En juin 2023, plus de 600 personnes sont mortes en Méditerranée, dans l’un des naufrages les plus meurtriers de ces dernières années, au large de Pylos, en Grèce. L’intervention des garde-côtes grecs pourrait avoir contribué au drame. Un an après, l'enquête judiciaire stagne et les autorités traînent dans les enquêtes. Avec Human Rights Watch, nous avions récolté en août 2023 les témoignages des survivant·es et des autorités locales. Leurs versions, drastiquement différentes, pointent l’importance de mener une enquête efficace, indépendante et impartiale.
L’Adriana, un chalutier de pêche surchargé, a chaviré le matin du 14 juin 2023, entraînant la mort de plus de 600 personnes. Il était parti de Libye cinq jours plus tôt avec à son bord 750 personnes migrantes et demandeuses d’asile, dont des enfants, principalement originaires de Syrie, du Pakistan et d’Égypte. Seuls 104 passagers ont survécu et 82 cadavres ont été repêchés.
Avec Human Rights Watch, nous nous sommes entretenus avec 21 rescapé·es, cinq proches de cinq personnes disparues, ainsi que des représentants des garde-côtes et de la police grecs, d’organisations non gouvernementales, des Nations unies et d’agences et organisations internationales.
L’intervention des garde-côtes pourrait avoir précipité le naufrage
Quinze heures se sont écoulées entre la réception de la première alerte indiquant aux garde-côtes grecs que l’Adriana se trouvait dans leur zone et le moment où le bateau a chaviré. Les autorités grecques n’ont pas mobilisé les ressources appropriées pour se porter à son secours.
Elles étaient au courant des indicateurs de détresse, tels que le surnombre de passagers et le manque de nourriture et d’eau à bord de l’Adriana, et, selon des personnes rescapées, savaient qu’il y avait des passagers morts à bord et que des demandes de sauvetage avaient été envoyées. Certains remettent également en cause la version des autorités selon laquelle les passagers à bord de l’Adriana ont refusé toute assistance, ce qui, de toute façon, ne dispensait pas les garde-côtes helléniques de leur obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité en mer. Des rescapé·es ont déclaré avoir demandé de l’aide à plusieurs reprises, y compris aux garde-côtes.
Selon certains témoignages, un bateau de patrouille des garde-côtes a attaché un câble à l’Adriana pour le remorquer, ce qui l’a fait chavirer.
Selon certains témoignages, un bateau de patrouille des garde-côtes a attaché un câble à l’Adriana pour le remorquer, ce qui l’a fait chavirer. Ensuite, le navire des garde-côtes aurait tardé à déclencher les opérations de sauvetage, n’aurait pas réussi à maximiser le nombre de personnes secourues et se serait engagé dans des manœuvres dangereuses.
Entre autres, des investigations distinctes menées par le groupe indépendant Solomon, la plateforme interdisciplinaire d’investigation Forensis, le New York Times, Der Spiegel, El País, Lighthouse Reports et le Washington Post ont relevé des informations similaires.
L’enquête judiciaire des autorités grecques stagne
Des témoignages de rescapé·es mettent en évidence de possibles manquements graves à la procédure qui pourraient nuire aux deux enquêtes. Les téléphones portables de certains rescapés susceptibles de contenir des preuves essentielles des événements ont été confisqués. De plus, le procureur du tribunal naval a attendu deux mois avant de demander les téléphones des garde-côtes grecs, qui pourraient également contenir des preuves.
Début décembre, seuls 13 rescapé·es avaient été convoqué·es pour faire une déposition.
En novembre, le médiateur grec a ouvert une enquête sur les actions de la Garde côtière, évoquant son refus de mener une enquête disciplinaire interne.
Lever le voile sur les circonstances du naufrage
Dès le 4 juillet 2023, nous nous sommes rendus en Grèce avec Human Rights Watch, dans le cadre d’un travail de recherche sur les circonstances du naufrage pour amener les responsables à rendre des comptes. Sur place, nous avons interrogé plusieurs personnes, notamment des rescapé·es. Les personnes survivantes ont toutes déclaré que les personnes à bord du navire avaient demandé à être secourues et qu’elles avaient vu d’autres personnes sur le navire demander un sauvetage depuis des téléphones par satellite dans les heures ayant précédé le naufrage.
Plusieurs personnes ayant survécu au naufrage ont déclaré que les autorités avaient confisqué leurs téléphones après les faits et ne leur avaient donné aucun document attestant de cette saisie ni aucune information sur la manière de récupérer leurs biens.
« Ce sont non seulement les preuves du naufrage qui m’ont été prises, mais aussi les souvenirs des ami·es que j’ai perdu·es ; c’est ma vie qui m’a été prise. »
Nabil, un survivant d’origine syrienne
Lors d’un entretien avec Amnesty International et Human Rights Watch, de hauts responsables des garde-côtes grecs ont déclaré que les personnes à bord du navire avaient limité leurs demandes d’aide à de la nourriture et de l’eau et avaient exprimé leur intention de poursuivre leur trajet vers l’Italie. Ils ont déclaré que l’équipage du navire des garde-côtes s’était approché de l’Adriana et avait utilisé des cordes pour se rapprocher et déterminer si les passagers avaient besoin d’aide, mais qu’après des « négociations », les passagers avaient renvoyé la corde et que le navire avait poursuivi son trajet.
Les autorités grecques ont ouvert deux enquêtes pénales : une visant les passeurs présumés et une autre sur les actions des garde-côtes. Il est essentiel que ces enquêtes soient conformes aux normes internationales relatives aux droits humains en matière d’impartialité, d’indépendance et d’efficacité.
Afin de renforcer la crédibilité pratique et perçue des enquêtes judiciaires, elles doivent être menées sous la responsabilité du bureau du procureur de la Cour suprême. En outre, les autorités grecques doivent veiller à ce que le bureau du défenseur des droits reçoive sans délai les informations et ressources nécessaires pour mener à bien ses fonctions de mécanisme national d’enquête sur les incidents et actes arbitraires, pour toute enquête disciplinaire liée à ces événements.
La Grèce déjà condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme
L’incapacité de longue date des autorités grecques à assurer l’obligation de rendre des comptes pour les renvois forcés illégaux et violents aux frontières du pays soulève des inquiétudes quant à leurs capacité et volonté de mener des enquêtes efficaces et indépendantes.
Il faut tirer les enseignements de la décision de 2022 de la Cour européenne des droits de l’homme sur le naufrage de "Farmakonisi" de 2014, après lequel les survivant·es avaient déclaré que leur navire avait chaviré car les garde-côtes grecs avaient employé des méthodes dangereuses pour les remorquer vers les eaux territoriales turques. La Cour avait condamné la Grèce pour l’incapacité des autorités à gérer les opérations de sauvetage et pour les manquements dans l’enquête qui avait suivi les faits, notamment en ce qui concerne la gestion des témoignages des victimes.
Les défaillances de Frontex dans le viseur de l’Union européenne
Parallèlement à l’enquête nationale, la médiatrice européenne a ouvert une enquête sur le rôle de l’agence européenne des frontières Frontex, dont l’avion a initialement repéré le navire, tandis que le responsable des droits fondamentaux de Frontex poursuit sa propre investigation. Dans nos contributions à l’enquête de la médiatrice européenne, nous soutenions avec Human Rights Watch que Frontex aurait dû poursuivre sa surveillance de l’Adriana et lancer un appel de détresse.
Dans sa réponse, Frontex a fait valoir qu’il incombait aux autorités nationales de coordonner les opérations de recherche et de sauvetage et qu’elle n’avait pas lancé d’alerte de détresse car elle n’avait pas évalué de « risque imminent pour la vie humaine ».
Cela soulève d’importantes questions sur le rôle, les pratiques et les protocoles de l’agence dans le cadre des opérations de recherche et de sauvetage et sur les mesures prises par l’agence en vue de respecter ses obligations en matière de droits humains et la législation européenne lors de ce naufrage et d’autres.
Avec Human Rights Watch, nous continuons d’enquêter sur le naufrage de Pylos et de demander justice pour toutes les personnes touchées par celui-ci.
Ce drame qui aurait pu être évité illustre la faillite des politiques migratoires européennes fondées sur l’exclusion raciale des personnes en situation de déplacement et la dissuasion meurtrière .
Esther Major, conseillère recherche sur l’Europe à Amnesty International
Pour veiller à ce que ce naufrage soit le dernier drame à déplorer en Méditerranée, l’UE doit réorienter ses politiques de contrôle des frontières vers les recherches en mer et la mise en place de voies sûres et légales pour les personnes demandeuses d’asile, réfugiées et migrantes.
Nos demandes
Compte tenu de la gravité et de la portée internationale du drame de Pylos, les autorités grecques, avec le soutien et sous la surveillance de la communauté internationale, doivent veiller à ce qu’une enquête transparente soit menée, afin d’apporter justice et réparations aux survivant·es et aux familles des victimes et d’amener les responsables à rendre des comptes.
Nous appelons les autorités grecques à :
➡️ Mener une enquête transparente et indépendante pour déterminer toute responsabilité tant pour le naufrage que pour les retards et manquements en ce qui concerne les efforts de sauvetage.
L’enquête doit prévoir de recueillir les témoignages de toutes les personnes ayant survécu au naufrage, dans des conditions assurant la confiance et la sécurité. Toutes les personnes impliquées dans les faits ou en ayant connaissance, y compris les membres des garde-côtes grecs et l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), les capitaines et équipages des deux navires marchands, ainsi que les autres personnes ayant pris part à l’opération de sauvetage après le naufrage, doivent être invitées ou convoquées afin de témoigner, le cas échéant, et doivent coopérer pleinement et rapidement dans le cadre des enquêtes.
➡️ Tous les éléments de preuve, comme les traces de communications, les vidéos et les photos, doivent être examinés et protégés.
Nous appelons les institutions européennes à prendre également des mesures.
➡️ Le Comité des ministres du Conseil de l'Europe, chargé de superviser la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, doit examiner l'arrêt Safi dans le cadre d'une "supervision renforcée" et veiller à ce que la Grèce entreprenne les réformes structurelles nécessaires pour remédier aux défaillances systémiques en matière de sauvetage en mer, d'enquêtes efficaces et d'obligation de rendre compte des opérations des garde-côtes.
➡️ La Commission européenne doit faire pression sur la Grèce pour qu'elle mette en place un mécanisme efficace et indépendant de surveillance des frontières et envisager de suspendre le financement de la gestion des frontières en Grèce jusqu'à la conclusion d'une enquête indépendante sur le naufrage.
➡️ Frontex doit coopérer avec toutes les enquêtes judiciaires et non judiciaires en Grèce, rendre publics les résultats de sa propre enquête interne et procéder à une évaluation des droits humains de ses opérations en Grèce.
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