« Tout le monde peut mourir à tout moment. » C’est le nom de notre dernière enquête sur les bombardements aveugles de la Russie sur la ville de Kharkiv, en Ukraine. L’utilisation d’armes à sous-munitions, imprécises par nature, a fait des centaines de victimes. Les aires de jeu et les centres d’aide humanitaire ne sont pas épargnés par ces attaques aveugles.
Depuis le début de l’invasion, en février 2022, les forces russes ont semé la mort et la destruction en bombardant sans relâche des quartiers résidentiels de Kharkiv. Tout au long de ces derniers mois, la population de Kharkiv a fait face à un déluge incessant d’attaques aveugles, qui ont tué ou blessé des centaines de civils.
Nous avons enquêté sur les armes utilisées. Il s’agit notamment de bombes à sous-munitions et de mines dispersables. Ces armes sont toutes interdites par des traités internationaux en raison de leurs effets indiscriminés.
Des personnes ont été tuées chez elles et dans les rues, sur des aires de jeu et dans des cimetières, pendant qu’elles faisaient la queue pour obtenir de l’aide humanitaire ou alors qu’elles achetaient de la nourriture ou des médicaments.
Donatella Rovera, notre chercheuse sur les situations de crise
Interview de Donatella : "L'objectif principal de notre travail, c'est d'établir les faits"
Selon le directeur du service médical de l’administration militaire régionale de Kharkiv, 606 civils ont été tués et 1 248 autres ont été blessés dans la région.
Une aire de jeu pour enfants touchée par une frappe des forces russes, Kharkiv, Ukraine © Amnesty International
Kharkiv : une cible de choix
Les bombardements de Kharkiv, où vit 1,5 million de personnes, ont commencé le 24 février 2022, au début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les quartiers résidentiels dans le nord et l’est de la ville ont été les plus touchés par les bombardements.
Le 15 avril après-midi, les forces russes ont utilisé des armes à sous-munitions dans la rue Myrou et aux alentours, dans le quartier Indoustrialni. Au moins neuf civils ont été tués et 35 autres blessés, dont plusieurs enfants. Des médecins de l’hôpital 25 de la ville de Kharkiv nous ont montré des fragments de métal qu’ils avaient retiré des corps de patients, notamment des tiges en métal contenues spécifiquement dans les armes à sous-munitions de type 9N210/9N235.
Des fragments de métal retiré des corps de patients dans un hôpital de Kharkiv © Amnesty International
Le 24 mars au matin, au moins six personnes ont été tuées et 15 autres blessées, lorsque des armes à sous-munitions ont frappé un parking près de la station de métro Akademika Pavlova, où des centaines de personnes faisaient la queue pour recevoir de l’aide humanitaire.
Valeriïa Kolychkina, vendeuse dans une animalerie près du lieu de la frappe, a déclaré qu’un homme avait été tué lorsque les explosions ont détruit la vitre de la devanture d’un magasin à proximité.
C’était vraiment une situation horrible, il pleuvait des obus.
Rouslan, un policier témoin de l’attaque
Nos chercheurs ont trouvé des morceaux de missile Ouragan 220 mm, qui transporte 30 sous-munitions toujours incrustées dans un cratère creusé dans le bitume. Autour de la zone, ils ont également trouvé des pointes et des fragments de sous-munitions de type 9N210/9N235 et de nombreux autres cratères.
Deux autres armes à sous-munitions ont également touché le toit de l’église de la Sainte Trinité, à environ 500 mètres de l’endroit où le missile a atterri. L’église sert de centre pour l’aide humanitaire, et les bénévoles y préparent la nourriture et les kits d’aide qui sont distribués aux personnes qui ont des difficultés à se rendre aux points de distribution de l’aide humanitaire, comme les personnes âgées ou les personnes en situation de handicap ou à mobilité réduite. Petro Loboïko et Serhiï Andreiïvitch, tous deux prêtres, des éclats de deux armes à sous-munitions qui se sont incrustés dans les murs et les portes de l’église après avoir explosé sur le toit.
Les missiles non guidés, comme les missiles Grad ou Ouragan, qui ont été largement utilisés par les forces russes, sont par nature imprécis, ce qui fait des frappes de ces missiles dans des zones peuplées des frappes aveugles. Les obus non guidés ont une marge d’erreur de plus de 100 mètres. Dans des zones résidentielles où les bâtiments ne sont pas à plus de quelques mètres les uns des autres, ces imprécisions sont presque certaines de coûter la vie à des civils et de causer de graves dégâts à des infrastructures civiles.
Les forces ukrainiennes ont, de leur côté, souvent lancé des frappes depuis des quartiers résidentiels, mettant ainsi la vie des civils de ces zones en danger. Cette pratique bafoue le droit international humanitaire, aussi, rien ne justifie les frappes aveugles répétées des forces russes.
Comprendre : Quelles armes sont interdites par le droit international humanitaire ?
Des témoignages glaçants
Tetiana Ahaeva, une infirmière de 53 ans, se trouvait à l’entrée de son immeuble lorsque plusieurs bombes à sous-munitions ont explosé : « Il y a eu un bruit soudain de pétards partout. J’ai vu des nuages de fumée noire à l’endroit de l’explosion. Nous nous sommes jetés au sol et nous avons essayé de nous mettre à l’abri. Le fils de notre voisin, Artem Chevtchenko, 16 ans, a été tué sur le coup… Son père a eu la hanche brisée et a reçu un éclat d’obus dans la jambe. Il est difficile de dire combien de temps les explosions ont duré, une minute peut sembler infiniment longue. »
Sur une aire de jeu à proximité, Oxana Litvynenko, 41 ans, a été très gravement blessée lorsque plusieurs bombes à sous-munitions ont explosé alors qu’elle se promenait avec son mari Ivan et leur fille de quatre ans. Elle a reçu des éclats d’obus dans le dos, à la poitrine et à l’abdomen qui ont perforé ses poumons et sa colonne vertébrale. La frappe a eu lieu au milieu de l’après-midi, alors que de nombreuses autres familles se trouvaient dans l’aire de jeu avec leurs enfants.
Ivan Litvynenko a déclaré : « Soudain, j’ai vu un flash… J’ai attrapé ma fille et l’ai poussée contre un arbre que j’ai entouré de mon corps, pour qu’elle soit protégée entre l’arbre et mon corps. Il y avait beaucoup de fumée et je ne voyais rien… Puis, alors que la fumée retombait autour de moi, j’ai vu des gens à terre… Mon épouse Oxana était étendue sur le sol. Lorsque ma fille a vu sa mère par terre, dans une marre de sang, elle m’a dit “Rentrons à la maison : maman est morte et les gens sont morts.” Elle était en état de choc et moi aussi. Je ne sais toujours pas si mon épouse va se remettre, les médecins ne peuvent pas dire si elle pourra de nouveau parler ou marcher. Notre monde a été bouleversé. »
Après plus d’un mois en soins intensifs, l’état d’Oxana s’est légèrement amélioré. Nos chercheurs ont constaté des pointes et des obus en métal et d’autres fragments caractéristiques d’armes à sous-munitions de type 9N210/9N235 sur l’aire de jeu. Plusieurs petits cratères dans le sol étaient visibles, ce qui correspond aux dégâts qui seraient causés par l’explosion de ce type de munitions.
Oxana Litvynenko et sa fille © Amnesty International
Des civils mutilés
Le 12 mars après-midi, Veronica Tcherevytchko, responsable logistique et mère de famille de 30 ans, a perdu sa jambe droite lorsqu’un missile Grad a frappé une aire de jeu devant chez elle, dans le quartier de Saltivka.
Elle a témoigné : « J’étais assise sur ce banc lorsque l’explosion a eu lieu. Je me souviens avoir entendu un sifflement juste avant l’explosion. Puis je me suis réveillée à l’hôpital, avec une jambe en moins, ma jambe droite avait disparu. Il y a maintenant pour moi une vie avant le 12 mars et une vie après. Je m’habituerai. Mais je ne suis pas encore habituée, j’essaie souvent de toucher ma jambe, de me gratter le pied… Je ne sais pas quoi dire des gens qui ont fait cela. Je ne les comprendrai jamais. »
Veronica Tcherevytchko, une Ukrainienne mutilée à cause des bombardements des forces russes © Amnesty International
Trois personnes ont été tuées et six autres blessées lorsque plusieurs armes à sous-munitions ont explosé dans le même quartier, le 26 avril au matin. Olena Sorokina, une rescapée du cancer de 57 ans, a perdu ses deux jambes dans l’explosion. Elle était assise devant son immeuble, attendant une livraison d’aide humanitaire, lorsqu’elle a entendu le bruit d’un obus et s’est précipitée vers l’entrée du bâtiment.
Elle a perdu connaissance et s’est réveillée dans une ambulance, où elle a réalisé qu’elle avait perdu une jambe. Elle a été conduite à l’hôpital, où sa deuxième jambe a également dû être amputée. Elle se trouve maintenant dans l’ouest de l’Ukraine et espère être transférée vers un centre de rééducation ailleurs en Europe.
Après le combat contre le cancer, je dois maintenant livrer une nouvelle bataille pour apprendre à vivre sans jambes.
Olena Sorokina, une femme mutilée lors d’une attaque russe
Notre méthodologie d'enquête
Nos chercheurs ont enquêté sur 41 frappes (qui ont fait au moins 62 morts et 196 blessés) et se sont entretenus avec 160 personnes, à Kharkiv, pendant 14 jours en avril et en mai, notamment avec des rescapés d’attaques, des proches de victimes, des témoins et des médecins ayant traité des blessés. Ils ont recueilli et analysé des éléments de preuve des lieux des frappes, notamment des fragments de munitions et des éléments numériques.
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