En Tunisie, le temps de l’arbitraire semblait révolu mais il revient à grand pas. Depuis son coup de force, le 25 juillet 2021, le président tunisien Kais Saïed détricote les acquis de la révolution à coup de décrets-lois : voix critiques muselées, arrestations arbitraires, ingérence dans la justice… sur fond de discours de haine. Nous dénonçons un inquiétant recul des droits fondamentaux dans le pays.
« Tous les Noirs doivent partir ! » peut-on entendre dans des quartiers de Tunis. Des personnes migrantes, des demandeurs d’asiles, des étudiants d’origine subsaharienne ont été chassés de chez eux par leur propriétaire, arrêtés et expulsés par des policiers. Ces violences vont jusqu’à l’horreur : des centaines de personnes exilées, dont des enfants, ont été repoussées par les autorités tunisiennes en plein désert, à la frontière libyenne. Elles se retrouvent sans eau, ni nourriture, ni abri.
Des migrants subsahariens abandonnés dans le désert à la frontière entre la Tunisie et la Libye, le 16 juillet 2023 / Mahmud Turkia via AFP
Comment est-on arrivé à un tel niveau de violence ? La réponse se trouve au sommet de l’État. En février 2023, le président tunisien s’en est pris violemment aux personnes exilées originaires d’Afrique subsahariennes. Selon Kaïs Saïed, la venue de migrants subsahariens en Tunisie relèverait d’un complot établi dans le but de réduire l’identité arabo-islamique. « Des hordes d’immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne déferlent sur la Tunisie et sont à l’origine de violences et de crimes », a-t-il déclaré avant d’ajouter : « Il existe un plan criminel pour métamorphoser la composition démographique en Tunisie. » Des propos haineux et racistes du chef de l’État tunisien qui ont ouvert la voie à une vague de violence anti-Noirs dans le pays.
*Attention, les témoignages sont difficiles à lire, des propos contiennent des messages de haine
Aziz, 21 ans, ouvrier du bâtiment, originaire de Sierra Leone
Aziz est arrivé en Tunisie en juin 2021 pour travailler comme ouvrier dans le bâtiment. Quelques jours seulement après le discours d’incitation à la haine du président, dix Tunisiens sont venus chez lui dans le quartier de l’Ariana à Tunis. Ils ont fracassé sa porte, volé ses affaires et l’ont mis dehors avec sa famille. « Tous les Noirs doivent partir », ont déclaré ses agresseurs. » Aziz nous a confié : « Ils ne veulent pas nous voir, ils ne veulent pas de nous ici… Ils ont pris notre argent, même notre nourriture, et nous ont dit qu’ils ne voulaient pas de Noirs, que nous devions retourner en Afrique. »
Manuela D., 22 ans, demandeuse d’asile camerounaise
Le 24 février, Manuela a été agressée par six hommes. Elle se trouvait devant un café du quartier de l’Ariana à Tunis lorsqu’elle a reçu un violent coup sur la nuque. Elle est tombée à terre et a entendu des voix crier en français : « Rentrez chez vous, bande de Noirs, on ne vous veut pas ici ». Lorsqu’elle a repris connaissance, elle se trouvait à l’hôpital, couverte de sang, ses vêtements déchirés. Elle a été grièvement blessée.
Djomo, 30 ans, ouvrier du bâtiment, originaire de Côte d’Ivoire
Djomo vit à Sfax où il partage un logement avec cinq colocataires. Le 5 mars, alors qu’il dormait, un groupe d’une dizaine d’hommes a fait irruption chez lui. « Ils étaient armés de bâtons, certains ont forcé deux de mes colocataires à sortir et les ont frappés jusqu’à ce qu’ils tombent par terre. D’autres ont commencé à tout détruire dans la maison, ont pris l’argent et certains de nos téléphones. La Garde nationale est arrivée une demi-heure plus tard, ils n’ont pas arrêté les agresseurs, mais nous ont menottés et nous ont emmenés au quartier général. »
Djomo a été arrêté cette nuit-là avec 25 autres personnes, dont une femme enceinte. Le lendemain, tous ont comparu devant un tribunal, mais ont été libérés dans l’après-midi sans avoir été jugés. Djomo a déclaré que le propriétaire leur avait dit qu’ils ne pouvaient pas retourner dans la maison. Au moment de l’entretien, Djomo vivait dans la rue.
Ces déclarations du président tunisien s’inscrivent dans la lignée de la dérive autoritaire dans laquelle il fait sombrer la Tunisie depuis maintenant deux ans.
Que reste-t-il de la révolution du jasmin ? Comment Kaïs Saeïd a entraîné le pays berceau des révolutions arabes à ce retour en arrière ? Deux ans après l’accaparement des pouvoirs par le président tunisien, la situation en Tunisie est extrêmement inquiétante. Voici pourquoi.
Vague d’arrestations d’opposants politiques
Les autorités tunisiennes ont de plus en plus recours à des lois autoritaires, formulées en des termes vagues, qui servent de prétextes pour réprimer ou pour arrêter des membres de l’opposition, enquêter sur ces personnes et les poursuivre en justice.
Un exemple emblématique de cette répression : Rached Ghannouchi, chef du parti Ennahda, est le premier opposant au président Kaïs Saïed. En mai 2023, il a été condamné à un an de prison pour « apologie du terrorisme » suite à des déclarations publiques. Les raisons souvent invoquées pour poursuivre arbitrairement les voix critiques sont : « complot contre l’État » (Rached Ghannouchi avait été arrêté sous ce chef d’inculpation en avril 2023).
La condamnation de Rached Ghannouchi illustre la politique de répression de plus en plus sévère visant l’opposition au président Saïed.
Rawya Rageh, directrice adjointe par intérim pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
Depuis février 2023, les autorités tunisiennes ont eu recours à de fausses enquêtes criminelles et à des arrestations pour cibler les opposants du président Saïed.
Les motivations politiques de ces poursuites sont claires. Les autorités ont particulièrement ciblé les membres du parti islamo-conservateur Ennahda. Au moins 21 membres du parti sont sous le coup d’enquêtes pénales, dont 12 sont en détention. D’autres personnalités de l’opposition ont été arrêtées dont Jaouhar Ben Mbarek et Khayem Turki.
Le président tunisien Kaïs Saïed (à droite) reçoit le chef du parti d'Ennahda Rached Ghannouchi (à gauche) au moment où il était encore président du Parlement, avant que ce dernier ne soit dissout, en juillet 2021 - Photo prise au palais présidentiel de Carthage, le 15 novembre 2019 / Tunisian Presidency via AFP
Menaces sur la liberté d’expression
Autre point d’inquiétude : l’adoption du décret-loi 54 qui veut faire taire les voix critiques. Il vise officiellement à lutter contre la cybercriminalité mais accorde en réalité aux autorités un pouvoir élargi pour réprimer la liberté d’expression en ligne.
Depuis son adoption, en septembre 2022, les autorités ont utilisé cette loi pour ouvrir des enquêtes contre au moins neuf personnes, dont des journalistes, des avocats et des militants politiques, pour des propos publics critiques à l'égard des autorités.
Même sous la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali, nous n’avons jamais été confrontés à un texte aussi liberticide.
Directrice régionale d’Amnesty International à Tunis, Amna Guellali
Une arrestation à fait beaucoup de bruit en Tunisie : celle de Noureddine Boutar, directeur de Mosaïque FM, la station de radio la plus écoutée du pays. Lors de son arrestation, Nourredine Boutar a été interrogé sur la ligne éditoriale de sa radio, connue comme étant critique à l’égard du pouvoir. Le président Kaïs Saïed s’est plaint publiquement de la couverture critique que lui réservait la station de radio. Une arrestation arbitraire qui porte atteinte à la liberté d’expression.
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Rassemblement suite à un appel de l'Union des journalistes tunisiens pour protester contre la condamnation de journalistes et de décret-loi 54 qui affaiblit la liberté d'expression, à Tunis, le 18 mai 2023 / Yassine Gaidi via AFP
Pouvoir judiciaire mis au pas
Le 5 février 2022, un nouveau pas a été franchi par le président Saïed dans le démantèlement des acquis de la révolution : il a dissous le Conseil supérieur de la magistrature, organe de supervision judiciaire indépendant, mis sur pied après la révolution de 2011 en Tunisie pour protéger les juges de l’influence du gouvernement. Kaïs Saïd s'est octroyé le pouvoir d'intervenir dans le fonctionnement du système judiciaire, y compris le droit de révoquer les juges sans préavis : 57 juges ont été révoqués le 1er juin 2022, sur la base d'accusations vagues et politiquement motivées de terrorisme, de corruption financière ou morale, d'adultère et de participation à des « fêtes alimentées par l'alcool ».
Depuis le 25 juillet 2021, le président a démantelé presque tous les contrôles institutionnels sur son pouvoir. Le Conseil supérieur de la magistrature était le dernier bastion de l’impartialité judiciaire.
Heba Morayef, directrice régionale d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Cette ingérence du pouvoir exécutif dans le judiciaire vient saper les fondements et garanties que posaient la Constitution de 2014, adoptée après la révolution. La Constitution issue de la révolution a été révisée par le président Saïed en 2022. Adoptée par référendum le 25 juillet 2022 – avec un taux de participation très faible – la nouvelle constitution de Kaïs Saïed affaiblit l'indépendance judiciaire, accorde au président le droit de déclarer un état d'urgence illimité et de gouverner sans contrôle, et pourrait permettre à l'État de restreindre les droits de l'homme sur la base de motifs religieux formulés de manière vague.
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ONG bientôt ciblées
En février 2022, le président Saïed a accusé des groupes de la société civile de servir les intérêts de puissances étrangères et a déclaré qu'il avait l'intention d'interdire les "financements de l'étranger". Les autorités ont divulgué un nouveau projet de loi restrictive sur la création d'associations. Si elle était adoptée, la législation supprimerait des protections cruciales pour le droit à la liberté d'association.
Le projet est un amendement au décret-loi 2011-80, qui réglemente les associations de la société civile et leur accorde le droit d'exister et de fonctionner librement.
Nos demandes aux autorités tunisiennes
• Libérer immédiatement toutes les personnes détenues arbitrairement
• Cesser les attaques contre la liberté d'expression et s'abstenir d'adopter de nouvelles lois qui menaceraient la liberté d'association.
• Rétablir le Conseil supérieur de la magistrature récemment dissous et protéger les juges d'une révocation par le Président.
• Veiller à ce que les migrants, les réfugiés et les demandeurs d'asile soient protégés contre la détention arbitraire, les agressions ou le retour involontaire