Depuis quelques mois, ce dramaturge portugais, créatif et prolifique, a pris ses quartiers dans la Cité des papes, « au pays du théâtre ». À 46 ans, Tiago Rodrigues succède à Olivier Py pour diriger le Festival d’Avignon dont la 77e édition se déroulera du 5 au 25 juillet. Cette interview a été réalisé par Aurélie Carton pour La Chronique, le magazine des droits humains.
Vous dites que le théâtre peut être l’antichambre de débats politiques. Quels sont ceux dont l’édition 2023 du Festival d’Avignon serait l’antichambre ?
TIigo Rodrigues : Dans l’assemblage des 43 spectacles présentés, on repère quelques fils rouges. Ce sont des thèmes qui n’ont pas été spécifiquement recherchés par l’équipe de programmation, mais qui ont émergé spontanément. Premier fil rouge : la place de la femme dans la société, avec une attention particulière aux violences faites aux femmes, comme dans le spectacle de la jeune Brésilienne Carolina Bianchi ou celui de Rébecca Chaillon qui parle de l’invisibilité du corps des femmes noires sur les scènes de théâtre. D’autres pièces explorent la lutte féministe à travers le temps, à l’instar de l’artiste québécoise, Émilie Monnet, qui évoque une héroïne autochtone, la première personne en situation d’esclavage ayant exigé des droits de citoyenneté dans la Nouvelle France au xviiie siècle.
Deuxième fil rouge : les exilés. Le spectacle Dispak Dispac’h, de Patricia Allio, par exemple, se fonde sur une session du Tribunal permanent des peuples pour rappeler les violations des droits des personnes migrantes et réfugiées que l’Europe laisse commettre. Il y a aussi Milo Rau, qui, dans Antigone in the Amazon, nous parle des paysans sans terres du Brésil, de l’exil chez soi. Tant d’autres encore… Certains artistes provoquent des réflexions qui peuvent être des alternatives à notre façon de penser le politique. Ce n’est pas de l’action politique au sens propre, parce que c’est de l’art, mais ça peut être l’antichambre de cette action. L’art n’est pas seulement un miroir du monde, il peut interpeller ce monde de façon politique.
La notion de vulnérabilité traverse également cette édition…
TR : Oui, même lorsque ce n’est pas explicite. Quand la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker rend hommage au bluesman noir américain, Robert Johnson, comme elle l’avait fait auparavant avec Bach, il y a une dimension politique. Quand Bintou Dembélé ouvre le festival avec un mélange de hip-hop et de musique baroque, en commençant dans la rue avant d’investir l’Opéra Grand Avignon, il y a un mélange de genres, de langages et de publics qui relève aussi du politique. Tout comme lorsque Julie Deliquet décide de transformer la Cour d’honneur du Palais des papes en centre d’aide social fictionnel à partir du documentaire Welfare de Wiseman.
Vous dites que c’est en partant de l’intime que l’on parle de la société...
TR : Le théâtre, c’est une assemblée humaine. On est physiquement présent pour partager un moment autour d’un geste artistique. C’est un lieu où, inévitablement, l’intime et le politique sont en dialogue. D’un côté, parce qu’il y a une implication personnelle des artistes, c’est du vivant, ce qui rend l’événement très intime. Et en même temps, un collectif est réuni pour vivre cette expérience, c’est donc un événement politique. Nous sommes aujourd’hui le 25 avril, une date très spéciale pour nous les Portugais. Nous fêtons les 49 ans de la révolution des Œillets qui a mis fin au régime dictatorial de Salazar.
L’art n’est pas seulement un miroir du monde, il peut interpeller ce monde de façon politique.
Tiago Rodrigues
Vous savez que, sous cette dictature, quatre personnes discutant dans la rue, c’était déjà un collectif, donc politique, donc interdit. Trois c’était OK, mais pas quatre. Quand les archives de la censure sont devenues publiques en 2005, j’ai fait une découverte bouleversante. Une compagnie de théâtre s’était vu refuser l’autorisation de monter le texte d’O’Neill, Désir sous les ormes, qui pourtant avait été un gros succès au cinéma, avec Anthony Perkins et Sophia Loren. Mais pour le censeur portugais de l’époque, l’histoire montrée au cinéma était enregistrée et projetée, elle appartenait à un passé lointain. Alors que si on la mettait en scène, quelque chose se déroulait face à nous dans la salle, et le spectateur devenait complice.
À partir du moment où l’on commence à parler avec quelqu’un, on est complice de l’échange d’idées, d’une espèce de liberté de pouvoir ou non penser comme lui. C’est ce qui se passe au théâtre, et c’est d’une grande beauté.
Guerres, dérèglement climatique, montée de l’extrême droite... Vous revendiquez la place de la joie, mais n’est-ce pas plus difficile en 2023, alors que les nuages s’accumulent ?
C’est justement dans ces moments de grande complexité que l’on doit rappeler l’importance de l’art, de ce qui n’est pas utilitaire mais profondément utile. Le théâtre, c’est une fête civique. Elle est civique parce que l’on se rejoint pour échanger artistiquement à propos des choses qui nous angoissent, qui nous inquiètent, qui nous préoccupent mais, parce c’est de l’art, c’est du jeu, c’est ludique. Je crois en ce mariage très heureux et improbable, presque paradoxal, entre le fait de s’endurcir pour les batailles à venir, tout en conservant de la tendresse. Si l’on ne garde pas cette capacité jubilatoire de célébration, on perd quelque chose d’essentiel. Je n’accepte pas la division entre artistes engagés déprimants et artistes apolitiques joyeux.
Vos parents ont participé à la révolution des Œillets…Quel héritage militant vous ont-ils transmis ?
Mon père était journaliste, et je me rendais très souvent à la rédaction. Mes héros d’enfance n’étaient ni des astronautes ni des footballeurs mais des journalistes. J’ai fait quelques tentatives et j’ai vite compris que je préférais écrire les réponses des interviewés plutôt que les transcrire ! Alors je suis allé du côté de la fiction et du théâtre. Comme je suis né trois ans après la révolution, je suis l’enfant de gens qui ont vécu la moitié de leur vie adulte sous la dictature.
Aujourd’hui encore, mon apport à la France reste marqué par le fait que mon père, persécuté par la police politique, s’est exilé à Paris à la fin des années 1960. Je ne peux m’empêcher de penser que je dirige l’un des festivals les plus importants d’un pays où mon père a travaillé dans des cuisines pour survivre. Je sens que je suis en dette. En travaillant pour le Festival d’Avignon et en défendant l’utopie d’un théâtre populaire, je réponds à Jean Vilar, à René Char, à Jeanne Laurent, aux militants qui ont fait la révolution au Portugal... Une grande partie de ce que je fais est une réponse à ceux qui m’ont permis de le faire.
— Propos recueillis par Aurélie Carton pour le magazine La Chronique
Retrouvez-nous au Festival d'Avignon
Cette année, nous sommes partis à la rencontre d’artistes engagés qui mettent leur art à profit de la lutte contre les discriminations. Du 7 au 10 juillet 2023, nous les avons invité à participer à plusieurs débats à nos côtés.