Plus de deux ans après le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan, où en sont les droits des femmes dans le pays ? Nos chercheurs ont mené l’enquête. Et le bilan est sombre : les talibans mènent une véritable guerre contre les femmes et les filles. Cette campagne de persécutions est organisée, généralisée et systématique. Cela pourrait constituer un crime contre l’humanité.
Depuis que les talibans se sont arrogé le pouvoir en août 2021, les femmes et les filles sont prises pour cibles. Elles sont bannies de la vie publique, empêchées d'accéder à l'éducation, visées par des interdictions de travailler ou de se déplacer librement, emprisonnées, soumises à des disparitions et torturées, notamment pour avoir dénoncé ces politiques et résisté à la répression.
Les talibans utilisent l'appareil de sécurité de l'ancien gouvernement, y compris les structures dédiées au maintien de l'ordre et les installations publiques telles que les centres de détention. Nos enquêtes le prouvent : la police, les forces de sécurité talibanes et d’autres membres des talibans sont impliqués dans ces abus.
Une guerre contre les femmes et les filles
Les restrictions imposées aux femmes et aux filles afghanes sont draconiennes. Elles sont contraintes de vivre comme des citoyennes de seconde zone. Via des décrets, des directives et des décisions adoptées par les autorités talibanes de facto, au plus haut niveau, les femmes sont effacées de l’espace public et réduites au silence.
Aidez-nous à enquêter, alerter et agir !
Des femmes sous leur burqas croisent des talibans, avril 2023 © Shafiullah KAKAR/AFP
Ce que nous dénonçons
👉 Les femmes et les filles sont privées d'éducation
Les filles sont exclues de l’école après le primaire, à l’âge de 12 ans. Leur retour prévu en classe le 23 mars 2022 a été de courte durée. Ce même jour, les talibans ont renvoyé les élèves chez elles, prétextant un « problème technique » lié à leurs uniformes. Le 20 décembre 2022, ils ont ordonné aux universités de ne pas inscrire de femmes dans leurs établissements.
Ces jeunes filles voulaient seulement avoir un avenir, et maintenant elles ne voient aucun futur devant elles.
Fatima*, 25 ans, enseignante du secondaire officiant dans la province du Nangarhar
Lire aussi : Les talibans doivent laisser les filles retourner à l’école immédiatement
À l’université, les talibans ont commencé par harceler les étudiantes critiquant leurs comportements, leurs vêtements et restreignant leurs opportunités. Systématiquement désavantagées, de nombreuses étudiantes avait déjà cessé d’aller en cours ou décidé de ne pas s’inscrire du tout.
[Les] gardes devant l’université nous crient dessus et disent : "Arrange tes habits, ton foulard (...). Pourquoi peut-on voir tes pieds ?" La personne responsable de notre département est venue en cours et nous a dit "Faites attention - nous ne pouvons vous protéger que lorsque vous êtes dans l’enceinte de la faculté (...). Si des talibans essaient de vous faire du mal et de vous harceler, nous ne pourrons pas les en empêcher".
Brishna*, étudiante de 21 ans à l’université de Kaboul interviewée début 2022
👉 Le droit des femmes à travailler en Afghanistan est gravement compromis
Bien que les autorités n'aient pas émis d'"interdiction de travailler" généralisée visant toutes les femmes, elles ont imposé des mesures qui ont considérablement réduit les possibilités d'emploi pour les femmes. Elles sont écartées des rôles politiques et de la plupart des emplois de la fonction publique. Les décrets du 24 décembre 2022 et du 4 avril 2023 visent à interdire aux femmes de travailler au sein d’organisations non gouvernementales et des Nations unies. Leurs opportunités professionnelles sont de plus en plus restreintes. Cette interdiction prive les femmes de la possibilité de gagner un revenu pour elles-mêmes et leur famille.
Elle les précarise et les efface de la société.
👉 Les femmes ne peuvent plus se déplacer librement
Un décret prévoit que les femmes doivent rester chez elles et qu'elles ne quittent leur domicile qu'en cas de nécessité et seulement avec un mahram (chaperon masculin), pour les longs trajets.
Selon nos enquêtes, le nombre de femmes arrêtées et détenues pour s'être montrées en public sans mahram ou avec un homme qui ne remplit pas les conditions requises pour être mahram a fortement augmenté. Ces femmes arrêtées sont généralement inculpées du crime ambigu de « corruption morale ».
Les témoignages font état de violences insupportables dans les centres de détention : régulièrement torturées, ces femmes peuvent être enchaînées ou attachées et battues avec des câbles, des chaînes ou des tuyaux d'arrosage ; elles sont menacées de mort et reçoivent des décharges électriques.
Pendant leur détention, des femmes ont été victimes de torture et d'autres formes de mauvais traitements, et contraintes à signer des « aveux » ou des accords par lesquels elles s'engagent à ne plus manifester.
[Les membres des talibans] ont commencé à m’administrer des décharges électriques [...] sur les épaules, le visage, le cou, partout où ils pouvaient [...] Ils me traitaient de prostituée [et] de garce [...] Celui qui tenait le pistolet a dit "Je vais te tuer et personne ne pourra retrouver ton corps". Une étudiante à l'université arrêtée en 2022
D'autres restrictions adoptées à l’échelon central ou local ont également restreint l'accès des femmes à tous les parcs publics, aux gymnases, aux bains publics et aux cafés, et ordonnent aux moniteurs d'auto-école de cesser de donner des leçons de conduite ou de délivrer des permis de conduire aux femmes.
👉 Les femmes qui contestent courageusement les persécutions sont arrêtées, détenues et torturées
Les femmes et les filles du pays ont répondu à la répression par une vague de manifestations pacifiques. En réaction, les talibans les ont harcelées et brutalisées : coups de tuyaux, de fouets ou d'armes, électrochocs, gaz lacrymogènes et autres produits chimiques...Ils les privent ainsi de leurs droits à la liberté d'expression, d'association, de réunion pacifique et de participation à la vie publique.
Les talibans ont aussi essayé de suivre certaines femmes après des manifestations ou ont essayé de les localiser des jours ou des semaines plus tard pour les arrêter. Une fois arrêtées, elles ont été soumises à des détentions arbitraires, des disparitions forcées et des actes de torture, parfois pendant des semaines.
Nous avons recueilli les propos d’une manifestante qui a été arrêtée et incarcérée pendant plusieurs jours en 2022. Décrivant son traitement en détention, elle nous a déclaré : « [Les gardiens talibans] n’arrêtaient pas de venir dans ma cellule pour me montrer des images de ma famille. Ils répétaient sans cesse "(...) Nous pouvons les tuer tous, et tu ne seras pas capable de faire quoi que ce soit (...) Ne pleure pas, ne fais pas de scène. Après avoir manifesté, tu aurais dû t’attendre à connaître des journées comme celle-ci". »
Elle a également dit avoir été sauvagement frappée : « Ils ont fermé la porte à clé. Ils se sont mis à me hurler dessus (...) [Un membre des talibans] a dit : "Mauvaise femme, (...) Les États-Unis ne nous donnent pas d’argent à cause de vous, bande de salopes" [...] Et puis il m’a donné un coup de pied. Le coup était si fort que j’ai eu une blessure au dos, et il m’a aussi mis un coup de pied dans le menton [...] Je sens encore la douleur dans ma bouche. J’ai mal dès que je veux parler. »
Après que des photos des blessures d’une autre manifestante ont été mises en ligne, deux femmes ont dit que les talibans ont développé une nouvelle stratégie afin de les empêcher de montrer leurs blessures en public.
"Ils nous ont frappées sur les seins et entre les jambes. Ils ont fait cela pour que nous ne puissions pas le montrer au monde. Un soldat qui marchait à côté de moi m’a frappée sur le sein, et il a dit, "Je pourrais te tuer maintenant, et personne ne dirait rien."» Cela arrivait à chaque fois que nous sortions : on nous insultait - physiquement, verbalement et émotionnellement. " , a témoigné une femme afghane.
Lire aussi : Manifester, un droit menacé
Afin d’obtenir leur libération, certaines femmes détenues arbitrairement ont été contraintes à signer des déclarations selon lesquelles ni elles ni des membres de leur famille ne manifesteraient plus, ni ne parleraient publiquement de leur expérience en détention.
👉 Les femmes et les filles ne peuvent plus s’habiller comme elles le souhaitent en public
Un code vestimentaire strict leur est imposé. Elles sont privées de leur liberté de choisir les vêtements qu’elles portent en public.
Les talibans ont lancé des campagnes publiques "recommandant" aux femmes de porter un hijab qui les couvre de la tête aux pieds. Ces "recommandations" ont été progressivement officialisées sous la forme d'un code vestimentaire obligatoire dans la sphère publique. Des femmes ont été menacées et battues lorsqu'elles ne respectaient pas les restrictions vestimentaires.
👉 Les femmes survivantes de violences qui cherchaient protection dans des foyers ont été arrêtées et torturées
Des lanceurs d’alertes travaillant dans des centres de détentions dirigés par les talibans ont dit que des survivantes de violences liées au genre, qui vivaient précédemment dans des foyers d’accueil ou ont tenté de fuir les abus après la prise de pouvoir des talibans, sont désormais incarcérées dans les centres de détention.
Un des membres du personnel a dit : « Certaines se sont présentées aux talibans elles-mêmes et ont demandé : "Où est votre foyer d’accueil ?" [Les talibans] n’en avaient pas, alors elles se sont retrouvées en prison. »
Ces femmes et ces jeunes filles ont été placées en détention à l'isolement, rouées de coups et soumises à d’autres formes de torture, et forcées à endurer des conditions inhumaines, notamment une surpopulation carcérale et un accès inadéquat à la nourriture, à l’eau et au chauffage durant les mois d’hiver.
Signez notre pétition pour soutenir les femmes afghanes en quête de protection !
Demandez à M. Emmanuel Macron de permettre aux femmes et filles afghanes à la recherche d'une protection de pouvoir rejoindre la France en toute sécurité.
Un groupe de femmes marchent pour demander l'égalité des droits aux talibans, Kaboul, Afghanistan. Septembre 2021. © Bilal Guler / Anadolu Agency via AFP
Nos demandes
Face à ce faisceau de preuves, nous demandons que :
➡️ La CPI inclue le crime contre l'humanité de persécution sexiste dans leur enquête en cours sur la situation en Afghanistan.
➡️ Les États exercent leur compétence universelle ou de recourir à d'autres moyens légaux pour traduire en justice les membres des talibans soupçonnés d’être responsables de crimes relevant du droit international.
Il est indispensable que tous les États, et notamment la France, prennent leur responsabilité face à ces crimes commis par les talibans.
➡️ Les États doivent accorder le statut de réfugiés automatiquement à toutes les femmes et les filles afghanes en exil, sans besoin d’un examen individualisé de leur situation.
➡️ La France facilite le plus rapidement possible la délivrance des visas pour les femmes afghanes en exil, en particulier celles qui sont bloquées en Iran et au Pakistan, où leur sécurité n’est pas garantie.
Je suis une femme chanceuse parmi des milliers d'afghanes qui vivent aujourd'hui sous le règne des Talibans.
Shakiba Dawod, artiste afghane et militante pour les droits des femmes réfugiée en France.
Les femmes et les filles afghanes sont victimes de persécution fondée sur le genre, qui est un crime contre l'humanité. La gravité de ce crime demande une réponse internationale beaucoup plus vigoureuse que celle qui a été apportée jusqu'à présent. La seule issue acceptable sera le démantèlement de ce système d'oppression et de persécution sexiste.
Les mariages forcés en forte hausse
Le nombre de mariages d’enfants, de mariages précoces et de mariages forcés en Afghanistan est en forte hausse sous le régime des talibans.
Parmi les principaux facteurs : la crise économique et humanitaire, et l’absence d’opportunités sur le plan scolaire et professionnel pour les femmes et les filles. Cela les exclut de la vie publique et renforce la perception que le mariage d’enfants ou le mariage forcé est acceptable.
« Elle n’aura plus faim. » , témoignage de Korsheed* une femme de 35 ans après avoir marié sa fille de 13 ans
Khorsheed*, une femme de 35 ans vivant dans une province du centre de l’Afghanistan, nous a déclaré que la crise économique l’avait poussée à marier sa fille de 13 ans à un voisin âgé de 30 ans, en septembre 2021, en échange d’une dot d’un montant de 60 000 afghanis [environ 670 dollars des États-Unis]. Elle a déclaré qu’après le mariage de sa fille, elle s’est sentie soulagée, et a ajouté : « Elle n’aura plus faim. »
Ce que dit le droit international
Les talibans violent de nombreux traités internationaux signés par l'Afghanistan :
le Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels,
la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes,
et la Convention relative aux droits de l'enfant.
Tout porte à croire que ces mesures sont le reflet d'une politique de persécution fondée sur le genre, qui vise à réduire à néant la capacité d’action des femmes et des filles dans presque tous les domaines de leur vie.
Agnès Callamard , Secrétaire générale d'Amnesty International
Les nombreux cas d'arrestations et de détentions arbitraires, de torture et d'autres formes de mauvais traitements infligés aux femmes et aux filles ayant participé à des manifestations pacifiques ou ayant été accusées de « délits moraux », violent eux aussi l'article 7 du Statut de Rome. Ils doivent faire l'objet d'une enquête pour possibles crimes contre l'humanité.
Ensemble, les restrictions de plus en plus étouffantes et la répression violente des manifestations pacifiques reflètent l'existence d'un système d'oppression unique et organisé.
Aidez-nous à enquêter, alerter et agir !
Ces persécutions sexistes, en raison de leur caractère systématique et généralisé, peuvent constituer un crime contre l'humanité en vertu de l’article 7 du Statut de Rome, auquel l'Afghanistan est un État partie.
Que dit l'article 7 du Statut de Rome ?
En vertu de l'article 7 du Statut de Rome, les crimes contre l'humanité comprennent tous les actes énumérés à l'article 7(1) – dont la torture, l'emprisonnement, les disparitions forcées de personne et la persécution – lorsqu'ils sont commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque. Le même article explique que par persécution il faut notamment entendre persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre sexiste. Et de préciser : par "persécution", on entend le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux en violation du droit international, pour des motifs liés à l'identité du groupe ou de la collectivité qui en fait l'objet.
Signez notre pétition pour soutenir les femmes afghanes en quête de protection !
Demandez à M. Emmanuel Macron de permettre aux femmes et filles afghanes à la recherche d'une protection de pouvoir rejoindre la France en toute sécurité.