De plus en plus d’États traquent leurs opposants en détournant les notices rouges.
Le dernier exemple en date a fait le tour du monde : l’arrestation, le 27 novembre 2018, en Thaïlande, du footballeur Hakeem al-Araibi. Ce joueur originaire du Bahreïn rêvait d’une lune de miel à Bangkok. Il y restera deux mois en détention. En cause, une notice rouge – équivalent d’une demande d’extradition – déposée sur le site d’Interpol par le Bahreïn.
Depuis 2014, le jeune homme, réfugié politique en Australie, est poursuivi par la justice de l’émirat qui l’a condamné à dix ans de prison pour avoir endommagé un poste de police lors du Printemps arabe. Grâce à une mobilisation internationale, Hakeem al-Araibi a été relâché en février dernier. Emblématique, l’histoire de ce joueur de foot montre à quel point les notices rouges délivrées par Interpol peuvent échapper à son contrôle, pervertir sa mission et mettre en danger des citoyens.
Nous sommes sur le site Internet d’Interpol, la célèbre organisation internationale de police. En cliquant sur un onglet rouge marqué WANTED, on accède à une galerie de portraits : des photos plus ou moins nettes, une majorité d’hommes, et une longue liste d’accusations (meurtre, pédophilie, escroquerie, trafics en tout genre, proxénétisme, etc.). Un tiers des notices rouges sont ainsi mises en ligne. Ce n’est pas Interpol qui les rédige mais l’un de ses 194 États membres.
En principe, elles doivent permettre d’alerter les autres pays adhérents de la dangerosité d’un criminel recherché, faciliter sa traque et demander son extradition. À chaque membre de décider s’il répond de façon favorable ou pas.
Faux criminels, vrais dissidents
Depuis sa création, en 1923, la mission d’Interpol est très claire : relier les polices entre elles, sans s’occuper de politique – « toute activité ou intervention dans les questions ou affaires présentant un caractère politique, militaire, religieux ou racial lui est rigoureusement interdite », stipule l’article 3 de son statut. Pourtant, certains États utilisent les notices rouges non pour dénoncer des criminels, mais pour traquer leurs dissidents à travers le monde.
Deux Turcs ont ainsi fait l’objet en 2017 d’une notice rouge utilisée comme moyen de pression politique. Dogan Akhanli, auteur d’une trilogie évoquant le génocide arménien, ett Hamza Yalcin, un journaliste collaborateur d’un journal très critique envers le pouvoir turc. Hommes de lettres, opposants au président Erdoğan, ils se sont réfugiés en Suède pour l’un et en Allemagne pour l’autre.
Au cours de l’été 2017, ils se font arrêter par les autorités espagnoles sur la base de notices rouges. Le temps d’examiner la requête d’extradition, Hamza va passer plus de cinquante jours en détention provisoire. Le tollé médiatique autour de leur détention soulève une vague de questionnements sur le rôle joué par Interpol. Angela Merkel intervient pour fustiger l’organisation et parle de « nombreux cas » d’Allemands contre lesquels la Turquie a lancé des poursuites.
Sigmar Gabriel, ministre des Affaires étrangères, s’inquiète de cette dérive : « Ce serait une chose terrible si, même à l’autre bout de l’Europe, la Turquie réussissait à faire arrêter des gens qui élèvent la voix contre le président Erdoğan ». Les deux écrivains seront finalement libérés. Pour eux, l’histoire se termine bien. Mais qu’advient-il de ceux dont la presse ne parle pas ?
Une épée de Damoclès
Ces personnes fichées rouges vivent dans la peur permanente d’une arrestation. Une peur qui pèse sur leur vie, limite leurs mouvements, leur rappelle sans cesse, qu’à tout moment, ils peuvent être pris pour des criminels et traités comme tels. Président du Congrès mondial des Ouïghours, défenseur des droits de l’homme, Dolkun Isa a passé vingt ans de sa vie à redouter une arrestation à chaque frontière, à se refuser de voyager dans toute une liste de pays.
La Chine avait publié une notice rouge l’accusant de « terrorisme ». À Paris, où il est venu fin octobre 2018 pour le Sommet des défenseurs des droits humains, il se souvient du tout début de cette trop longue histoire : « En 1999, je devais me rendre à Washington pour une conférence. J’étais en Allemagne où j’avais trouvé refuge. Je suis allé au consulat américain faire ma demande de visa. Quarante minutes après avoir donné tous mes documents, la sécurité m’interpelle et me met violemment à la porte. À l’extérieur, deux voitures de police allemande m’attendent pour me conduire au poste. Là-bas, ils m’expliquent que je suis fiché sur Interpol et me montrent ma notice rouge. Je suis abasourdi. Jamais je n’aurais pu penser que moi, simple citoyen, je pouvais me retrouver sur Interpol ». Finalement, après plusieurs heures de vérification, les policiers allemands le relâchent. « Ils me disent que l’Allemagne m’a accordé l’asile et qu’ils reconnaissent mon statut de réfugié politique ».
Mais ils le mettent en garde : « Vous risquez d’être souvent arrêté. » En effet, les arrestations et les ennuis se multiplient. En 2005, il est arrêté à Genève, où il manifeste pour le Tibet libre devant l’ONU. En 2006, l’entrée sur le territoire américain lui est interdite. En 2009, il est détenu pendant quatre jours en Corée du Sud et frôle l’extradition vers la Chine. En 2016, l’Inde lui refuse son visa.
À en croire Interpol, il s’agit là de cas isolés : « Il existe extrêmement peu d’affaires concernant des notices rouges dont il a été établi qu’elles étaient contraires à l’article 3 », nous affirme l’attachée de presse d’Interpol.
Bernd Fabritius, député européen d’origine allemande, est plus sévère. Il a dirigé une commission d’enquête sur l’organisation. En mars 2017, il dressait un rapport accablant devant le Conseil de l’Europe. Il demande à l’organisation des garanties plus strictes et davantage de contrôle.
Ces dernières années, le système de notices rouges a été abusivement détourné par certains États membres afin de persécuter des opposants politiques.
Bernd Fabritius, député européen d'origine allemande
Inflation des notices rouges
Mais Interpol a-t-elle les moyens d’un contrôle accru des notices rouges ? Comme l’explique le documentaire Interpol, une police sous influence de Mathieu Martinière et Robert Schmidt, leur nombre s’est multiplié suite aux attentats du 11 septembre 2001.
La lutte contre le terrorisme étant devenue une priorité absolue, Ronald Noblen alors secrétaire général de l’organisation, veut donner un rôle primordial à cette organisation : « Le monde est si dangereux. Il est tellement facile pour les criminels de voyager qu’il faut pouvoir alerter les pays aussi rapidement que possible ». Et les méthodes de communication se modernisent, les États parviennent à publier des notices en direct. Entre 2001 et 2016, le nombre de notices rouges a été multiplié par dix et rien qu’en 2016, 13 000 ont été émises.
Combien parmi elles concernent de vrais criminels, et combien ciblent des dissidents ? Des associations se sont saisies de la question. Ainsi, Stockholm center for freedom (SCF), fondé en 2017 par des journalistes en exil, recense au quotidien les violations des droits de l’homme en Turquie. Fin 2017, l’association publiait un rapport indépendant : « Comment la Turquie abuse du système d’Interpol pour persécuter ses opposants à l’étranger ». Plus d’une dizaine de cas y étaient exposés.
Le gouvernement turc mélange des membres de Daech à des cas politiques pour les intégrer dans la base d’Interpol
Abdullah Bozkurt, président du Stockholm Center for Freedom
« Actuellement, selon nos sources, le gouvernement turc mélange des membres de Daech à des cas politiques pour les intégrer dans la base d’Interpol (…) Ainsi l’ombre d’Erdoğan plane jusqu’en Europe », précise l’actuel directeur de l’association, Abdullah Bozkurt. Lui-même est l’ancien rédacteur en chef du journal Today Zaman à Ankara, fermé car accusé d’être la voix des gülenistes [membres de la confrérie gülen présumée responsable de la tentative de coup d’État de 2016 et traquée par le pouvoir turc, ndlr].
Pour Abdullah Bozkurt, même si Interpol communique peu sur ces abus, elle en est parfaitement consciente : « Nous savons que la Turquie a ajouté tellement de notices depuis 2016 que ses requêtes ont été supprimées de la base de données et qu’elle s’est même vu retirer le droit d’en saisir de nouvelles ». Une information qu’Interpol refuse de confirmer. Demander un meilleur contrôle d’Interpol pour éviter qu’elle ne soit instrumentalisée, c’est aussi le combat depuis 2012 de Fair Trial, une ONG spécialisée dans la justice. « À Interpol, je crois que la technologie a été plus rapide que les droits de l’homme », résume Alex Mik, chargé de communication. Au fil de ses rapports et communiqués, l’association évoque toujours les mêmes pays réputés abuser du système : Turquie, Russie, Chine, Iran ou les dictatures d’Asie centrale.
Depuis 2017 et face aux critiques, l’organisation a mis en place une réforme, à l’efficacité relative comme le montre l’affaire du footballeur Hakeem al-Araibi. Toute nouvelle notice doit être validée par le secrétaire général avant d’être publiée. Une personne ne peut plus faire l’objet d'une notice rouge si elle est réfugiée politique. La commission de contrôle des fichiers (CCF) peut être saisie par les personnes contestant leur fichage.
Néanmoins, elle ne réunit que cinq membres pour instruire tous les dossiers. Avocat, Alexey Obolenets a défendu récemment plusieurs cas de Caucasiens dont les notices lui paraissaient abusives. « La CCF, c’est une boîte noire ! On ne sait jamais qui est derrière, s’exclame-t-il. La réponse vient par la poste. Cela met plusieurs mois ». Mais pour les cas les plus emblématiques et médiatisés, cette réforme a fonctionné.
Le président du Congrès mondial des Ouïghours a, par exemple, vu sa notice rouge levée en mars 2018. Pourtant il déplore : « Je connais toujours des Ouïghours qui font l’objet d’une notice rouge. Je leur ai dit de contacter Interpol. Mais c’est long, moi ça a mis vingt ans, or j’ai été aidé par les médias et l’ONG ».
La marge de manœuvre des États
Fair Trial soulève également le cas épineux des « diffusions », autre instrument de fichage. Envoyées librement par les polices des pays membres d’Interpol, les diffusions demandent l’extradition, comme une notice rouge, sauf qu’elles ne sont, à aucun moment, validées par l’organisation.
Gajimurat Damadaev, un journaliste russe, a appris récemment qu’il faisait l’objet d’une diffusion. Après avoir critiqué le régime en place au Daghestan, un mandat d’arrêt national est lancé contre lui en Russie. Il doit quitter son pays. « Depuis longtemps les autorités russes me menaçaient d’une notice rouge, raconte-t-il. Ils ont récupéré mon numéro allemand et m’appelaient pour me dire de rentrer, que la justice serait clémente. Puis très vite, le ton montait et ils me menaçaient ».
Pour Gajimurat, il est donc évident qu’Interpol est devenu un outil de répression. « J’étais en train de plaider pour obtenir l’asile en Allemagne quand on m’a informé d’une diffusion. Mon avocat m’a dit : “À partir de maintenant, on peut venir te chercher partout, et t’extrader vers la Russie”. Je n’ai pas pu dormir chez moi pendant plusieurs mois ». Depuis, avec le soutien de Reporters sans frontières, Gajimurat espère faire lever sa diffusion. Et l’Allemagne lui a fait savoir qu’elle n’y donnerait pas suite.
Chaque État dispose donc d’une marge de manœuvre dans cette coopération internationale des polices, selon ses priorités, ses valeurs, ses relations. En France, à Nanterre, à la direction de la police judiciaire, le bureau français d’Interpol réceptionne les notices, les analyse, les diffuse. Mais « tant qu’elles n’ont pas été validées par le ministère de la Justice, elles ne sont pas intégrées dans la base de données de recherches nationales », explique Jean-Jacques Colombi, également vice-président du comité exécutif d’Interpol.
Avant de reconnaître la dimension diplomatique. « Il existe certains pays avec lesquels la coopération est évidente. Une demande de l’Allemagne n’a pas le même impact que celle d'un membre avec lequel nous n’avons pas de relation du tout ». C’est également l’un des arguments récurrents de l’attaché de presse d’Interpol : « Chaque pays membre décide de la valeur qu’il accorde aux notices ».
Pourtant, en les propageant, Interpol leur confère sa crédibilité institutionnelle et son efficacité opérationnelle. Si des dissidents ont réussi à échapper à l’extradition parce que l’opinion s’en est mêlée, que les ONG se sont mobilisées, d’autres n’ont pas eu cette chance. Stoppé à Sofia en Bulgarie pendant l’été 2016, Abdullah Büyük, un homme d’affaires turc, a finalement été livré à la Turquie. Accusé de blanchiment d’argent et de terrorisme, il faisait l’objet d’une notice rouge. Des accusations qui, pour beaucoup, tiennent à sa proximité avec le mouvement güleniste. Depuis son extradition, le Stockholm Center for Freedom n’a plus de nouvelles. Il a perdu sa trace.
- Marine Dumeurger pour La Chronique d'Amnesty International France
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