Un an après la prise de Kaboul par les talibans, de nombreux Afghans tentent encore de fuir le pays. Venus chercher la sécurité aux frontières turques et iraniennes, ils ont été renvoyés de force, parfois visés par des balles. Notre chercheuse était sur place. Enquête.
« Ils ne nous traitaient pas comme des humains » : c’est le nom de notre nouveau rapport qui pointe du doigt les renvois illégaux d’Afghans par la Turquie et l’Iran.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), plus de 180 000 Afghans sont arrivés dans des pays voisins depuis le 1er janvier 2021
Pour fuir le pouvoir taliban, des Afghans ont pris la route de l’exil vers les pays voisins. Un voyage périlleux en quête de sécurité. À la place, ils trouveront les tirs. Notre rapport recense de nombreux cas où les forces de sécurité turques et iraniennes ont ouvert illégalement le feu sur des hommes, femmes et enfants qui tentaient de franchir les frontières.
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Et les dangers ne s’arrêtent pas aux frontières. De nombreux Afghans ont connu une détention arbitraire en Turquie ou en Iran, où ils ont subi des actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements avant de faire l’objet d’un renvoi illégal. Entre mars 2021 et mai 2022, nous avons recensé 255 cas de renvois illégaux d’Afghans.
Le principe juridique international de "non-refoulement" interdit aux États de renvoyer des personnes vers un territoire où elles risquent de subir des persécutions et d’autres graves violations des droits humains. Nous exhortons les autorités turques et iraniennes à respecter cette obligation et à cesser de renvoyer des personnes de force vers l’Afghanistan.
Marie Forestier, rédactrice du rapport, chercheuse sur les droits des réfugiés à Amnesty International
Aller plus loin : Entretien de Marie Forestier pour notre magazine Chronique
Comment avons-nous enquêté pour ce rapport ?
C'est notre chercheuse Marie Forestier, spécialisée sur les droits des réfugiés, qui a réalisé cette enquête. Elle s'est rendue en Afghanistan en mars 2022 avec une autre chercheuse d'Amnesty International, spécialisée sur les droits des femmes. Elles ont d'ailleurs réalisé la première enquête de terrain en Afghanistan sur les droits humains depuis la prise de pouvoir des talibans.
Pour son rapport sur les refoulements illégaux d'Afghans, Marie Forestier s'est aussi rendue en Turquie, en mai 2022. Pour cette enquête, elle a recueilli en tout les témoignages de 74 Afghans (64 hommes, six femmes et six enfants) ayant essayé de se rendre en Turquie ou en Iran. Elle s'est entretenue avec des médecins, des employés d’ONG qui apportent leur aide aux Afghans de retour dans le pays, des fonctionnaires afghans, des avocats turcs spécialisés dans les questions d’immigration. Ces témoignages ont été croisés avec l’examen de documents officiels comme des visas, des cachets de passeports, des ordres de détention turcs, des ordres d’expulsion turcs, des documents de voyages délivrés par l’ambassade afghane en Turquie, ainsi que des comptes rendus médicaux, des vidéos et des photos des personnes interrogées.
Tués pour avoir tenté de passer les frontières
Côté iranien.
Dans le cadre de notre enquête, nous avons recensé 11 homicides imputés aux forces iraniennes de sécurité. Il est probable que le véritable bilan humain soit beaucoup plus élevé.
Nous avons rencontré les proches de sept hommes tués par les forces iraniennes alors qu’ils essayaient de franchir la frontière entre avril 2021 et janvier 2022. L’un d’eux avait 16 ans. Sa mère témoigne.
J’ai entendu mon fils m’appeler en hurlant. Il avait reçu deux balles dans les côtes. Je me suis évanouie [...] Lorsque j’ai repris conscience, j’étais en Afghanistan. J’ai vu que mon fils était mort. J’étais à côté de son corps, dans un taxi.
Sakeena, 35 ans, mère d’un Afghan tué par les forces de sécurité iranienne
Un autre témoin raconte comment son neveu de 19 ans a été tué par balle en août 2021 :
Il est arrivé au mur frontalier, l’a escaladé et a relevé la tête quand il est arrivé tout en haut. Il a pris une balle dans la tête, à la tempe gauche. Il est tombé à terre, du côté [afghan] de la frontière.
Ghulam*, l’oncle d’un jeune Afghan tué par les forces de sécurité iranienne
Côté turc.
Nous avons interviewé 35 personnes qui avaient essayé de se rendre en Turquie après avoir réussi à traverser l’Iran et tous ses dangers. 23 d’entre elles ont dit avoir essuyé des tirs. Nos chercheuses se sont entretenues avec deux Afghans,, témoins de l’homicide de trois adolescents par les forces turques de sécurité. Elles ont aussi interrogé Aref, un ancien membre des services de renseignement afghans. Il a fui l’Afghanistan car il était menacé de mort par les talibans. Il a raconté à nos chercheuses ce dont il avait été témoin.
[La police] nous visait directement, elle ne tirait pas en l’air [...] J’ai vu une femme et deux enfants blessés. Un enfant de deux ans a reçu une balle dans le rein, et un enfant de six ans au niveau de la main. J’avais très peur.
Aref, ancien membre des services de renseignement afghans
Que ce soit à la frontière iranienne ou à la frontière turque, aucune des personnes tuées ou blessées ne semble avoir représenté de danger imminent - encore moins de menace de mort ou de blessure grave - pour les forces de sécurité ou d’autres personnes. Cela signifie que le recours à des armes à feu était illégal et arbitraire.
Tous les homicides résultant d’un recours délibéré et illégal à des armes à feu par des représentants de l’État doivent donner lieu à des enquêtes pour de possibles exécutions extrajudiciaires.
Marie Forestier, rédactrice du rapport, chercheuse sur les droits des réfugiés à Amnesty International
Torture en détention
Presque toutes les personnes interviewées, interceptées une fois qu’elles se trouvaient en Iran ou en Turquie, et qui n’avaient pas été immédiatement expulsées, ont fait l’objet d’un placement en détention arbitraire. La durée de ces détentions est allée d’un ou deux jours à deux mois et demi. Vingt-trois personnes en détention en Iran ont décrit des traitements s’apparentant à des actes de torture ou à d’autres formes de mauvais traitements de même pour 21 personnes incarcérées en Turquie.
L’un des policiers a frappé mon ami avec la crosse de son arme, puis s’est assis sur lui comme s’il s’asseyait sur une chaise. Il s’est assis là et a allumé une cigarette. Ensuite, il m’a donné des coups sur les jambes avec son arme.
Hamid, en détention par les forces turques de sécurité
Notre chercheuse Marie Forestier évoque le rôle que doivent jouer les instances européennes : « La Commission européenne doit garantir que les financements versés à la Turquie en relation avec la migration et l’asile ne contribuent pas à des violations des droits humains. Si l’UE continue à financer des centres de détention où des Afghans sont incarcérés avant de faire l’objet d’expulsions illégales, elle risque de se rendre complice de ces violations choquantes ».
Refus de protection internationale
Aucun des Afghans interrogés dans le cadre de notre rapport n’a eu la possibilité de déposer de demande de protection internationale, que ce soit en Iran ou en Turquie. Elles ont déclaré avoir été contraintes à partir.
Dix des personnes expulsées de Turquie ont été renvoyées en avion directement vers l’Afghanistan.
Je leur ai dit que j’étais en danger en Afghanistan. Ils n’en avaient rien à faire. Ils m’ont frappé, poussé contre le mur.
Un homme afghan renvoyé de force en Afghanistan par les autorités turques
Aucun Afghan ne devrait être renvoyé en Afghanistan, en raison du grave risque de violations des droits humains que ces personnes encourent dans leur pays. Les gouvernements turc et iranien doivent faire en sorte que les autorités et les forces de sécurité gérant les mouvements migratoires respectent les droits des personnes réfugiées et migrantes. La réponse de la communauté internationale doit être commune et coordonnée pour permettre un partage des responsabilités vis-à-vis du soutien aux réfugiés afghans.
*Tous les noms sont des pseudonymes