Derrière les vitrines de ce petit paradis du consumérisme, les droits des femmes d’Andorre sont toujours limités par une pénalisation de l’IVG. Une situation profondément liée à la relation atypique du système politique local avec l’Église catholique. Un reportage initialement publié en novembre 2021 dans La Chronique, le magazine des droits humains.
— De notre envoyée spéciale en Andorre, Lena Bjurström (Collectif Focus).
Laia* avait 20 ans quand elle est tombée enceinte pour la première fois. Le fruit d’une « erreur de jeunesse », confie l’étudiante, une histoire avec l’un de ses camarades de l’université qui n’aurait jamais dû avoir de lendemain. Mais quelques semaines après, les nausées sont arrivées. « Pour moi, il était inenvisageable d’avoir cet enfant », explique-t-elle, six ans plus tard. Mais en Andorre, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est toujours prohibée, même en cas de viol, de malformation du fœtus ou de danger pour la vie de la mère. Un crime passible de six mois de détention pour la femme, jusqu’à trois ans de prison et cinq ans d’interdiction d’exercer pour les médecins qui la pratiqueraient. Alors chaque année, tandis que les touristes viennent faire leurs emplettes dans la principauté des Pyrénées, des dizaines de femmes comme Laia passent la frontière dans l’autre sens pour avoir le droit d’avorter.
Le poids du Vatican
Coincé entre la France et l’Espagne, ce minuscule État de 468 km² et 77 000 habitants est connu pour ses sources thermales, ses pistes de ski et – surtout – ses faibles taxes. Perchée à 1 023 mètres au-dessus du niveau de la mer, sa capitale, Andorre-la-Vieille, a des allures de centre commercial à ciel ouvert où déambulent les touristes venus dépenser leurs euros en cartouches de cigarettes et bouteilles d’alcool à bas coût. Mais si Andorre transpire le consumérisme et la modernité, ses bases politiques reposent toujours sur un système médiéval. Fondée en 780, la principauté est régie par un système unique de « paréage », un contrat de droit féodal concédant le trône à deux coprinces, le roi de France (désormais le président de la République française) et l’évêque catalan d’Urgell, lui-même aux ordres du Vatican. Garants de « la permanence et de la continuité de l’Andorre ainsi que de son indépendance »1, les deux chefs de l’État ne sont en principe que peu impliqués dans les affaires d’Andorre, gérées par le gouvernement et le Parlement local, le Conseil général. Mais ce système féodal entrave les droits des femmes de la principauté.
À l’aube des années 1990, Andorre décide de se doter d’une Constitution et convie les représentants des deux coprinces à se joindre aux travaux de rédaction. Et quand la commission tripartite s’attelle au droit à la vie (article 8), l’évêque d’Urgell impose sa propre définition, menaçant à demi-mot d’abdiquer en cas de refus de sa version : « La Constitution reconnaît le droit à la vie et protège pleinement celle-ci dans ses différentes phases ». Une manière de couper court à toute future tentative de légaliser l’avortement ou l’euthanasie. Vingt-huit ans après l’entrée en vigueur de la Constitution, son équivoque article 8 et la menace d’abdication du coprince épiscopal pèsent toujours sur le débat. « C’est une question que nous n’avons jamais véritablement affrontée », soupire Judith Salazar Álvarez, conseillère générale sociale-démocrate (gauche). Derrière la façade de pierre et de verre du nouveau Parlement d’Andorre, l’élue d’opposition dénonce le statu quo maintenu par ses adversaires politiques. « Ils partent du principe qu’autoriser l’IVG impliquerait de modifier la Constitution, mais ce n’est pas nécessairement le cas, assure-t-elle. Tout dépend du moment auquel nous considérons que la vie commence… Si le Conseil général d’Andorre votait une loi légalisant l’IVG, le tribunal constitutionnel pourrait être consulté, et enfin déterminer si l’avortement s’avère contraire à la Constitution », clame la conseillère. Mais pour le parti Democratès (centre droit) au pouvoir, une légalisation de l’avortement mettrait en danger jusqu’à la souveraineté andorrane, reposant sur son atypique système de coprincipauté. Car si l’actuel coprince épiscopal, Joan Eric Vives i Sicilia, n’a jamais officiellement menacé d’abdiquer, il n’a cessé de rappeler son opposition à l’avortement, instaurant un climat de menaces voilées. Le pape lui-même aurait assuré au gouvernement, en 2018, qu’il réclamerait le départ de l’évêque si Andorre franchissait la ligne rouge. Alors que nombre d’élus démocrates affirment être personnellement en faveur de la dépénalisation, le gouvernement andorran n’y risquera pas ses institutions. « Nous ne pouvons abandonner ni l’Église catholique ni la France, car ce sont elles qui nous donnent de la force, tranchait en 2019 Xavier Espot, chef de file des Democratès et futur Premier ministre. L’avortement est incompatible avec un coprince épiscopal et entraînerait la disparition de l’Andorre ». Rien de moins.
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Le "voyage à Barcelone"
Attablé à la terrasse d’un café dans le minuscule centre historique de la capitale, le Dr Éric Sylvestre Dolsa songe à ses premières années d’exercice en Andorre, à la fin des années 1980. « Pendant longtemps, la question de l’avortement est restée taboue, raconte le médecin généraliste. On savait que des femmes franchissaient la frontière pour avorter, mais, socialement, on n’en parlait pas ». Et de rappeler son adolescence dans les années 1970, en France, lorsque son docteur de père pratiquait lui-même des avortements.
Aujourd’hui, nombre de médecins andorrans envoient les patientes qui le souhaitent dans des cliniques barcelonaises. Mais la situation génère des « comportements culpabilisants de certains gynécologues », critique le médecin. Au sein de la communauté médicale, rares sont ceux qui, comme lui, ont pris officiellement position pour le droit à l’avortement. « Le sujet est évité, dit-il, il y a une sorte de résignation. On envoie les femmes à l’étranger, en se disant qu’ainsi elles ont tout de même un libre choix. Mais c’est en nier les conséquences ». Car passer la frontière engendre des coûts. Le prix du voyage, le plus souvent jusqu’à Barcelone, éventuellement l’hébergement, et puis celui de l’avortement.
Laia a donc déboursé 400 euros pour une IVG dans une clinique privée de la ville catalane, recommandée par sa gynécologue. « Et je m’estime privilégiée, dit-elle. J’étais encore dans les délais pour un avortement médicamenteux ». Si une opération est nécessaire, les prix doublent et grimpent même au-delà de 1 000 euros en cas d’intervention tardive. Soutenue par sa famille et ses amies qui l’ont aidée à rassembler la somme, Laia ne s’en est pas moins sentie seule dans la clinique catalane où l’on traite les femmes « comme des vaches ». « Puis on rentre en Andorre, et c’est terminé. On n’en parle pas et on tourne la page ».
Le coût psychologique de la clandestinité
« Les frontières physiques ont un impact psychologique réel, commente Vanessa Mendoza Cortés, présidente de l’organisation féministe Stop Violencies. Même si tout cela est légal, car rien n’interdit d’aller avorter à l’étranger, le sentiment de clandestinité demeure ». L’association, fondée en 2009, s’efforce d’accompagner les femmes sans ressources dans cette démarche. « Chaque année, une quarantaine de femmes viennent nous voir », précise la militante et psychologue spécialisée dans les violences de genre. Souvent des travailleuses étrangères connaissant mal le pays, plus rarement, des Andorranes isolées, démunies. En mars 2020, le gouvernement a bien mis en place un service d’information sur la santé sexuelle et reproductive. Répartis dans les sept paroisses d’Andorre, les personnels médicaux du Servei d’Informació i Atenció a les Dones (Siad) conseilleraient notamment les femmes sur leurs options d’interruption de grossesse à l’étranger.
« C’est de la poudre aux yeux », tempête Vanessa Mendoza Cortés. Une hypocrisie classique en Andorre où « la question de l’avortement n’est que la partie émergée de l’iceberg », affirme la militante, qui critique le manque d’action face aux violences sexistes et sexuelles. « Les structures dédiées ne sont que des coquilles vides, les personnels ne sont pas formés, encore moins la police », fustige-t-elle. La psychologue ne mâche pas ses mots. Depuis une décennie, la lutte féministe est le nerf de sa vie. Et elle en paye le prix. Pour avoir dénoncé la situation des Andorranes devant le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes en 2019, la militante est poursuivie pour « diffamation » et « atteinte à la nation ». La principauté affirme que sa « bonne réputation et son prestige » ont été compromis. Toujours en cours, cette procédure judiciaire – où elle risque jusqu’à quatre ans de prison et 30 000 euros d’amende – n’est rien de moins qu’une « intimidation pour l’exemple », juge la présidente de Stop Violenciés. Le 25 septembre, quelques jours avant la Journée mondiale du droit à l’avortement, Stop Violenciés a initié une manifestation pour les droits des femmes dans les rues de la capitale. Des organisations féministes de toute l’Europe étaient invitées à y participer. « Nos voisins viennent consommer chez nous, pensant être dans un pays heureux, développé, clame Vanessa Mendoza Cortés, il faut briser cette illusion ».
1 — Rassemblant la délégation andorrane, issue de l’Assemblée constituante, et les deux représentants des coprinces.
* Le prénom a été changé pour des raisons de sécurité.