Depuis octobre 2021, quelques milliers de personnes exilées sont prises au piège à la frontière entre la Pologne et le Belarus. Soixante-quinze d’entre elles ont accepté de témoigner des maltraitances qu’elles ont subi de part et d’autre de la frontière. Bouleversant.
Pendant des semaines, les autorités ont tout fait pour limiter l’accès à cette frontière. Pour cacher le drame qui s’y jouait. Nous avons finalement réussi à recueillir les témoignages de 75 personnes, attirées au Bélarus par la promesse trompeuse d’un passage facile dans l’Union européenne. Affamées, volées, frappées à coup de matraque, de crosse de fusil, forcées à traverser des rivières glacées, menacées par les chiens de garde… Des deux côtés de la frontière, un même constat : elles vivent dans des conditions inhumaines.
Un personne exilée passe devant des vêtements gelés accrochés à une clôture à l'extérieur du centre de transport et de logistique de Bruzgi, à la frontière biélorusse-polonaise, le 22 décembre 2021. REUTERS/Maxim Shemetov
Côté bélarusse : brutalité, mauvais traitements, extorsion
Talal*, un ressortissant syrien, a été conduit avec environ 80 personnes à bord d’un camion militaire pour faire le trajet de Minsk jusqu’à la frontière polonaise. A son arrivée, face à lui, se dressait une dizaine de soldats bélarussiens avec des chiens. « Ils nous ont dit qu’ils allaient lâcher les chiens et que, si on ne courait pas assez vite, ils allaient nous mordre. Les soldats nous ont couru après, en frappant à coups de matraque les personnes qui ne couraient pas assez vite. Après nous avoir poursuivis sur environ 200 mètres, les soldats ont fait demi-tour, nous abandonnant dans la zone tampon, dans les bois. Des familles se sont retrouvées séparées. Les gens qui avaient été mordus par les chiens saignaient. »
Sur le terrain, une zone d’exclusion, clôturée, s’est formée le long de la frontière entre le Bélarus d’un côté et la Pologne, la Lettonie et la Lituanie de l’autre. À l’intérieur, les personnes sont escortées jusqu'à des « points de rassemblement ». Plus personne ne peut s’échapper : les demandeurs et demandeuses d’asile restent là, pris au piège pendant des jours, voire des semaines, dans des conditions inhumaines.
Régulièrement, les autorités bélarusses les poussent à traverser de l’autre côté, en Pologne. Sous la menace des chiens, des femmes, des hommes, des enfants doivent risquer leur vie et traverser à pied des cours d’eau glacés.
Une famille kurde originaire de Syrie, y a passé 20 jours. Le père revient sur le calvaire qu’ils ont vécu : « Par moments, nous étions au bord de l’évanouissement. Nous avions faim, nous avions soif et nous ne pouvions obtenir aucune aide, ni des soldats polonais, ni des Bélarussiens. »
Des vêtements abandonnés près du checkpoint de Bruzgi-Kuznica, à la frontière biélorusse-polonaise, le 23 décembre 2021. REUTERS/Maxim Shemetov
Côté polonais : droit d’asile bafoué et renvois forcés illégaux
Malheureusement, de l’autre côté, en Pologne, le calvaire continue. La plupart des personnes interviewées par Amnesty qui ont réussi à franchir la frontière et à passer en Pologne ont été immédiatement renvoyées par les soldats polonais.. D’autres ont réussi à passer entre les mailles du filet mais n’ont gagné que quelques jours. Des jours de marche, sans nourriture ni abris, dans le froid glacial de l’hiver. Avant d’être rattrapées par les autorités.
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Cet homme appartenant à la communauté yézidie irakienne, a été arrêté par les forces polonaises environ une heure après avoir passé la frontière. Immédiatement arrêté, il a été reconduit avec un groupe de personnes jusqu’à une rivière marquant la frontière avec le Bélarus. « La rivière ne faisait que 10 ou 15 mètres de large mais elle était profonde et il y avait beaucoup de courant. Ils nous ont fait descendre de force des véhicules et nous ont poussés à l’eau. Ceux qui hésitaient étaient frappés à coups de matraque. [Ils] avaient également des chiens. Les femmes et les enfants, ainsi que quelques hommes, ont été emmenés ailleurs. J’ai vu un homme se faire emporter par le courant. Si on ne savait pas nager, on se noyait. »
Pourtant, le principe de non-refoulement est clair : les autorités ne doivent pas renvoyer de force un individu dans un autre pays ou territoire où celui-ci risque d’être victime d’actes de torture ou, plus généralement, de mauvais traitements. D’après notre enquête, la Pologne viole donc le droit international, mais aussi les normes qui en relèvent, notamment l’interdiction de la torture et des autres mauvais traitements.
À la frontière les gens se retrouvent entre le marteau et l’enclume (…) Les deux camps jouent à un jeu sordide, avec des vies humaines
Jennifer Foster, notre chercheuse chargée des droits des personnes réfugiées et migrantes
Nous nous opposons aux mesures proposées par l’Union européenne (voir encadré). Ces mesures ont pour objectif de déroger au droit d’asile. Le nombre de personnes exilées qui atteignent actuellement les frontières de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne reste modeste. Des solutions humaines et respectueuses du droit international peuvent et doivent être trouvées.
*Son prénom a été modifié.
La passivité de la Commission européenne face aux atteintes aux droits commises
En dépit des violations des droits humains flagrantes perpétrées par les pays de l’Union européenne voisins du Bélarus, la Commission européenne n’a pas engagé de procédure juridique visant à faire appliquer le droit.
Le 1er décembre 2021, elle a proposé de mettre en place des mesures temporaires qui permettraient à la Lettonie, à la Lituanie et à la Pologne de déroger aux règles de l’UE concernant l’asile. Ces pays pourraient retenir les personnes demandeuses d’asile à la frontière pendant 20 semaines au lieu de quatre. Une telle mesure pourrait conduire à des détentions arbitraires de facto dans des conditions d’accueil minimales et faciliterait les expulsions. C'est inacceptable et injustifiable.
Cette initiative risque par ailleurs d’affaiblir le cadre juridique européen en matière de migration et de droit d’asile et de saper l’engagement pris par les autres pays de l’UE de respecter les règles européennes en matière d’asile lorsque des personnes migrantes et réfugiées se présentent à leurs frontières.
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