».
Les ordres d’évacuation du sud du Liban et les instructions interdisant aux véhicules de circuler au sud du fleuve Litani suscitent aussi de graves inquiétudes quant à l’accès des civil·es aux produits et services de première nécessité, tels que la nourriture, les médicaments, les soins de santé et le carburant.
Carte des villes et villages concernés par des ordres d’évacuation dans le sud du Liban
Obligations des parties au conflit pour la protection des civil·es en zone de combat : ce que dit le droit international
Selon le droit international, le Hezbollah et d'autres groupes armés doivent éviter, autant que possible, de placer des cibles militaires (combattants, armes, infrastructures) dans ou près des zones densément peuplées. Cependant, la présence de telles cibles n'exempte pas les forces israéliennes de leur devoir d'éviter les attaques indiscriminées ou disproportionnées et de prendre toutes les précautions pour protéger les infrastructures civiles et les civil·es, y compris ceux qui n'ont pas évacué. En vertu du droit de la guerre, les biens de caractère civil ne sont pas des cibles militaires et ne doivent pas être ciblés. Y compris, les branches des institutions financières, comme celles du Hezbollah. Ne pas avertir suffisamment à l'avance ou ne pas prendre les mesures nécessaires pour épargner les populations et les infrastructures civiles constitue une violation du droit international humanitaire.
« Quelle que soit leur efficacité, les ordres d’évacuation ne signifient pas qu’Israël peut traiter comme des cibles les civil·es restés sur place. Les gens qui choisissent de rester chez eux ou qui ne peuvent pas partir parce que des membres de leur famille ont une mobilité réduite en raison d’un handicap, de l’âge ou de toute autre raison demeurent protégés par le droit international humanitaire. Israël doit en toutes circonstances respecter ses obligations aux termes du droit international, notamment en prenant toutes les précautions possibles pour réduire au minimum les dommages causés aux civil·es, où qu’ils se trouvent. »
Agnès Callamard, secrétaire général d'Amnesty International
« Un missile dans chaque cuisine, une roquette dans chaque garage » : les déclarations inquiétantes des dirigeants politiques israéliens
Les ordres d’évacuation adressés aux civil·es dans le sud du Liban sont exacerbées par des déclarations de dirigeants politiques et militaires israéliens indiquant qu’ils considèrent la population civile libanaise et les biens à caractère civil du pays comme des cibles légitimes.
➡️ Ainsi, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a déclaré le 27 septembre 2024 qu’il y avait « un missile dans chaque cuisine, une roquette dans chaque garage ».
➡️ Le ministre de l’Éducation a pour sa part affirmé à la télévision le 21 septembre qu’il n’y avait pas de différence entre le Hezbollah et le Liban et que ce pays « serait anéanti ».
➡️ Le ministre de la Défense avait aussi prévenu en juin 2024 qu’Israël était en capacité de renvoyer le Liban « à l’âge de pierre ».
Après avoir enquêté ces 12 derniers mois sur les crimes de guerre israéliens à Gaza, nous craignons fortement qu’Israël ne cherche à reproduire la même méthode au Liban, au prix de dommages sans précédents pour la population civile », a déclaré Agnès Callamard.
Amnesty International appelle les alliés d’Israël, y compris les États-Unis, à suspendre tous les transferts d’armes et toute autre forme d’aide militaire à Israël en raison du risque élevé que ces armes soient utilisées pour commettre ou faciliter de graves violations du droit international. Elle demande aussi la suspension de tous les transferts d’armes au Hezbollah et aux autres groupes armés du Liban
Agnès Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International
Alors que la situation au Liban continue de se détériorer, il est impératif que toutes les parties en conflit, ainsi que la communauté internationale, agissent pour prévenir de nouvelles violations et garantir des voies d'évacuation sûres et efficaces. La vie des civil·es ne peut être sacrifiée au nom d'objectifs militaires.
Nos demandes à l'État d'Israël
Les ordres d'évacuation doivent inclure des instructions claires et précises pour permettre aux civil·es de s'éloigner des cibles militaires.
Israël doit respecter le droit international humanitaire en évitant de cibler directement les civil·es, même en présence d’ordres d’évacuation.
Les évacuations doivent être planifiées à l’avance et donner suffisamment de temps pour permettre aux civil·es de partir en toute sécurité. Les civil·es qui restent sur place, volontairement ou non, doivent continuer à être protégés.
Israël doit fournir des voies d'évacuation sûres et adaptées, surtout pour les personnes vulnérables (personnes âgées, malades, etc.).
La diffusion des ordres d'évacuation doit se faire par des moyens accessibles à tous, notamment ceux qui ne suivent pas les informations en ligne.
Les alliés d'Israël, comme les États-Unis, doivent suspendre tout transfert d’armes en raison des risques d'utilisation pour violer le droit international.
Nous demandons également la suspension des transferts d'armes au Hezbollah et aux autres groupes armés du Liban.