Déjà fragilisées par ce qu’elles ont vécu en Ukraine, les personnes qui fuient le conflit vers la Pologne sont des cibles idéales pour les criminels. Traite des êtres humains, violences sexuelles, traitement discriminatoire : nos craintes qu’elles endurent des souffrances supplémentaires se renforcent. Nous étions sur place, nous vous racontons.
Selon l’ONU, déjà trois millions et demi de personnes ont fui l’Ukraine. On n’avait pas vu un tel nombre de personnes fuyant vers d’autres pays européens depuis la Seconde Guerre mondiale, et la Pologne en accueille la majorité.
Des milliers de bénévoles ont prêté assistance aux personnes fuyant le conflit. Cette volonté d’aider est extraordinaire et remarquable. Mais si les autorités ne prennent pas leurs responsabilités et ne mènent pas une action concertée, certaines personnes ayant besoin d’une protection et d’une assistance risquent d'en être privées. Les autorités polonaises doivent prendre le relai des bénévoles en ce qui concerne l’accueil des personnes fuyant l’Ukraine. Les autorités doivent se préoccuper de la situation dangereuse et chaotique en Pologne afin d’éviter de leur occasionner des souffrances supplémentaires.
Les bénévoles endossent la responsabilité de l’État
Des milliers de bénévoles ont prêté assistance aux personnes se trouvant aux frontières entre la Pologne et l’Ukraine et dans les gares. Ils ont notamment fourni de la nourriture, des hébergements, des services d’interprétariat et la possibilité d’effectuer des trajets gratuits à travers l’Europe. Les bénévoles étaient beaucoup plus visibles et actifs que les autorités dans toutes les zones où nous nous sommes rendus.
J'ai un peu voyagé dans ma vie mais je n'avais jamais vu autant de volonté d'aider.
Lylyia, une femme ukrainienne
Il n’est cependant pas possible de se reposer de manière durable sur des bénévoles, et le gouvernement doit agir rapidement afin de proposer un système d’enregistrement, des hébergements à plus long terme, un soutien psychosocial, des transports, etc. Les personnes fuyant l’Ukraine tiennent plus que tout à obtenir des informations fiables concernant leur hébergement, les transports disponibles et leur statut au regard du droit, mais sans coordination, elles risquent d’être privées de ces services essentiels et d’être harcelées ou abusées par des criminels.
Ainsi, malgré les efforts remarquables des bénévoles, des lacunes subsistent dans des domaines critiques, notamment en matière d’information sur le statut de ces personnes au regard du droit. Ce manque d’information cause une forte anxiété, en particulier parmi les personnes qui ne sont pas de nationalité ukrainienne.
Exposés aux violences
L’absence d’intervention de la part de l’État expose les personnes fuyant l’Ukraine à un risque de violence et de traite. Nous avons visité plusieurs structures temporaires d’accueil, notamment à Przemysl (« centre Tesco ») et Korczowa (HalaKijowska) , deux villes situées près de la frontière avec l’Ukraine. Ces structures ont été mises en place afin de favoriser des transferts dans les meilleurs délais, s’appuyant souvent sur des particuliers pour fournir transport et/ou hébergements.
Les bénévoles éprouvent des difficultés à enregistrer les nouveaux arrivants. Ainsi, sans procédure officielle d’enregistrement et de suivi, les femmes, les hommes et les enfants ayant fui l’Ukraine – en particulier ceux qui ne parlent ni polonais ni anglais – sont exposés à un risque d’abus de la part de personnes ou de bandes criminelles cherchant à exploiter cette situation chaotique. Ils profiteraient de la grande détresse des personnes réfugiées. Nos chercheurs ont vu comment les personnes arrivées en Pologne ont immédiatement demandé l’assistance de quiconque était disposé à les aider.
Les nouvelles informations faisant état de violences liées au genre contre des femmes et des filles sont tout particulièrement inquiétantes. Il a été signalé que la police de Wroclaw a arrêté un Polonais de 49 ans qui aurait agressé sexuellement une Ukrainienne qu’il avait proposé d’accueillir dans son appartement.
Les organisations polonaises de défense des droits humains ont également déclaré qu’elles reçoivent actuellement des signalements sur d’autres cas de violences sexuelles, qui restent confidentiels. Elles craignent que les personnes fuyant l’Ukraine, notamment les mineurs non accompagnés, ne deviennent victimes de la traite.
Karolina Wierzbińska, d’Homo Faber, a signalé à la police qu’une femme abordait les femmes et les enfants arrivant à la gare de Lublin afin de leur proposer de l’argent en échange de leur passeport. Des membres du personnel de son organisation ont aussi vu des hommes accoster avec agressivité des femmes arrivant d’Ukraine, et leur proposer transport et logement.
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Traversée de la frontière : « C’est en fonction de la couleur de peau et du genre »
La loi martiale appliquée en Ukraine interdit aux hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays. Les personnes quittant l’Ukraine sont par conséquent en grande majorité des femmes et des enfants. Les familles se retrouvent ainsi séparées. Ces restrictions ont des effets particulièrement néfastes pour les hommes en situation de handicap et les hommes s’occupant seuls de leurs enfants. Des hommes présentant un handicap et possédant certains papiers ont été autorisés à quitter le pays. Mais dans les faits, ils n’y parviennent pas toujours.
Mon fils a perdu un bras et l’ouïe dans le conflit précédent. Mon mari et moi étions dans la même voiture que lui, mais les garde-frontières ukrainiens ne laissaient passer que les femmes. Mon fils est officiellement [reconnu comme] une personne dont les handicaps résultent de blessures de guerre, il ne peut pas travailler, et pourtant ils ne l’ont pas laissé passer.
Sofia, coiffeuse à Dnipro
Sofia et deux autres femmes voyageant avec elle ont également dit avoir vu de nombreux autres hommes se faire intercepter par les garde-frontières ukrainiens. Elle ajoute : « Un homme voyageait avec ses deux enfants, qui avaient peut-être cinq ans et un an, et ils ont refusé de le laisser passer. On aurait dit qu’il n’avait pas de femme, peut-être qu’il était veuf. Les garde-frontières ukrainiens ont déclaré qu’ils [les garde-frontières] pouvaient prendre les enfants mais pas le père. »
Par ailleurs, nous nous sommes entretenues avec vingt-sept personnes ressortissantes d’autres pays, qui ont fui l’Ukraine après l’invasion russe. Parmi elles, de nombreux étudiants étrangers et des personnes qui résidaient en Ukraine, certaines depuis vingt ans. Des personnes racisées, particulièrement les personnes noires, ont déclaré avoir fait l’objet de discriminations et de violences de la part des forces ukrainiennes lorsqu’elles ont essayé de quitter le pays.
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Beaucoup ont dénoncé des traitements discriminatoires, à la fois lorsqu’ils ont essayé de monter à bord de trains et de bus et près des points de passage à la frontière. D’autres ont décrit des agressions verbales et physiques de la part des forces ukrainiennes et de bénévoles.
J'ai fait l'expérience de la discrimination à deux reprises. D'abord, à la gare, ils faisaient descendre les femmes africaines et asiatiques du train... [à la frontière], ils ont séparé les blancs des noirs.
Samuel, un étudiant nigerian de 25 ans
Des personnes racisées originaires d’un certain nombre de pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud ont raconté que les forces et personnels ukrainiens les ont empêchées à maintes reprises de monter à la gare de Lviv à bord de trains à destination de la Pologne. On leur a dit qu’il fallait donner la priorité aux femmes et aux enfants. Pourtant, des femmes originaires d’Afrique et d’Asie du Sud auraient également été empêchées de monter à bord de trains dans certains cas.
Mon ami qui est noir a été confronté au racisme [...] Il y a une queue, si vous être Ukrainien c’est facile de traverser, sinon cela prend du temps. Les garde-frontières ont utilisé une matraque contre mon ami, ils lui ont fait mal.
Bilal, 24 ans, un étudiant venu du Pakistan.
Deux poids, deux mesures
Si la Pologne et d’autres pays européens ont ouvert leurs frontières aux citoyens ukrainiens, la manière dont la Pologne a traité les personnes fuyant d’autres zones de conflits ou de crises graves est indigne. On pense notamment aux événements récents qui se sont déroulés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Des milliers de personnes exilées se sont retrouvées prises aux pièges entre les deux pays, des centaines le sont toujours aujourd’hui.
Ainsi, l’assistance cruciale actuellement offerte par des organisations non gouvernementales (ONG) et des bénévoles aux personnes fuyant l’Ukraine a précédemment été entravée et érigée en infraction à la frontière avec la Biélorussie.
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Nos demandes aux autorités polonaises
Traiter de façon humaine et digne toutes les personnes fuyant le conflit, quelle que soit leur nationalité.
Prendre en main la responsabilité de l’accueil des personnes fuyant l’Ukraine.
Introduire un système standardisé d’enregistrement institutionnel sur la provenance, la famille et la destination des personnes qui fuient, et sur l’identité des personnes leur proposant de les transporter et de les loger.
Mettre à disposition de toutes les personnes fuyant l’Ukraine les renseignements concernant leur statut juridique en Pologne ou les possibilités s’offrant à elles pour se rendre légalement dans d’autres pays de l’Union européenne.
Faire preuve d’intolérance face au racisme et aux discours de haine.
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