La chanteuse béninoise présente sur tous les fronts au Festival d’Avignon.
Angélique Kidjo, installée depuis 1998 à New York, a reçu en 2016 le prix « Ambassadrice de conscience » d’Amnesty International. Engagée depuis vingt ans dans la défense des droits humains, cette artiste a été classée en 2012 parmi les 50 Africains les plus influents par la BBC. Le 21 janvier dernier, dans la rue, elle chantait à Washington pour la Women’s March contre Donald Trump. Invitée en juillet au Festival d’Avignon, elle jouera "Femme Noire" dans la Cour d’honneur d’Avignon, aux côtés du comédien ivoirien Isaach De Bankolé et participera à un débat organisé par Amnesty International.
Rendez-vous : retrouvez le bus d'Amnesty International au Festival d'Avignon
D’où vient votre engagement pour la défense des droits humains ?
Angélique Kidjo Il remonte à mon enfance. J’ai appris à 9 ans l’histoire de l’esclavage et découvert à 15 ans celle de l’apartheid en Afrique du Sud. Au Nigeria, pays voisin où la télévision était plus accessible qu’au Bénin, j’ai vu en 1975 une interview de Winnie Mandela qui parlait de la lutte contre le régime raciste. L’Afrique du Sud à l’époque se trouvait en contradiction totale avec les valeurs que mon père nous inculquait. Il nous disait que l’être humain n’a pas de couleur et que les injustices ne doivent pas être tolérées. Un jour, je me suis mise en colère et j’ai écrit ma première chanson engagée, Azan Nan Kpe, « le jour viendra » en langue fon. Mon père l’a écoutée et m’a dit que la haine et la violence gratuite n’avaient pas de place dans sa maison. Il m’a expliqué qu’en tant qu’artiste, il m’appartenait de créer pour amener les gens au-delà de ces pulsions négatives. J’ai réécrit la chanson…
Avez-vous gommé votre colère ?
Plus tard, un incident à l’école m’a ouvert les yeux. Une camarade de classe me pourrissait la vie. J’ai toujours été un mur lisse face à son harcèlement, jusqu’au jour où elle s’est attaquée à une amie. Nous nous sommes battues. Ma réaction ne m’a pas plu. J’ai réfléchi sur le monde dans lequel j’avais envie de vivre. Si l’on ne supporte pas l’injustice, il faut se lever pour la combattre et défendre la liberté de tous, de manière pacifique. Mon travail avec Amnesty International me permet d’aller vers l’amitié pour trouver ensemble des solutions, résoudre des situations concrètes et préserver les droits humains. Je le dis toujours en anglais : « Talk is cheap, action is expensive » (« Parler ne coûte rien, tandis que l’action demande des moyens »). Au-delà des discours, l’important est d’agir !
L’Afrique représente-t-elle une source d’humanisme ?
Énorme ! Les gens sur le continent ont cette capacité à avancer malgré tout. Ils ont développé cette résilience, en dépit du fait que leurs vies soient prises en étau entre les décisions des dirigeants africains et celles qui sont adoptées à des milliers de kilomètres, dans les anciennes métropoles coloniales. En Afrique francophone, notre monnaie est un appendice de l’euro. On ne peut changer le franc CFA nulle part. Les billets sont imprimés en France et les réserves en devises placées auprès du Trésor public français. Le citoyen français n’en sait rien, mais cette chape de plomb nous bloque. Certains dirigeants africains sont corrompus, c’est un fait. Mais qui sont les forces corruptrices ? Où l’argent de la corruption est-il recyclé et à qui profite-t-il ? Arrêtons cette hypocrisie qui consiste à dire que les droits de l’Homme sont universels, alors que nous vivons dans un monde à deux vitesses. Au Bénin, les femmes se lèvent à 5 heures du matin pour travailler avant que le soleil ne soit trop fort, mais elles me font penser au mythe de Sisyphe. Cette force monte et redescend sans cesse, sans pouvoir construire quelque chose de substantiel.
Est-ce aussi valable pour l’Afrique anglophone ?
À un moindre degré je pense : dans aucun pays d’Afrique anglophone, la monnaie n’est rattachée à la devise britannique. Nigeria, Ghana, Kenya… Chaque pays bat sa monnaie. Cela étant, l’esclavage et la colonisation, des crimes contre l’humanité – qui restent impunis – continuent d’exister sous d’autres formes. Le cercle vicieux se perpétue, permettant à la secte islamiste Boko Haram de prospérer sur la colère au Nigeria. Je l’avoue, je ne comprends rien au terrorisme. Verser dans la violence extrémiste m’a toujours paru relever d’une profonde stupidité… Il faut arriver à comprendre ce qui se joue dans notre monde.
Vous travaillez aussi avec Amnesty International aux États-Unis. Que pensez-vous de la situation dans ce pays, où vous vivez ?
Il me semble que les démocrates ont peut-être sous-estimé l’ampleur de la précarité dans laquelle vivent les gens au quotidien, dans la mesure où la justice sociale reste inexistante, l’éducation et la santé en très mauvais état. La jeunesse n’a plus d’espoir. Comme dans tous les pays où elle ne peut plus rêver à un avenir meilleur, les États-Unis fabriquent une vraie bombe à retardement. Donald Trump prospère sur la pauvreté qui monte et utilise sans scrupules les réseaux sociaux – qui ne sont pas assez réglementés à mon sens. Google devrait censurer les vidéos qui exposent des actes de violence. De même, les médias ne jouent plus leur rôle. L’information s’est réduite à du spectacle, dans une logique de profit. Or, la désinformation peut être criminelle, elle aussi.
Pourquoi avez-vous choisi de vivre aux États-Unis ?
À cause de la musique, et de mon envie d’aller vers mes frères de la diaspora qui se trouvent partout, aux Antilles et au Brésil. Je suis toujours frappée par la racine africaine des musiques américaines, qui ont donné le rock et la pop. De même, le fait que des Africains encensent des artistes américains, sans réaliser que cette racine musicale se trouve en eux et chez eux, m’étonne toujours…
La personne qui raconte votre histoire possède votre mémoire ! En Afrique nous n’avons pas suffisamment énoncé notre propre histoire. L’ancien colonisateur l’a fait pour nous. Du coup, des documentaires comme Africa’s greatest civilizations, réalisé par le professeur afro-américain Henry Louis Gates, vous ouvrent les yeux. Des palais ont été édifiés en Ouganda sans un gramme de ciment ! On y apprend que beaucoup de sociétés africaines étaient plus avancées et plus sophistiquées dans bien des domaines – gestion des ressources communes, justice, consensus, architecture, art, etc. – que les sociétés européennes à la même période. Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend dans les manuels scolaires. Qui a entendu parler du royaume d’Ifé, de celui de Soundiata Keita au Mali, des magnifiques châteaux royaux du Zimbabwe.
Quelle cause vous touche-t-elle le plus en ce moment ?
Celle des réfugiés. Personne ne part de son pays de gaieté de cœur. Quand j’ai quitté le Bénin de la dictature marxiste, sous le régime de Mathieu Kérékou, je savais que je passerais des années sans parler à mes parents. Six ans ont passé, avant de les revoir. Les gens qui n’ont pas vécu l’exode ne peuvent pas concevoir cette douleur. Pourquoi n’ai-je pas pu rester chez moi pour faire la même carrière ? Parce que le système dans lequel nous vivons est pourri ! Les pays les plus puissants s’accaparent les richesses et les opportunités, laissant sur le carreau des milliers de jeunes qui rêvent de les rejoindre.
Pourquoi dites-vous que le système est « pourri » ?
C’est littéralement la course au profit qui creuse nos tombes. Au nom de quoi une compagnie pétrolière peut-elle polluer au Nigeria au point de voir naître des enfants malformés dans la région du Delta ? Des ONG comme Amnesty International réalisent un travail admirable contre des forces que les individus isolés n’ont pas les moyens de combattre, mais qu’il faut combattre malgré tout ! Cet engagement rejoint celui de mes parents. Ils n’étaient pas riches, peut-être, mais ils ont tout fait pour que leurs enfants aillent à l’école et comprennent la complexité du monde, discernent le vrai du faux et développent une attitude respectueuse à l’égard de l’autre. L’éducation représente la clé de l’avenir commun de l’humanité.
Les responsabilités sont-elles partagées dans le phénomène des migrants ? Des mères en Afrique ne vendent-elles pas leurs bijoux pour permettre à leurs enfants de tenter le passage illégal vers l’Europe au péril de leur vie ?
Ces mères veulent le meilleur pour leurs enfants. Quand j’étais petite, nous passions par les médias occidentaux pour avoir les nouvelles du monde ! J’ai l’impression que cela n’a pas suffisamment changé. Il nous faut des médias plus indépendants, plus puissants. Quand j’en parle à certains chefs d’État, ils me répondent : « C’est le jeu dans lequel nous sommes ». La survivance du néocolonialisme fait que les dirigeants de certains pays africains sont soutenus par les anciennes puissances coloniales qui défendent plus souvent les intérêts de leurs entreprises, que ceux des Africains. Tant que nous en serons là, l’Afrique aura du mal à avancer et le ressentiment continuera de monter contre les pays occidentaux. Quand j’entends Marine Le Pen proposer une France « franco-française », j’aimerais lui suggérer de faire pratiquer des tests ADN à grande échelle pour savoir qui est « franco-français ». Ces tests montreront que nous sommes tous Africains !
Quel est votre engagement au sein de votre fondation Batonga pour l’éducation des jeunes filles ?
J’y consacre beaucoup de temps. C’est très important pour moi d’être là pour les 1 600 filles auxquelles nous avons délivré des bourses depuis 2007. Notre antenne de Kidal en partenariat avec World Education est fermée, au Mali, et nous n’avons plus de nouvelles, à cause de la crise qui a frappé le nord de ce pays en 2012. Des projets sont encore en cours en Éthiopie, ainsi qu’au Cameroun, au Bénin et en Sierra Leone, où une école a été construite dans la localité de Waterloo. Nous avons maintenant le souci d’évaluer l’impact de nos programmes et les améliorer. On ne peut pas mettre une fille à l’école sans observer toute la communauté autour d’elle afin de lui permettre de rester scolarisée. La réponse doit être globale. Nous pouvons donner des bourses, des uniformes, des chaussures, des livres, un repas par jour, mais il faut aussi faire suivre les filles par des mentors, de jeunes adultes capables de les conseiller. Il faut aussi monter des espaces dédiés, des « clubs de filles » qui soient sécurisés pour devenir des espaces de parole et de partage.
— Propos recueillis à Paris par Sabine Cessou pour La Chronique d'Amnesty International