À l’heure où nous publions notre Rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde en 2020, Agnès Callamard, notre nouvelle Secrétaire générale, prend la parole. Le bilan est sans appel : certains dirigeants du monde n’ont pas été à la hauteur de la crise du Covid-19.
En 2020, un simple assemblage de molécules a ébranlé le monde.
Invisible à l’œil nu, un virus à l’origine très localisé a provoqué une pandémie mondiale avec une rapidité foudroyante. Quelles que soient les conclusions des recherches sur sa genèse exacte, le coronavirus (COVID-19) et ses très nombreuses victimes résultent en partie de l’accroissement des inégalités, entre États et au sein de chaque pays. La situation a été fortement aggravée par les politiques d’austérité appliquées depuis la crise financière, qui ont fragilisé les infrastructures et systèmes de santé publics, et par une architecture internationale affaiblie dans sa forme, son fonctionnement et sa gouvernance. Cette grave détérioration de la situation résulte également de la pression exercée par des dirigeants politiques adeptes de la diabolisation et de l’exclusion, champions de conceptions archaïques de la souveraineté et prompts à se faire les avocats d’approches rejetant les apports de la science, niant les faits et réfutant les normes universelles.
L’époque que nous vivons est exceptionnelle. Mais sommes-nous à la hauteur du défi qui se présente à nous ?
Une époque exceptionnelle appelle une réponse exceptionnelle et exige un leadership exceptionnel.
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Or, en 2020, ce leadership exceptionnel n’est pas venu du pouvoir, ni des privilèges, ni des profits. Il est venu des infirmières et infirmiers, des médecins et de l’ensemble du personnel soignant, en première ligne des services mobilisés pour sauver des vies. Il est venu de celles et ceux qui se sont occupés des personnes âgées. Il est venu des techniciennes, des techniciens, des chercheurs et des chercheuses qui ont effectué des millions de tests et d’essais, dans la quête effrénée d’un vaccin contre la maladie. Il est venu de celles et ceux qui, le plus souvent cantonnés tout en bas de l’échelle des revenus, ont travaillé pour nous nourrir, ont nettoyé nos rues, se sont occupés des corps des centaines de milliers de personnes décédées, ont veillé à ce que nos services les plus essentiels fonctionnent, ont patrouillé dans nos agglomérations ou assuré la bonne marche des transports publics qui roulaient encore.
En 2020, alors que les activités d’une grande partie de l’humanité étaient suspendues, ces personnes ont fait face et se sont distinguées. Tout comme celles et ceux qui sont restés chez eux par solidarité – à condition d’avoir un chez-soi –, qui ont respecté une distanciation physique émotionnellement difficile à supporter, et qui se sont occupés de leur entourage.
Mais derrière tant d’héroïsme, la pandémie a mis à nu les conséquences dévastatrices de l’abus de pouvoir, sur les plans aussi bien structurel qu’historique. La crise du COVID-19 ne définit peut-être pas qui nous sommes, mais elle a certainement mis en évidence ce que nous ne devons pas être.
Après avoir clairement établi ce constat, les gens se sont là encore mobilisés. Ils se sont opposés aux inégalités, aux violences policières frappant de façon disproportionnée les personnes noires, les minorités, les pauvres et les sans-abris. Ils se sont dressés contre l’exclusion et le patriarcat, et aussi contre les discours imprégnés de haine et le comportement féroce de dirigeants suprémacistes.
Les revendications des mouvements Black Lives Matter et #MeToo ont eu un écho planétaire. Les citoyennes et citoyens sont descendus dans la rue pour manifester contre la répression et les inégalités au Bélarus comme au Chili, en passant par la Pologne, l’Irak, Hong Kong et le Nigeria. C’est bien souvent sous l’impulsion des personnes qui, dans le monde entier, militent pour la justice sociale et défendent les droits humains – au péril de leur propre sécurité – que nous avons continué d’avancer.
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Nous avons parfois entrevu la manifestation d’une capacité exceptionnelle à mener une action politique, venant souvent de femmes, avec des prises de décisions audacieuses et difficiles visant à protéger les personnes, soutenir les systèmes de santé, faire les investissements nécessaires pour trouver immédiatement des solutions, dans une urgence sans précédent, et apporter le soutien économique dont avaient désespérément besoin celles et ceux qui avaient vu disparaître leurs moyens de subsistance.
Mais la pandémie a également servi de révélateur, mettant en évidence la médiocrité, les mensonges, l’égoïsme et la fourberie de dirigeants politiques de la planète.
Au moment où j’écris ces lignes, les pays les plus riches ont mis en place un quasi-monopole sur l’approvisionnement mondial en vaccins, laissant les pays les plus démunis se débattre avec les pires conséquences de la crise en matière de santé et de droits humains, et donc affronter les perturbations économiques et sociales les plus durables.
Et alors que les morts se comptent par millions et que des millions d’autres personnes perdent leurs moyens de subsistance, que faut-il penser du fait que les revenus des milliardaires les plus riches de la planète ont explosé, que les profits des géants des nouvelles technologies ne cessent d’augmenter, que les cours des actions sont à la hausse sur toutes les places financières ? Que proposent ces puissants pour assumer leur juste part de l’impact de la pandémie, pour faire en sorte que la reprise soit durable et équitable ? En ce début d’année 2021, leur silence reste assourdissant.
Comment se fait-il qu’une fois de plus, en l’occurrence sous les coups d’une pandémie, le fonctionnement de l’économie mondiale soit tel que ce sont celles et ceux qui ont le moins qui donnent le plus ?
L’année 2020 a également mis en évidence la faiblesse d’une coopération internationale reposant sur un système multilatéral soumis à la volonté des plus forts et avare avec les plus faibles. Un système incapable, voire peu désireux, de renforcer la solidarité mondiale. L’irresponsabilité patente de la Chine au tout début de l’épidémie, lorsqu’elle a choisi de passer sous silence des informations cruciales, a eu des conséquences absolument catastrophiques, tandis que la décision des États-Unis de quitter l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en pleine pandémie témoignait d’un total mépris pour le reste de l’humanité.
Les demi-mesures dérisoires qui ont été prises, comme la décision du G20 de suspendre le paiement de la dette pour 77 pays en 2020, tout en exigeant que les sommes dues soient remboursées avec les intérêts plus tard, menaçaient de perpétuer les inégalités structurelles et les difficultés économiques après la crise, avec toutes les conséquences dramatiques qu’une telle situation risque d’avoir pour les droits économiques et sociaux de millions de personnes.
Après des années d’un échec magistral, nos institutions politiques mondiales ont donné une nouvelle fois en 2020 la preuve de leur incapacité à accomplir la mission universelle qu’elles sont censées servir.
La pandémie a éclairé d’une lumière crue l’inaptitude de notre monde à collaborer efficacement et équitablement lorsque survient un événement peu probable mais aux répercussions majeures à l’échelle planétaire. Il est par conséquent difficile de ne pas éprouver un sentiment de péril imminent lorsque l’on réfléchit à la crise d’une tout autre ampleur qui nous attend, pour laquelle il n’y aura pas de vaccin : la crise climatique.
Des millions de personnes ont souffert en 2020 des effets désastreux d’événements climatiques extrêmes. De nombreuses catastrophes, exacerbées par le réchauffement planétaire et l’instabilité climatique, ont frappé de plein fouet des millions d’êtres humains, affectant, entre autres, leurs droits à la vie, à la nourriture, à la santé, au logement, à l’eau et à l’assainissement. L’Afrique subsaharienne et l’Inde ont connu des sécheresses prolongées, tandis que l’Afrique australe, l’Asie du Sud-Est, les Caraïbes et l’Océanie voyaient se succéder des tempêtes tropicales dévastatrices, et que l’Australie et la Californie étaient en proie à de terribles incendies.
Face à cela, quelle réponse ? L’engagement pris au titre de l’Accord de Paris par les pays développés d’apporter à l’horizon 2020 aux pays en développement une aide financière climatique d’au moins 100 milliards de dollars des États-Unis n’a tout simplement pas été tenu. Et les États ne se sont manifestement pas engagés sur des niveaux d’action suffisants pour atteindre l’objectif d’une réduction de moitié des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2030. Un changement de cap radical s’impose si nous voulons éviter un réchauffement planétaire de plus de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle, avec les conséquences irréversibles que cela entraînerait.
2020 : 366 jours marqués par l’égoïsme meurtrier, la lâcheté, la médiocrité et des échecs aux ramifications toxiques, entre xénophobie et haine raciste. Trois cent soixante-six jours qui ont montré à quel point la violence héritée de siècles de racisme, de patriarcat et d’inégalités demeurait inchangée et d’actualité. Mais aussi 366 jours qui nous ont apporté de riches sources d’inspiration nous donnant de la force et de la résilience en tant que famille humaine, des jours marqués par la détermination de femmes et d’hommes à défendre leurs droits et à lutter pour une reprise juste et équitable après la pandémie.
Une époque exceptionnelle appelle une réponse exceptionnelle et exige un leadership exceptionnel. De quoi avons-nous donc besoin pour créer un monde beaucoup plus résilient face aux gigantesques défis qui nous attendent ?
Les fondements d’une société mondiale de l’après-pandémie inscrite dans le développement durable ne reposent pas uniquement sur la reprise. L’avènement d’une telle société exige le respect des droits humains et de l’obligation de rendre des comptes, ainsi que la redéfinition de notre relation à notre habitat, à l’environnement et à l’économie.
Les autorités doivent agir sans attendre afin d’accélérer la production et la distribution de vaccins pour toutes et tous. C’est une façon absolument fondamentale, et même élémentaire, d’éprouver la capacité du monde à collaborer, en réfléchissant à l’échelle planétaire, en agissant localement et en prévoyant sur le long terme. Les États doivent notamment soutenir pour cela la demande d’exception aux règles de l’accord ADPIC de l’Organisation mondiale du commerce, afin de permettre le développement tant attendu de la production de produits de santé liés au Covid-19 et afin que les entreprises pharmaceutiques partagent leurs innovations et leurs technologies dans le cadre de licences ouvertes et non exclusives, ainsi que d’initiatives telles que le Groupement d’accès aux technologies contre le Covid-19 (C- TAP) de l’OMS.
Au-delà de cette première étape, une reprise qui « reconstruit en mieux » exigera plus qu’un simple redémarrage. Elle demandera une réinitialisation totale traitant les causes profondes de la crise en protégeant et en respectant les droits humains, dans un souci d’indivisibilité et d’universalité.
Tout d’abord, il est nécessaire de mettre fin au programme visant à accroître la « sécurité » qui est appliqué par les gouvernements et qui, depuis les attentats du 11 septembre 2001, a abouti à un rétrécissement généralisé de l’espace civique qui s’est même poursuivi pendant la pandémie. Ce programme qui donne l’apparence trompeuse de la normalité à des pouvoirs exécutifs et policiers extraordinaires risque à présent de perdurer. Il doit être démantelé.
Deuxièmement, une reprise équitable et durable exige de remettre à plat l’ensemble des régimes fiscaux de la planète. Seul un impôt approprié permettra de mobiliser les ressources nécessaires pour la réalisation des droits économiques et sociaux, notamment des droits à la santé, à l’éducation et à la protection sociale. Il est essentiel de taxer les profits transnationaux de manière équitable et respectueuse des droits humains, et de mener une politique concertée visant à mettre fin à la fraude et à l’évasion fiscales. Les États doivent mettre en place une nouvelle taxe sur les carburants fossiles touchant la part des bénéfices et des dividendes des compagnies énergétiques provenant de leurs activités dans ce domaine, afin d’inciter les actionnaires et les entreprises à passer aux énergies renouvelables, sans que le poids en soit majoritairement reporté sur les consommateurs et consommatrices.
Les prises de décisions à courte vue n’ont pas leur place dans une société post-pandémique. Tant que l’économie mondiale sera dominée par des investissements mal régulés, spéculatifs et avides d’actifs fortement carbonés, la crise climatique ne fera que s’aggraver, entraînant d’innombrables atteintes aux droits fondamentaux et nous emmenant à un rythme accéléré vers une anomalie irréversible, où l’existence même de la famille humaine sera menacée.
Troisièmement, nous devons nous rendre à l’évidence et reconnaître que l’État nation souverain agissant seul et pour lui seul n’est pas plus capable de relever isolément ces grands défis planétaires qu’un frein de vélo d’arrêter un avion de ligne.
La réforme de la gouvernance mondiale et la redéfinition des missions des institutions mondiales dans le sens d’un renforcement et de la concrétisation des droits humains sont des conditions préalables indispensables à toute reprise solide. Nous ne pouvons pas accepter l’attitude sélective adoptée par certains États, qui prennent les cerises qu’ils affectionnent sur le gâteau de la gouvernance mondiale mais laissent les morceaux qui leur paraissent plus « indigestes », comme les droits fondamentaux, l’obligation de rendre des comptes et la transparence.
Pour que la gouvernance mondiale soit à la hauteur de sa mission, il faut que la communauté internationale veille à ce que les normes et principes internationaux relatifs aux droits humains soient mis en œuvre afin de prévenir les génocides et les crimes contre l’humanité ; les abus de pouvoir et la corruption ; la censure implacable et la répression de la dissidence ; ainsi que la discrimination, la force bestiale et la torture qu’exercent des individus qui sont pourtant chargés de nous protéger.
Pour trouver notre chemin vers une reprise durable et résiliente, nous avons besoin d’innovation, de créativité et d’imagination, et donc que nos libertés ne soient plus bridées, mais respectées, défendues et protégées. La gouvernance mondiale ne pourra être adaptée aux objectifs planétaires qu’elle doit servir qu’à la seule condition de reconnaître l’importance de la société civile et de la respecter partout dans le monde, et d’être profondément déterminée à systématiquement dialoguer avec elle. Nous devons l’exiger. Nous devons le revendiquer. Nous devons nous organiser en conséquence. De plus, en tant que société civile, nous devons veiller à être nous aussi à la hauteur de la tâche.
L’année 2020 nous a une fois de plus rappelé un certain nombre de leçons dont nous refusons de tenir compte, pour le plus grand péril des générations à venir : l’interdépendance de la famille humaine ; l’universalité de ce que « nous, les peuples » exigeons de la part de la gouvernance en temps de crise ; et le fait que notre avenir est indissociable de celui que nous façonnons pour notre planète. Elle nous a rappelé, en d’autres termes, l’essence même des droits humains.
Aurons-nous l’audace de voir ce qu’il convient de faire et le courage de passer à l’action, à l’échelle et au rythme nécessaires ? La question est posée.
Cécile Coudriou, présidente d'Amnesty International France, résume les conclusions de notre Rapport annuel. 👇
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