Vladimir Poutine mène aussi une guerre contre la liberté d’expression. Suite à l’invasion de l’Ukraine, les autorités russes ont déclenché une répression sans précédent contre le journalisme indépendant et les voix antiguerre. C’est une guerre de l’information qui sévit en Russie.
Depuis le 24 février 2022, on assiste à une répression implacable des autorités russes contre les voix qui vont à l’encontre du récit officiel sur la guerre.
Les médias les plus populaires et critiques du pouvoir ont été bloqués, des stations de radio indépendantes ont été fermées, des dizaines de journalistes ont été contraints de cesser leur travail, certains ont même quitté le pays. Avec cette répression, les autorités privent les Russes d’un accès à des informations objectives, impartiales et fiables.
Les autorités russes ont aussi fermé notre bureau à Moscou alors que nos équipes y travaillaient depuis 1993. Notre site amnesty.org en langue russe a lui aussi été bloqué.
Depuis que les chars russes sont entrés en Ukraine, les autorités ont basculé vers une stratégie de la terre brûlée qui a transformé le paysage médiatique de la Russie en terrain vague .
Marie Struthers, directrice du programme Europe de l’Est et Asie centrale à Amnesty International.
Protestation en direct
Une vidéo a fait le tour du monde : 14 mars 2022, la journaliste russe Marina Ovsiannikova fait irruption sur le plateau de One TV, la principale chaîne russe. Entre ses mains, ce panneau : « Ne croyez pas la propagande. Ici, ils vous mentent. Les Russes sont contre la guerre ». Elle crie « Arrêtez la guerre ! » en plein direct. Cinq secondes de courage immense. Cinq secondes pour défier la propagande du Kremlin. Mais cinq secondes qui pourraient conduire Marina Ovsiannikova en prison.
Arrêtée immédiatement après son irruption sur le plateau TV, Marina Ovsiannikova a finalement été libérée mais condamnée à une amende. Au vu de la nouvelle loi relatives aux "fausses informations", Marina Ovsiannikova pourrait risquer d'autres poursuites allant jusqu’à quinze ans de prison. Elle a alors fait le choix de l'exil pour échapper à une lourde peine de prison. Elle est aujourd'hui réfugiée en France.
Le mot « guerre » interdit
Le Kremlin interdit les termes « guerre », « invasion » et « attaque » pour décrire les actions militaires de la Russie en Ukraine.
Depuis le début de l’invasion, Roskomnadzor, le gendarme russe des médias, a mis en place une censure analogue à celle des zones de conflit pour faire taire la dissidence. Le 24 février 2022, le service de régulation a ordonné à tous les médias de n’utiliser que des sources d’information officielles, approuvées par l’État, dès lors qu’ils évoqueraient la guerre en Ukraine.
À cet ordre inacceptable, s’ajoute des interdictions : les termes « guerre », « invasion » et « attaque » sont tous interdits pour décrire les actions militaires de la Russie en Ukraine. Les appels à la « paix » également. Si une personne déroge à la règle, elle risque de graves sanctions pour diffusion de « fausses informations ».
L’accusation de « fausses informations » : l’arme du Kremlin
Le 4 mars 2022, le parlement russe a présenté un texte de loi qui criminalise encore davantage le partage de « fausses informations » portant sur les activités des forces armées russes ou « discréditant » les troupes russes. Toute personne accusée d’avoir commis ces « crimes » est passible d’amendes d'un montant exorbitant ou d’une peine allant jusqu’à quinze ans de prison. Seulement trois jours après son vote, déjà plus de 140 personnes sont détenues en vertu de la nouvelle loi.
Médias, Facebook, Twitter : erreur 404
Le 28 février, Roskomnadzor a bloqué Nastoyashchee Vremya (Temps présents), une filiale de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), pour avoir diffusé des informations « peu fiables » sur l’invasion.
Le 1er mars, la quasi-totalité des médias ukrainiens étaient inaccessibles aux internautes en Russie.
Le Kremlin a ensuite censuré toute une série de médias indépendants, notamment la société de diffusion TV Rain, la station de radio Écho de Moscou, Meduza basée en Lettonie, les organes médiatiques russes critiques Mediazona, Republic et Sobesednik, le portail de militantisme associatif Activatica, les services en langue russe de la BBC, les portails de Voice of America et de Deutsche Welle.
Le gendarme des médias russe s’est aussi attaqué aux réseaux sociaux. Roskomnadzor a accusé Facebook et Twitter de diffuser des informations « inexactes » sur le conflit en Ukraine. Résultat : depuis le 4 mars 2022, les deux réseaux sociaux sont bloqués en Russie. Quelques jours après, c'était au tour d'Instagram.
150 journalistes ont fui la Russie
Le blocage des sites Internet et la menace de poursuites pénales ont aussi donné lieu à un exode de journalistes russes. Selon Agentstvo, un site de journalisme d’investigation désormais inaccessible en Russie, au moins 150 journalistes ont fui le pays depuis le début de la guerre. Pour ceux qui restent, la peur est présente et l’intimidation constante.
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Par peur des représailles, TV Rain a décidé de suspendre ses programmes. Par peur de la censure, Znak.com, une importante chaîne d’information régionale, a interrompu ses activités. La station de radio Écho de Moscou a été retirée des ondes ; peu après, ses propriétaires ont décidé de liquider l’entreprise. Même Novaïa Gazeta, flambeau du journalisme indépendant dirigé par le lauréat du prix Nobel de la paix Dmitri Mouratov, a annoncé le 4 mars 2022 la suppression de ses articles sur l’invasion russe de l’Ukraine. Et le 28 mars, la rédaction a pris la lourde décision de suspendre l'ensemble de ses publications suite à plusieurs avertissements envoyés par le gouvernement russe.
*Les premières lois contre les « agents de l'étranger » sont entrées en vigueur le 21 novembre 2012. Elles se sont étendues aux médias en décembre 2017 puis directement contre les journalistes en 2019.
Les autorités s’appuient également sur une législation répressive contre les médias et les voix dissidentes : les lois relatives aux « agents étrangers »* et aux « organisations indésirables » sont utilisées comme des armes.
Deux médias d’investigation, Vazhnye Istorii (Histoires importantes) et le Projet de lutte contre le crime organisé et la corruption (OCCRP), ont été classés comme « organisations indésirables ». Leurs activités sont alors considérées comme des infractions. Résultat : il leur est interdit de travailler en Russie.
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La résistance des journalistes russes
Depuis vingt ans, les autorités russes mènent une guerre secrète contre les voix dissidentes en arrêtant des journalistes, en fermant des salles de rédaction indépendantes et en contraignant les patrons de presse à imposer l’autocensure à leurs journalistes.
Voir : L'histoire tragique d'Ana Politkovskaïa, la journaliste qui défia Poutine
Depuis le 24 février 2022, en Russie, l’étau s’est davantage resserré sur la liberté d’expression des médias. Mais la presse libre n’est pas morte. Elle résiste. Bien qu’ils ne soient plus dans leur salle de rédaction, les journalistes poursuivent leur travail en tant que reporters exilés. Désormais, en Russie, il n’est plus possible de voir leurs reportages à la télévision, ni de les entendre à la radio ou de lire leurs articles dans les journaux russes. Mais leurs informations continuent d’être diffusées dans le monde entier sur YouTube et via Telegram. Il faut exprimer une totale solidarité internationale envers les journalistes russes et les correspondants. Leurs informations sont essentielles, elles doivent être relayées et estimées à leur juste valeur.
La Russie traverse une période sombre. La solidarité est plus que jamais primordiale afin de défier la violence d’État. Nous appelons les autorités russes à mettre fin à leurs attaques contre les organisations de la société civile et les journalistes. Nous engageons la communauté internationale à apporter tout le soutien nécessaire aux journalistes, aux défenseurs des droits humains et aux militants russes qui, chaque jour, continuent d’élever leur voix contre la répression et pour le respect de leur liberté.